Antisémitisme, l’éternel retour
Qui aurait imaginé il y a encore quelques années que l’antisémitisme reviendrait en force au cœur de nos sociétés ? Sans doute personne. Pourtant, il est bien de retour. Suralimenté par le terrible conflit post 7 octobre 2023. Mais pas seulement. Il reprend les clichés qui ont traversé les siècles et semblent, hélas, éternels.
En 1945, la découverte de l’horreur des camps nazis avait frappé de tabou l’antisémitisme politique. Mais quatre-vingts ans plus tard, au moment où s’éteignent les derniers survivants de la Shoah, transformant le judéocide en Mémoire, la haine anti-juive submerge à nouveau le monde.
Loin d’emprunter des concepts nouveaux, cet antisémitisme politique ressuscité renouvelle les tropes antisémites déclinés au fil de l’histoire. Sous une apparence originale, les accusations d’endogamie, de double allégeance (entre Israël et le pays de résidence), de pouvoir occulte, de dissolution des sociétés environnantes, de génocide, de vols d’organes, de troubles de la virilité, de perversion sexuelle, font écho à des diffamations anciennes que l’on imaginait (à tort) définitivement disparues.
Les antiques racines du mal
Pour saisir la persistance séculaire de l’antisémitisme, il faut revenir sur l’histoire de cette hostilité protéiforme. Et rappeler la singularité du judaïsme — singularité que l’ethnocentrisme des sociétés occidentales tend à occulter. À la différence du christianisme ou de l’islam, fondés sur la foi des fidèles, le judaïsme est l’ethno-religion d’un peuple. Il repose moins sur la croyance personnelle que sur le respect des rites par ses pratiquants. En conséquence, le judaïsme ignore la vocation universelle qui anime le christianisme et l’islam, et ne renie pas ses apostats : on peut être juif et athée.
La haine anti-juive remonte à l’Antiquité. Dans un monde polythéiste, le monothéisme juif suscite l’incompréhension. L’adoration d’un dieu unique est perçue comme une menace envers les autres cultes mais aussi envers les autorités politiques qui occupent successivement la Judée. La résistance opposée à l’hellénisation (révolte des Maccabées en 167-140 avant notre ère) et à l’Empire romain (révoltes de 66-70 et 132-135) nourrit l’antijudaïsme païen. Trois motifs ressortent des écrits de l’historien grec Hécatée d’Abdère et du prêtre égyptien Manéthon : les Juifs seraient un peuple insociable. Descendants des lépreux, ils seraient frappés d’une souillure héréditaire, biologique. Enfin, alors même que leurs textes sacrés prohibent formellement le sacrifice humain (le sacrifice d’Isaac remplacé par un bélier), les Juifs sont pourtant accusés de pratiquer le meurtre rituel.
A l’antijudaïsme païen succède l’antijudaïsme chrétien antique, qui marque une évolution notable, par sa systématicité et par la nature de ses critiques. L’accusation de « peuple déicide » apparaît au IVe siècle avec Jean Chrysostome, Père de l’Eglise. Le crime rituel imputé aux Juifs change de nature : il ne consiste plus seulement en sacrifices humains, mais dans l’assassinat de Dieu lui-même lors de la Crucifixion. Les Juifs, qui n’ont pas su le reconnaître quand il s’est incarné dans son Fils, sont rejetés par Dieu qui se détourne de son peuple pour former une nouvelle Alliance. La dispersion des Juifs (l’empereur Hadrien renomme en 135 la province de Judée en Syrie-Palestine) est le signe de ce châtiment divin, peu importe l’absence de pertinence historique de ce mythe. Aux V-VIe siècle, les discriminations deviennent systématiques : les Codes Théodosien et Justinien interdisent le mariage mixte avec les chrétiens, prohibent le prosélytisme et excluent les juifs de certaines fonctions publiques.
