Santa Ana numérique
Le National Center for Public Policy Research, un think tank conservateur, a fait une proposition au conseil d’administration d’Apple: supprimer l’ensemble de ses programmes DEI (diversité, équité et inclusion). Si l’entreprise a refusé, d’autres ont déjà basculé, comme Meta et Amazon, dans ce qui semble être un mouvement de fond.
Dans un document remis par Apple à la Securities and Exchange Commission (SEC) américaine, on peut lire que cette proposition a été refusée, Apple l’estimant « inutile » puisque la société « dispose déjà d’un programme de conformité bien établi ».
En outre, Apple critique la proposition, car elle chercherait « de manière inappropriée à microgérer les programmes et les politiques de l’entreprise ». L’entreprise a dit s’efforcer de « créer une culture d’appartenance où chacun peut donner le meilleur de lui-même ».
« Destruction de valeur »
Cette proposition avait été formulée par le National Center for Public Policy Research, un think tank conservateur. Sur le site de ce dernier, on peut lire par exemple que « Mark Zuckerberg a agi en bon capitaliste en répondant aux appels à la liberté d’expression » et que « les programmes DEI sont le problème ».
Pour le NCPPR, ils sont en effet un vecteur de discrimination positive. Le groupe de réflexion estime ainsi que « la DEI peut accroître l’hostilité sur le lieu de travail et les préjugés raciaux », « sème la discorde et détruit la valeur ».
Qu’il s’agisse cependant d’Apple ou d’autres entreprises, l’annulation des programmes DEI est loin d’être un cas isolé. Il s’agit d’un mouvement de fond, en partie basé sur des considérations juridiques, auxquelles le NCPPR fait souvent référence dans ses prises de position.
Les programmes DEI illégaux ?
La Cour suprême, à majorité conservatrice, a rendu en effet un important avis en 2023 contre la politique d’admission de l’université d’Harvard, épinglée pour avoir fait de la « discrimination positive raciale ».
L’université a été jugée coupable de violation du 14ᵉ amendement de la constitution américaine, qui vise à garantir l’égale protection de tous ceux qui se trouvent sur son territoire. C’est sur la base de ce même amendement que certaines jurisprudences fondatrices ont été établies aux États-Unis au cours des dernières décennies. Par exemple, l’arrêt Reed v. Reed de 1971 établissant la stricte égalité des droits entre hommes et femmes, ou encore Obergefell v. Hodges, qui en 2015 avait fait du mariage homosexuel un droit constitutionnel.
La décision contre Harvard a créé une onde de choc alimentant les conversations autour de ces politiques. Dans son sillage, les procureurs généraux de 13 États ont envoyé une lettre aux patrons des entreprises du classement Fortune 100 pour les mettre en garde : leurs politiques DEI pouvaient se retourner contre elles, puisqu’il était établi au niveau fédéral que la discrimination, dans un sens comme dans l’autre, était illégale.
« Traiter les gens différemment en raison de la couleur de leur peau, même à des fins bénignes, est illégal et répréhensible. Les entreprises qui se livrent à la discrimination raciale doivent faire face, et feront face, à de graves conséquences juridiques. Dans une inversion des pratiques discriminatoires odieuses d’un passé lointain, les grandes entreprises d’aujourd’hui adoptent des initiatives explicitement fondées sur la race qui sont tout aussi illégales », avertissait la lettre, publiée notamment par le Wall Street Journal.
Dans la foulée, de nombreuses entreprises ont lancé des audits. Le cas de McDonald’s, relaté la semaine dernière par Forbes, est à ce titre représentatif de l’agitation qui régnait depuis plus d’un an.
Quartier libre
Mais si de grandes réflexions étaient en cours depuis des mois, toutes les décisions semblent arriver en même temps, dans le sillage de l’élection de Donald Trump pour un nouveau mandat. L’omniprésence d’Elon Musk, futur ministre de « l’efficacité gouvernementale », s’avère être un catalyseur de cette bascule dans la politique DEI, le patron de Tesla et SpaceX étant notoirement « anti-woke ».
Les déclarations de Mark Zuckerberg la semaine dernière ont enflammé la poudrière. Le patron de Meta a annoncé un vaste changement de politique dans ses conditions d’utilisation, adoptant un modèle calqué sur celui de X. Les vérifications d’informations seront ainsi abandonnées au profit de notes de la communauté, l’ensemble devant s’équilibrer seul. Zuckerberg indiquait que cette transformation était nécessaire pour remettre la liberté d’expression au premier plan. Une lettre ouverte a été publiée par une partie des associations et médias s’occupant jusqu’ici du fact-checking, mettant en garde Zuckerberg contre les conséquences d’une telle décision.
Rapidement, divers constats ont cependant nuancé le noble objectif. C’est surtout le cas avec le changement profond dans les conditions d’utilisation, la sacro-sainte liberté d’expression aux États-Unis permettant de donner un avis tranché sur tous les sujets, sans presque aucun filtre. « Nous autorisons les allégations de maladie mentale ou d’anormalité lorsqu’elles sont fondées sur le genre ou l’orientation sexuelle, compte tenu du discours politique et religieux sur le transgenrisme et l’homosexualité et de l’utilisation courante et non sérieuse de mots tels que “bizarre” », peut-on ainsi lire.
