But who's the bartender ?
Après la publication d’un portrait de Cyril Hanouna dénoncée comme antisémite, le député LFI Paul Vannier a déclaré qu’il avait été créé par Grok, ouvrant un nouveau lot de questions sur le rapport des partis politiques aux technologies les plus récentes.
Depuis quelques jours, une nouvelle polémique agite la sphère politico-médiatique : la France Insoumise est, à nouveau, accusée d’antisémitisme. En cause : un portrait resserré de Cyril Hanouna, vindicatif, en noir et blanc illustre une affiche pour une marche « contre l’extrême-droite, ses idées… et ses relais », prévue le 22 mars prochain.
Publiée le 11 mars sur les réseaux du parti de gauche, l’affiche a rapidement été critiquée par des personnes concernées, de la LICRA au collectif Golem, aux opposants politiques de LFI. Dont acte : l’affiche a été très rapidement dépubliée.
Double polémique
Problème numéro 1, donc : l’affiche de LFI prête à l’accusation d’antisémitisme. Beaucoup, en l’occurrence, y ont vu un parallèle avec l’affiche du film nazi Le juif éternel. Le parti se défend d’avoir produit le visuel avec une volonté antisémite. Manuel Bompard reconnaît que l’affiche n’aurait pas dû être publiée. Au bout de six jours de polémiques, Jean-Luc Mélenchon s’énerve. Et se rejoue ce qui, depuis plusieurs années déjà, poursuit LFI : le parti – ou certains de ses membres – sont accusés d’antisémitisme ou, à défaut, de négligence dans la considération du sujet. Si bien qu’il est très simple, pour une Marine Le Pen, de venir critiquer son adversaire.
Next n’étant pas spécialiste de ces questions complexes, nous chercherons la prise de hauteur en vous signalant la riche série documentaire d’Arte sur l’Histoire de l’antisémitisme (désormais en accès payant), et l’épisode dédié à l’antisémitisme de l’émission En quête de politique. Si vous connaissez d’autres ressources de qualité pour réfléchir calmement à la persistance de l’antisémitisme dans la culture (politique) française, n’hésitez pas à nous les partager en commentaire, en veillant au respect des échanges.
Problème numéro 2, et c’est sur cet aspect que Next a plus vocation à détailler ses questionnements : interrogé dans l’émission C à vous du 14 mars, le député LFI Paul Vannier s’est défendu en expliquant que l’affiche a été créée à l’aide d’une intelligence artificielle générative. Laquelle ? Le modèle Grok, celui rendu disponible sur X, propriété d’Elon Musk. Polémique sur la polémique.
Grok sans garde-fou
« C’est peut-être une question intéressante d’ailleurs de s’interroger sur pourquoi l’intelligence artificielle d’Elon Musk conduit à ce type d’image », a précisé Paul Vannier. En effet, la question est riche… et loin d’être neuve.
Depuis l’arrivée sur le marché des modèles d’IA générative, leur propension à véhiculer de la désinformation et de la mésinformation est soulignée à répétition. Parmi ces contenus de faible qualité, la propension des modèles, quels qu’ils soient, à produire des représentations stéréotypées de toutes sortes de minorités n’a cessé d’être démontrée et critiquée.
En conséquence, de nombreux éditeurs, OpenAI en tête, ont peu à peu déployé des garde-fous, à l’aide notamment de tests contradictoires et d’apprentissage par renforcement. C’est dans ce paysage qu’Elon Musk a décidé de s’insérer en annonçant, fin 2023, sa volonté de créer un modèle de langage « rebelle » (c’est-à-dire, dans les faits, sans les garde-fous qui permettent aux autres systèmes d’éviter la génération trop simple de discours de haine).
18 mois plus tard, la troisième version de Grok est très facilement accessible depuis X, le réseau social possédé par l’entrepreneur et tronçonneur-en-chef de l’administration états-unienne. Et c’est sur ce point que notre rédaction a fait une première pause : est-ce que LFI n’aurait pas simplement utilisé Grok parce qu’il est le seul à permettre de générer le portrait d’une personne réelle ?
À défaut de connaître le prompt utilisé par le parti politique, nous réalisons quelques tests maison. Aux requêtes « génère une image de Cyril Hanouna » et « génère une image de Cyril Hanouna en colère », le Chat de Mistral et Dall-E d’OpenAI refusent, tandis que Grok fournit obligeamment quatre images de chaque. De fait, à l’exception de Grok, tous les plus grands modèles ont institué une limitation à la génération de portraits de personnalités… précisément pour éviter qu’ils ne soient trop facilement caricaturés.
Comme nous le relations il y a quelques mois, certains noms génèrent même des refus absolus de répondre de la part de ChatGPT, traduisant généralement la présence de contentieux passés entre leurs propriétaires et OpenAI.
C’est la faute d’Elon
Mais admettons que personne, chez LFI, n’ait suivi les sagas relatives à la désinformation et au discours de haine générés par IA. Pour accéder à Grok, il faut passer par X.
X, anciennement Twitter, a longuement été le réseau favori des journalistes, des scientifiques et des politiques. Si une partie des deux premières catégories s’en est éloignée depuis le rachat du réseau social par Elon Musk, peu, dans la classe politique, leur ont emboité le pas.
La question s’est tout de même posée, surtout à gauche, à la suite de départs remarqués à l’international et de l’initiative HelloQuitteX. Difficile d’envisager, dans ces conditions, que le sujet des opinions politiques d’Elon Musk et de son impact sur ses propres outils ne se soit pas posé dans les rangs de la gauche, et de LFI en particulier.
Sans même aborder la question des réseaux sociaux, les propres affiches de LFI reprennent l’image d’Elon Musk opérant un salut nazi à la tribune de l’investiture de Donald Trump. Aucun lien n’a-t-il donc été tracé entre le bord politique de l’entrepreneur et ses outils ?
Et cette neutralité de la technique, elle est avec nous dans la pièce ?
« Faut-il des images de haine pour dénoncer les discours de haine ? », interroge sur son blog le chercheur en histoire visuelle André Gunthert, soulignant l’adoption par La France Insoumise des « codes visuels du discours de haine de l’extrême-droite » sur leurs affiches (outre Cyril Hanouna, y sont représentés Pascal Praud ou… Elon Musk) : « images monochromes sur fond noir soulignées d’une titraille jaune ».
Et nous serions tentés de tirer ainsi le fil : faut-il des technologies de haine pour dénoncer les discours de haine ? Si le rejet des technologies états-uniennes n’est pas si simple pour le citoyen, la question de l’utilisation des outils construits et promus par un soutien actif de l’extrême-droite partout sur la planète ne devrait-elle pas se poser pour un parti de gauche ?
Outre l’outil Grok lui-même : pourquoi faire appel à l’IA générative, jusqu’ici très principalement utilisée par l’autre bord du champ politique, quand il aurait été possible de se tourner vers des artistes ?
En bref, l’épisode médiatique vient ouvrir une interrogation : les partis politiques peuvent-ils se permettre de considérer les technologies les plus récentes, et en particulier l’IA générative, comme neutres, alors que les travaux démontrant leur rôle dans la désinformation et les discours de haine s’accumulent ?
La question est d’autant plus urgente que les débats sur l’adoption de l’IA et des nouvelles technologies, s’ils ont été demandés par les citoyens, n’ont pas tellement été pris en compte lors du récent Sommet sur l’IA.