De l’antijudaïsme à l’antisémitisme
En Occident, le déclenchement des croisades à partir du XIe siècle enflamme l’antijudaïsme chrétien. Le concile de Latran en 1215 impose des signes visibles de discrimination : rouelle, chapeau spécifique, vêtement de couleur jaune. Ces marques soulignent en creux le degré d’intégration des Juifs à la société médiévale : s’il faut les distinguer, c’est précisément parce qu’ils font jusqu’à présent corps avec la société (le rabbin Rachi de Troyes, Juif le plus célèbre de l’époque, qui a marqué par ses travaux le développement de la langue française, est vigneron de métier). Mais à partir du XIIè siècle, le processus de construction de l’État-nation en France et en Angleterre, puis en Espagne, exige le rejet des corps considérés comme extérieurs : les hérétiques (Cathares, Vaudois, Bogomiles) et les mécréants (Juifs et Maures d’Espagne). L’accusation de crime rituel est l’une des plus fréquentes, sous ses deux formes. Le meurtre d’humains : à partir du XIIe siècle, les Juifs sont accusés de tuer rituellement des chrétiens pour mélanger leur sang à la pâte des matzot, le pain de Pessah. La profanation du sacré : les Juifs sont accusés de poignarder crucifix, icônes et hosties. Les légendes accusant les Juifs d’empoisonner les puits et de propager la peste synthétisent les trois accusations remontant à l’Antiquité : insociabilité, souillures, assassinats. « Peuple à la nuque raide » (selon l’expression d’Augustin, autre Père de l’Eglise), les Juifs manqueraient de reconnaissance envers les peuples qui les accueillent. Ils sont réputés « perfides » : l’usure (qu’en réalité la société les contraint à exercer, leur interdisant de nombreuses professions) leur permet de donner libre cours à leur cupidité cruelle. Le mythe du « Juif errant » qui émerge est un écho à la légende de la dispersion comme châtiment divin. Enfin, le Juif est insociable et souillé parce qu’il n’est pas vraiment humain : on soutient que les hommes juifs ont des mamelles et des menstrues. Juifs et Juives (par ailleurs affectés d’une sexualité animale) sont des démons affublés de cornes, de griffes. Cette insistance sur des traits physiques caractéristiques, se retrouve dans l’antisémitisme moderne.
Léon Poliakov, l’un des grands historiens de l’antisémitisme, auteur du « Bréviaire de la haine », où est fait le décompte des victimes de la Shoah, séparait celui-ci en deux époques :
- l’ère de la foi, dans les mondes antique et médiéval, quand la haine anti-juive est animée par des considérations religieuses. On parle d’antijudaïsme.
- l’ère de la science, dans le monde moderne et contemporain, quand la haine anti-juive est animée par des considérations pseudo-scientifiques. On parle d’antisémitisme.
L’antisémitisme moderne naît au XIXe siècle avec le développement de la biologie, de la génétique et des théories de l’évolution, dans un monde en profonde mutation avec la Révolution industrielle qui provoque l’exode rural, le bouleversement des fortunes et du rapport au temps (la vapeur, le gaz et l’électricité transforment la journée de travail jusqu’alors calée sur le rythme solaire). Dans des termes strictement opposés, l’antisémitisme anticapitaliste de gauche et l’antisémitisme anti-socialiste de droite accusent les Juifs de dissoudre la société : c’est le vieux thème du Juif insociable. Les uns accusent le Juif de dominer le monde par l’argent, les autres de fomenter la révolution pour nuire au corps national auquel sa nature même lui interdit d’appartenir. Selon La France juive d’Edouard Drumont et Les Protocoles des Sages de Sion, rédigé par la police tsariste, le Juif perfide recourt aux complots occultes pour dissoudre les sociétés qui l’accueillent.