Mark Zuckerberg promeut « l’énergie masculine »
En Europe, la situation promet d’être complexe. Même si Meta a indiqué que ces changements ne seraient pas appliqués dans l’Union pour le moment, la rhétorique de Zuckerberg ne passe pas inaperçue. Pour The Guardian, il est évident que la nouvelle politique de Meta mènera au « clash avec l’Europe ». Les discussions sont déjà alimentées par l’arrivée de nouvelles publicités sexuellement explicites dans Facebook, y compris sur le Vieux continent, comme le signale le Washington Post.
Parallèlement, Zuckerberg se plaint largement de la régulation en Europe, rejoignant en cela les positions bien connues d’autres grandes entreprises, dont Apple et Microsoft. Le patron de Meta en appelle à Donald Trump pour en finir avec les amendes massives imposées en Europe sur les sociétés américaines, comme l’indiquait récemment Politico.
L’Europe, elle, affirme qu’elle ne pratique aucune censure des réseaux sociaux et qu’elle ne dicte pas aux entreprises quelle forme la modération doit adopter, a indiqué Reuters il y a quelques jours. En revanche, quelle que soit la forme que le processus revêt, l’entreprise doit mener une étude d’impact et en communiquer les résultats à la Commission, du moins pour les structures soumises au DSA.
Zuckerberg, lors d’un long échange avec Joe Rogan (qui a largement relayé les complots anti-vaxx pendant la crise sanitaire), a évoqué des environnements d’entreprises « culturellement castrés ». « Je pense que l’énergie masculine est une bonne chose », a affirmé le patron de Meta. Il estime qu’une dose d’agressivité apportera des changements bénéfiques.
Il a également fustigé les gouvernements imposant des restrictions aux entreprises, notamment les commentaires de Joe Biden sur la responsabilité des grandes sociétés de la tech pendant la crise sanitaire. « Le gouvernement américain devrait défendre ses entreprises », a-t-il ajouté. Cet échange a été copieusement critiqué, notamment par la journaliste Elizabeth Lopatto sur The Verge.
Autant de prises de position qui semblent essentiellement conçues pour fluidifier la relation avec Donald Trump, qui avait largement critiqué la modération sur Facebook. Et pour cause : il en avait lui-même fait les frais. Une visite privée à Mar-a-Lago après l’élection, la promesse d’un paiement d’un million de dollars pour la cérémonie d’inauguration du président élu ou encore le remplacement de Nick Clegg par Joel Kaplan, proche de Trump, au conseil d’administration de Meta ne sont que quelques-unes des manœuvres allant dans ce sens. Difficile de savoir si ces décisions reflètent des convictions ou sont à prendre sous le « simple » prisme d’une stratégie commerciale visant à assurer le succès de Meta dans les années qui viennent, comme le suggérait Business Insider la semaine dernière.
La Silicon Valley en ordre de marche
Même si les déclarations de Mark Zuckerberg attirent largement les feux de la rampe, le mouvement est d’ampleur dans la Silicon Valley. Il est d’autant plus visible que les entreprises concernées fournissent des outils permettent la mise en contact de milliards de personnes et la diffusion d’informations. Un grand virage politique que nous pointions le 10 janvier.
Là encore, l’empreinte laissée par Elon Musk sur la communication est manifeste. Le 9 janvier, il affirmait ainsi que les politiques DEI étaient responsables des incendies catastrophiques qui ravagent actuellement la Californie, et plus spécifiquement la zone entourant Los Angeles, largement alimentés par le vent de Santa Ana. Il relaye ainsi la théorie selon laquelle Kristin Crowley, première femme et première LGBTQ à la tête de département de police de Los Angeles, a mis en place une politique de diversité ayant conduit à embaucher des personnes moins compétentes, comme le relatait Forbes.
Mark Zuckerberg adopte manifestement la même ligne, alors que les deux patrons parlaient d’en venir aux mains durant l’été 2023, enchainant les provocations. Depuis, les positions semblent nettement plus en phase sur de nombreux sujets, dont l’opposition au projet d’OpenAI de transition vers le profit.
Si la décision d’Apple est la dernière information en date sur la gestion des politiques DEI dans la Silicon Valley, elle n’est pas la seule. Amazon a fait de même durant les derniers jours de 2024, mettant « fin aux programmes et documents obsolètes ». « Plutôt que de demander à des groupes individuels de construire des programmes, nous nous concentrons sur des programmes dont les résultats ont été prouvés – et nous visons également à favoriser une culture plus véritablement inclusive », écrivait ainsi Candi Castleberry, vice-présidente d’Amazon chargée des expériences et de la technologie inclusives, dans une note publiée par Bloomberg.
Chez Google et Microsoft, il n’y a pour l’instant pas d’annonces sur les évènements récents. En revanche, on sait que Microsoft a déjà supprimé son équipe DEI durant l’été dernier. La société affirmait que les besoins avaient changé, mais que cela ne changerait rien à sa politique d’embauche. Zoom avait fait de même plus tôt dans l’année. Google, de son côté, avait réduit la taille de son équipe dès 2023, en même temps que Meta d’ailleurs. Un mouvement qui avait ainsi commencé bien avant la récente polarisation et qui faisait dire à TechCrunch, en juillet dernier : « Le grand recul est arrivé ».