Apocalypse Nerds : « Il ne s’agit pas de renverser l’État, mais de subvertir les institutions »
Entretien avec Nastasia Hadjadji et Olivier Tesquet

À l’occasion de la sortie d’« Apocalypse Nerds, Comment les technofascistes ont pris le pouvoir », Next s’est entretenu avec ses auteurs, les journalistes Nastasia Hadjadji et Olivier Tesquet.
Soutien du capital-risque spécialisé dans l’intelligence artificielle et les cryptomonnaies au camp républicain, ralliement évident des géants numériques à Donald Trump, manipulation des conversations numériques pour pousser les idées les plus conservatrices, aux États-Unis et ailleurs… Depuis plus d’un an, tout un pan de l’industrie numérique a rejoint les courants les plus à droite de la politique états-unienne.
Dans Apocalypse Nerds, Comment les technofascistes ont pris le pouvoir, publié ce 19 septembre aux éditions Divergences, les journalistes Nastasia Hadjadji et Olivier Tesquet détaillent les différents mouvements qui ont permis à cette nouvelle matrice idéologique d’émerger. Next les a rencontrés.
>> L’assassinat de Charlie Kirk a ouvert une nouvelle séquence violente, aux États-Unis. On a vu Elon Musk s’exprimer sur le sujet, toutes sortes de désinformation circuler, le vice-président se transformer en animateur de podcast dans le Charlie Kirk show, ce 15 septembre… Dans quelle mesure y voyez-vous un symptôme de la prise de pouvoir technofasciste ?
Olivier Tesquet : Au début, ça semblait lointain. Mais quand j’ai vu l’image de la prise de parole de J.D. Vance, depuis la Maison Blanche, je n’ai pas pu m’empêcher de faire le rapprochement avec cet autre cliché de début 2025, sur lequel on voyait Elon Musk, son fils sur les épaules, dans le bureau ovale. C’est la scène que nous avons prise pour introduire notre livre.
Dans les deux cas, on a l’impression que Donald Trump est spectateur de sa propre fonction et d’observer en direct un déplacement du pouvoir. Le phénomène qu’on décrit, c’est le déplacement d’un pouvoir habituellement niché dans les institutions vers des milliardaires, des blogueurs, des entrepreneurs, des influenceurs… des gens que l’on pourrait croire à la périphérie du pouvoir, mais qui se retrouvent en plein milieu.
Certains pourraient considérer que Charlie Kirk n’avait pas d’influence, mais son entreprise de débats sur les campus américains, pour faire avancer les idées conservatrices, c’est la mise en pratique d’un programme dressé par le blogueur Curtis Yarvin, lorsque ce dernier évoque la destruction de la « cathédrale ». Yarvin réunit sous ce terme des institutions progressistes qu’il faudrait absolument identifier et renverser, et les universités en font absolument partie.
Nastasia Hadjadji : Par ailleurs, ce n’est pas parce que Musk a quitté le ministère de l’efficacité gouvernementale (DOGE) que les effets directs de sa politique de démantèlement de l’État social et de redistribution américain, par l’installation de structures algorithmiques et techniques, ne se perpétuent pas. Quand Musk explique vouloir réduire l’administration, il n’évoque évidemment pas les fonctions régaliennes de défense et d’armement, puisque c’est la cuisse qui l’a fait naître, et qu’il se nourrit de leurs commandes publiques. Mais l’entreprise amorcée par le DOGE, dont on voit les répercussions directes dans le nombre de morts (au moins 3 000 morts seraient par exemple imputables à la suppression de l’USAID, ndlr), de bébés qui naissent avec le VIH, cette action-là n’a pas cessé.
Olivier Tesquet : Charlie Kirk y participait directement, d’ailleurs. Son organisation avait créé une « professor watchlist » dans laquelle des professeurs considérés comme des ennemis étaient listés. Ces derniers ont reçu des menaces de mort après y avoir été nommés. À mon sens, cette entreprise de contre-révolution, qui ne vise pas tant à renverser l’État qu’à subvertir ses institutions, c’est le dénominateur commun de la multitude de courants qu’on évoque dans Apocalypse Nerds, même s’ils ont chacun leurs nuances.
« Chaque techno-fasciste peut décliner sa marque en fonction de son environnement politique »
>> Définissons donc les termes : qu’est-ce que le techno-fascisme ?
Olivier Tesquet : Quand on s’est lancés dans ce projet de livre, certaines tendances étaient moins visibles qu’aujourd’hui, donc nous avons beaucoup débattu de la terminologie à utiliser. Notre question initiale, c’était : est-ce que la dimension technologique, la vision du monde avec des yeux d’ingénieurs, recompose la définition du fascisme telle qu’on l’entend au sens des fascismes historiques ?
Pour y répondre, il faut d’abord considérer que le fascisme est un mouvement : ça n’advient pas d’un coup. C’est un processus, qui peut devenir régime, ce qui explique que ce ne soit pas nécessairement lié à un moment historique particulier. Ensuite, il faut s’interroger sur les invariants des fascismes historiques. Si on prend les définitions de Zeev Sternhell, de Roger Griffin, ou même la liste d’Umberto Eco sur l’« Ur-fascism », on peut en dégager au moins trois. Le premier, c’est l’idée d’une contre-révolution, anti-modernité.