Le meurtre rituel n’est plus sanglant mais symbolique : le nazisme prétend protéger le peuple allemand contre les manigances des Juifs, par l’exclusion des Juifs hors du corps social (lois de Nuremberg), avant leur extermination physique. Car le Juif serait non seulement insociable mais souillé d’un abâtardissement biologique insurmontable : le nazisme pratique la zoomorphisation, qualifiant les juifs de rats ou de vermines, et les compare à une pieuvre asphyxiant le monde, conformément à l’iconographie antisémite du XIXe siècle à nouveau vivace de nos jours.
De l’antisémitisme à l’antisionisme
Après la Shoah, on a pu croire que la haine anti-juive disparaîtrait. En réalité, si son expression publique a été frappée de tabou en Occident, la haine s’est contentée de se couler sous une nouvelle forme, d’autant plus perverse qu’elle prenait les apparences du progressisme : l’antisionisme. L’opposition à la création en Palestine mandataire d’un État juif fondé sur le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, est bien antérieure à 1948 : dès le XIXe siècle, les élites arabes, habituées à voir les Juifs confinés dans le statut inégalitaire de dhimmi, ont refusé toute perspective de création d’une entité juive souveraine sur le territoire historique des royaumes de Juda et d’Israël. Après avoir initialement soutenu la création de l’État d’Israël, dont les fondateurs suivaient une idéologie socialisante, l’URSS s’est brutalement opposée au sionisme afin de se rapprocher du monde arabo-musulman et son pétrole. L’accusation de « cosmopolitisme » formulée dès 1952 lors des procès de Prague est la forme renouvelée de l’accusation d’insociabilité et de perfidie (onze des quatorze dirigeants accusés sont juifs). On en trouve l’écho dans la résolution 3379 de l’Assemblée générale des Nations Unies en 1975, puis la déclaration finale de la conférence de Durban en 2001, qui qualifient le sionisme de « forme de racisme et de discrimination raciale », transformant un mouvement d’émancipation nationale en entreprise coloniale. De même l’accusation de génocide est la forme renouvelée de l’accusation de crime rituel. Elle apparaît dès la création de l’État d’Israël, donc bien avant le conflit actuel à Gaza qui l’a popularisée. L’élaboration du terme « Nakba » (ou « catastrophe »), décalque du mot « Shoah » utilisé pour désigner l’entreprise génocidaire nazie, en est un indice. On assiste alors à une inversion totale de la perspective et des références historiques. Est forgé le mot « nazisioniste » qui nazifie les descendants des victimes, ainsi transformés en bourreaux. Chaque année à Noël des polémiques présentent Jésus comme palestinien (en niant sa judéité). L’objectif est double : contester la légitimité historique des Juifs sur le territoire d’Israël et revivifier le mythe du peuple déicide. En tuant les Palestiniens aujourd’hui, les Juifs réitèrent le meurtre du palestinien Jésus il y a 2000 ans. Une parlementaire LFI bien connue nourrit son discours antisioniste d’une multiplicité de tropes antisémites : en affirmant que l’armée israélienne vole les organes de Palestiniens qu’elle tuerait pour entretenir son commerce, sont mobilisées à la fois les accusations de crime rituel et les préjugés sur le mercantilisme des Juifs cupides (le personnage de Shylock dans le théâtre de Shakespeare). Peu importe que cette mise en cause soit dépourvue de toute vraisemblance médicale : on ne transfère pas les organes de personnes décédées. L’important est de nourrir les schémas mentaux créés par deux millénaires de haine anti-juive. La même personne, alimentant la rumeur de la perversité sexuelle des Juifs, accuse Israël de pratiquer le viol systématique des détenus palestiniens par des chiens. Même l’accusation absurde affublant les soldats israéliens de couches Pampers correspond à un trope antisémite : le trouble de la virilité qui transforme les Juifs en non-humains.
Si la critique de la politique israélienne, de son gouvernement ou de la façon dont est menée la guerre à Gaza, est parfaitement légitime et nécessaire, les tropes de la haine anti-juive profitent du conflit pour laisser libre cours au même déferlement antisémite qui a traversé les siècles sur des bases fantasmées et mortifères. N’oublions pas quelles en furent les conséquences.
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