Ressources non renouvelables
Dans le deuxième épisode d’Écosystème, Philippe Bihouix revient sur les enjeux que pose le recours permanent à de nouvelles technologies en termes de ressources.
En 2014, l’ingénieur Philippe Bihouix publie L’Âge des Low Tech (Seuil), un ouvrage dans lequel il alerte sur la facilité avec laquelle la société tend à proposer des solutions techniques à chaque problématique environnementale. « L’alerte consistait à dire que cette solution high tech consomment toujours plus de ressources, souvent des ressources plus rares, et que cette mécanique nous éloigne du recyclage » et des logiques d’économie circulaire, explique-t-il à Next.
Dix ans plus tard, la question des ressources est devenue plus visible dans l’espace public. La promotion des mobilités électriques y a participé, de même que les débats économiques et géopolitiques sur l’accès aux terres rares et aux matériaux déclarés critiques et stratégiques par l’Union européenne.
Dans le deuxième épisode du podcast Écosystème, disponible ici ou sur votre plateforme d’écoute habituelle, Philippe Bihouix revient sur les enjeux que pose le numérique en termes de ressources.
Techno discernement
Dans le premier épisode d’Écosystème, le fondateur de GreenIT Frédéric Bordage qualifiait le recyclage d’objets numériques de « vue de l’esprit ». En 2022, l’Institut des Nations Unies pour la formation et la recherche (Unitar) relevait en effet qu’à peine un cinquième des déchets électroniques avaient été correctement recyclés, et que leur volume augmentait cinq fois plus rapidement que celui de leur collecte et de leur recyclage.
C’est avec ces considérations en tête que Philippe Bihouix argumente à longueur d’ouvrages en faveur de la sobriété. Ainsi, dans la bande dessinée Ressources (avec Vincent Perriot, Casterman, 2024), le voit-on lancer : « Chaque fois que nous produisons un smartphone, nous le faisons au prix d’une baisse d’équipement de dentiste de l’an 2200 ! »
L’idée est de « s’intéresser à cette question des ressources non renouvelables », indique-t-il à Next. Les métaux contenus dans un smartphone le sont en quantité tellement infime, « qu’il est techniquement inenvisageable de les recycler. De fait, ces ressources utilisées dans nos smartphones deviendront indisponibles pour le futur. »
Pour l’ingénieur, pointer ces enjeux permet d’ouvrir la question du « discernement technologique ». Dans La ruée minière au XXIe siècle (Seuil, 2024), la journaliste Célia Izoard détaille en effet combien l’extraction de ressources se fait au prix d’impacts sur la biodiversité, sur la consommation d’eau, de génération de déchets toxiques, etc, tandis que Philippe Bihouix rappelle que le reste de la chaîne de valeur est lui aussi énergivore et source de multiples impacts environnementaux.
« Prenons l’exemple de l’intelligence artificielle. Bien sûr, il y a différents modèles, mais on voit bien les centaines de centres de données en construction, on voit qu’ils ont des échelles hyperscales » – le terme est employé pour qualifier des centres de données de très grande ampleur, généralement déployés par des fournisseurs de services cloud. On voit que ces centres sont des « monstres qui consomment l’équivalent de villes de dizaines de milliers d’habitants », continue Philippe Bihouix. « Là, l’approche du discernement technologique permettrait de demander : à quoi peut bien servir cette IA ? Si c’est pour faire des images de nounours sympathique ou les menus de la semaine, ça paraît anecdotique. »
S’il faudrait débattre pour estimer quels usages sont les plus utiles et lesquels les plus futiles, l’ingénieur appelle à considérer « qu’aujourd’hui, ces technologies provoquent un gaspillage assez incroyable de ressources »… et que ces usages sont autant « d’opportunités que n’auront pas les générations futures ».
Adaptations systémiques
En 2014, déjà, Philippe Bihouix soulignait qu’il existait de nombreuses adaptations possibles pour faire face à l’usage croissant de ressources et se rapprocher d’une économie plus circulaire. « Plutôt que des solutions techniques, il s’agit en fait de solutions culturelles, organisationnelles, sociales, sociétales. »
Une décennie plus tard, l’ingénieur revient sur une dynamique en demi-teinte. L’intérêt pour « des solutions sobres et résilientes » s’est éveillé, le mot et l’idée de low tech s’installent, « dans des programmes de recherche, dans les écoles d’ingénieurs, d’architectes ».
En parallèle, cela dit, « le gros de l’intérêt public reste focalisé sur une logique de business as usual ». Évoquant les smart grids ou l’intelligence artificielle, Philippe Bihouix évoque « l’idée selon laquelle il faudrait mettre des millions, voire des milliards d’euros dans tel ou tel domaine… cette obsession selon laquelle il faudrait courir aussi vite que les autres, au risque de se faire distancer ».
À l’heure où 89 % de la population mondiale voudrait plus d’action politique pour lutter contre les bouleversements environnementaux, l’ingénieur s’étonne du maintien de ces logiques « qui obligent à courir deux fois plus vite pour faire du surplace ».
Et de souligner que deux crises récentes, celle du Covid-19 puis la guerre en Ukraine, ont montré que « des évolutions de normes sociales, culturelles ou de pratiques pouvaient aller très rapidement ». En faisant pression sur l’approvisionnement en énergie, le conflit ouvert par la Russie a permis de montrer que la notion même de sobriété devenait plus largement acceptable.
« L’inconvénient est que cette notion reste manœuvrée par la puissance publique en termes de sobriété individuelle : il faudrait moins chauffer, prendre le vélo, covoiturer… alors qu’une sobriété beaucoup plus systémiques pourrait être adoptée par les organisations », via des incitations fiscales ou réglementaires.
La souveraineté par la sobriété ?
Pour Philippe Bihouix, cette recherche de sobriété numérique, voire de capacité à « fonctionner en mode hybride ou dégradé », comme a pu y obliger la pandémie, est intéressante à plusieurs titres. Le cas de cyberattaques contre les hôpitaux l’illustre bien : non seulement le tout-numérique soulève des enjeux environnementaux, mais il en pose d’autres en termes de (cyber)sécurité comme de continuité du service fourni.
L’ingénieur appelle donc à « des évolutions de compétences économiques et d’expertises », qui permettraient de faire durer les outils déjà déployés, et de favoriser l’adaptabilité des processus qui fonctionnent grâce aux infrastructures numériques. Ces nouvelles stratégies d’organisations nécessiteraient, avant tout, d’améliorer la réparabilité et la maintenance des objets technologiques qui font désormais partie de nos quotidiens, « jusqu’au niveau des composants ».
« À court terme, imaginer numériser nos villes et l’ensemble des services essentiels, cela veut dire créer des dépendances à une cinquantaine de pays différents, que ce soit pour les ressources extraites, les lieux où sont stockées les données, etc. »
À l’inverse, adopter des modes de réflexion axés sur « l’usage et la maintenance du stock existant » – que l’on parle du stock de ressources, ou, dans les strates supérieures, des équipements déjà disponibles – n’est pas uniquement un sujet utile aux générations futures, insiste Philippe Bihouix. Au contraire, en favorisant l’adaptation, il permet aussi d’œuvrer à des formes de souveraineté, voir « de résilience ».
Pour en savoir plus, écoutez l’entretien complet.