N'insiste pas
Avec la série Adolescence, le succès des idées masculinistes qui circulent en ligne inquiète de plus en plus. Mais qu’est-ce qui permet à leurs promoteurs, dont l’influenceur Andrew Tate, de séduire ?
Depuis le succès de la série mini-série Adolescence, sur Netflix, la question de l’influence des thèses masculinistes sur les plus jeunes occupe les esprits. Des parents déclarent avoir « honte de leur fils », aux propos ouvertement misogynes.
D’un point de vue géopolitique, difficile, aussi, de ne pas s’intéresser au traitement porté à Andrew Tate. Arrêté en Roumanie en 2022, poursuivi pour des faits de trafic d’être humain, de viol et de création d’un groupe criminel organisé dans le but d’exploiter des femmes sexuellement, l’influenceur misogyne autoproclamé et son frère Tristan étaient interdits de quitter le territoire jusqu’à début février.
Le timing de leur départ vers la Floride a fait tiquer plus d’un observateur. En effet, l’homme est soutenu par Donald Trump, par Elon Musk, qui lui a très rapidement rendu son compte suspendu, après le rachat de Twitter, et surtout Richard Grenell, envoyé spécial de Trump, qui a abordé le cas de Tate auprès du ministère roumain des Affaires étrangères en janvier.
Au Royaume-Uni, un nombre croissant d’acteurs s’inquiètent de l’influence d’Andrew Tate sur une partie du public – le nom de l’ex-kickboxeur est même cité dans Adolescence. C’est d’ailleurs dans son pays d’origine, où il est aussi visé par les plaintes de quatre femmes pour violences physiques et sexuelles, que la célébrité de l’influenceur est la plus notable.
Mais si l’on retourne aux raisons de sa présence médiatique, c’est-à-dire au vaste public qu’il a réussi à accumuler en ligne, qu’est-ce qui fascine chez Andrew Tate, comme chez d’autres influenceurs misogynes ?
Sociabilité misogyne
Professeur associé en étude des médias à l’université de Liverpool, Craig Haslop a étudié la popularité de Tate au sein d’une population de garçons de 13 - 14 ans. Auprès du Monde, il décrit un usage des propos de Tate « pour plaisanter » entre jeunes hommes, pour créer du lien. Devant certaines déclarations outrancières, comme lorsqu’il déclare qu’il se sentirait en danger dans un avion piloté par une femme, la plupart déclarent le trouver « drôle », même s’ils n’aiment pas le personnage.
Cette mécanique du recours à la misogynie pour tisser du lien est aussi constatée par les scientifiques qui étudient les ressorts de la diffusion non consentie d’images à caractère sexuel. Au Royaume-Uni, la professeure de droit Clare McGlynn explique que « ces échanges servent à commercer entre hommes. C’est une culture à part entière. »
Si Andrew Tate ne formule pas – à notre connaissance – d’incitation directe à ce type de violences numériques, il promeut en revanche le dénigrement systématique du genre féminin. Auprès d’un public restreint, il partage des tactiques de manipulation des femmes pour les isoler, relève Le Monde, qui a pu analyser de nombreux échanges ayant fuité de son forum privé, The Real World (TRW).
Mais le succès de Tate fonctionne surtout sur un autre levier propre à l’époque : les logiques de développement personnel. En proposant des discours sur l’état d’esprit, la motivation, la discipline, voire les manières de devenir riches ou de cacher ses émotions, il devient un modèle « lifestyle ».
Il propose un guide apparemment simple sur la manière de mener sa vie qui, comme le décrit Pauline Ferrari dans Formés à la haine des femmes (JC Lattès, 2023), a de multiples raisons de séduire. Les discours masculinistes profitent, d’une part, de la persistance des idées sexistes dans la société.
Comme de nombreux autres influenceurs misogynes, Andrew Tate s’appuie aussi sur la désinformation qui circule dans les espaces numériques où les idées misogynes sont normalisées. Ainsi de ces argumentaires selon lesquels les femmes seraient les « gagnantes » du jeu de la séduction, voire de la vie en société, sans considération pour leur surreprésentation parmi les victimes de violences conjugales, leur persistante minorité dans les cercles de pouvoir… ni même pour la possibilité d’une vie sans compétition.
Machine à cash
Par ailleurs, le modèle Tate fait miroiter des gains financiers, voire en rapporte réellement. En cela, il se rapproche des communautés de « crypto bros », qui se sont multipliées au plus fort de la vague crypto de 2021, pour ne plus vraiment refluer depuis.
En 2021, justement, Andrew et Tristan Tate lancent TRW, leur espace numérique privé. Pour y accéder, les utilisateurs (jusqu’à 100 000 personnes dans les périodes les plus fastes) paient l’accès 50 dollars par mois, et jusqu’à 8 000 euros pour pouvoir discuter directement avec les deux frères. Une petite fortune, pour le duo Tate.
Dans les espaces masculinistes, nombreuses sont les offres de ressources pour devenir un « homme de valeur » ou pour obtenir du « coaching charisme » contre rétribution. Dans son ouvrage, Pauline Ferrari décrit un « business de la solitude et de la souffrance », alors que la santé mentale reste un tabou chez les hommes, et que la jeunesse traverse des difficultés aiguës en la matière. De fait, la majorité des messages de TRW analysés par Le Monde évoquent des tentatives de dépasser des difficultés, notamment financières. Avec, toujours, cette manière d’opposer « losers » et « winners ».
En définitive, les masculinistes attirent, car ils offrent des réponses d’apparence simple à de réelles problématiques de société : la recherche de lien social, celle de « s’en sortir » financièrement. En articulant leur réponse à des idées profondément misogynes, en revanche, ce type d’influenceurs créent un terreau qui mène à la « Terreur masculiniste » que décrit la chercheuse Stéphanie Lamy dans un ouvrage paru en 2024 aux Éditions du détour. Terreur où l’argent joue, encore une fois, un rôle à part entière.
Sans même passer par des actions violentes comme la tentative d’attentat déjouée à Bordeaux, ces idéologies se traduisent en acte dans les pays où les dirigeants leur expriment leurs sympathies. C’est ce que démontrent les décisions récentes prises aux États-Unis.
C’est la raison pour laquelle la chercheuse Cécile Simmons alerte sur les incompréhensions que pourrait provoquer la série Adolescence. « Il est vrai que les leaders autoritaires de droite courtisent de plus en plus les jeunes hommes en difficulté, en allant sur leurs podcasts, sur leurs plateformes médiatiques préférées, comme l’a fait Trump lors de la dernière campagne présidentielle », explique-t-elle à la politologue Marie-Cécile Naves. « Mais les croyances suprémacistes masculines transcendent les classes, les groupes d’âge et même les ethnies. » Andrew Tate lui-même a 38 ans. Aux États-Unis, la milice des Proud Boys, dont le leader a 54 ans, a de son côté tenté de s’ouvrir aux hommes non blancs, « quand bien même elle est clairement nationaliste blanche ».