Étoiles bleues de David : cette opération d’ingérence russe qui a « vraiment marché »
Sel sur les plaies

Si toutes les opérations d’ingérences étrangères ne fonctionnent pas faute d’audience, celles qui atteignent les médias audiovisuels peuvent peser dans le débat français.
« La menace en matière d’espionnage et d’ingérence peut paraître moins mortelle » que celle du terrorisme, mais elle n’en est pas moins « dangereuse pour notre démocratie », alertait en mars la directrice générale de la sécurité intérieure (DGSI) Céline Berthon. Les opérations d’ingérence dans nos espaces d’information et de discussion le sont d’autant plus que, « bien » menées, elles sont amplifiées par les médias français.
C’est sur ce phénomène, particulièrement visible dans l’affaire des étoiles bleues de David, peintes au pochoir sur les murs de la région parisienne, que revient la Revue des médias.
À leur découverte, au matin du 31 octobre 2023, les riverains sont incrédules. Et puis les chaînes de télé continues s’emparent du sujet, bientôt suivies par TF1, France 2, Arte, etc. Avec de nouveaux éléments taggués dans les mois qui suivront, l’épisode participera à alimenter un débat difficile à aborder de façon apaisée sur le sujet de l’antisémitisme.
De fait, le phénomène est en hausse en France depuis l’attaque terroriste du Hamas en Israël et le déclenchement de la riposte israélienne, mais il est aussi utilisé pour disqualifier les critiques de la politique du gouvernement Netanyahou.
BFM TV et CNews en tête de la couverture
Au cours de la journée qui suit leur découverte des étoiles bleues de David, celles-ci sont mentionnées 255 fois sur BFM TV et CNews, calcule la Revue des médias, soulignant chaque fois leur caractère antisémite. Les pochoirs, après tout, ont été découverts trois semaines à peine après l’attaque du Hamas.
Le 1er novembre, BFM TV dévoile qu’un couple de Moldaves a été arrêté. À elles deux, BFM TV et CNews représenteront les deux tiers de la couverture du sujet sur les chaînes d’information en continu (incluant FranceInfo et LCI) pendant les trois semaines qui suivent. Lorsque le préfet de police de Paris Laurent Nuñez annoncera le recensement de 250 étoiles en région parisienne, le 5 novembre, seul CNews reprendra l’information.
Le 6, la possibilité d’une ingérence se précise : le parquet de Paris déclare qu’ « une même équipe » a réalisé l’opération en « un seul périple ». Rapidement, le nom du commanditaire, Anatoli Prizenko, opposant politique moldave proche de Moscou, est dévoilé.
Les suspicions d’ingérence bien moins médiatisées
Et Viginum livre son rapport, qui permet au quai d’Orsay de dénoncer une ingérence russe : l’agence a repéré un réseau de 1 095 robots sur X, parties du réseau RRN/Doppelgänger, ayant diffusé en quelques jours plus de 2 500 messages liés aux étoiles de David tagguées à Paris.
Surtout, le service constate que ces comptes ont été les premiers à diffuser deux photos d’une première vague de tags, opérée dans la nuit du 26 au 27 octobre : elle envisage la complicité des réseaux numériques avec les acteurs de terrain.
À partir du 7 novembre, la Revue des Médias constate une évolution progressive des discours médiatiques : 37 % mentionnent une potentielle ingérence étrangère. Si 29 % citent aussi la notion d’antisémitisme, c’est généralement pour recontextualiser, dans des formulations comme celle de RTL, qui évoque des étoiles « pouvant être perçues comme antisémites ».
La problématique essentielle, cela dit, concerne la reprise de ces nouvelles informations : dès le 1ᵉʳ novembre, les journaux télévisés du soir ont cessé de traiter le sujet. Sur la période du 2 au 15 novembre, l’affaire est mentionnée à peu près autant de fois dans les médias audiovisuels que sur les seuls deux premiers jours. Autrement dit, la visibilité des conclusions de Viginum sur une potentielle ingérence sont bien moins relayées que la thèse initiale d’actes nécessairement antisémites.
Auprès de La Revue des médias, le chercheur Maxime Audinet estime qu’il s’agit de l’« une des rares opérations russes de ces dernières années ayant vraiment marché » — et ce, pour la modique somme de 3 000 euros, si l’on se fie aux affirmations d’Anatolie Prizenko auprès d’Arte.
À Next, la directrice adjointe de Viginum, Anne-Sophie Dhiver, souligne que les acteurs des manipulations d’information « connaissent très bien » la France en tant que société : « ils cherchent nos lignes de fracture, ils mettent du sel sur les plaies ».
Des plaies parfaitement illustrées par « l’impossible nuance » que décrivait Arrêt sur Images dans les évocations d’un autre tag découvert à Paris, qui traçait le mot « jude » sur la fenêtre d’un médecin juif (le terme peut être lu comme le mot « juif », en allemand, un terme utilisé à des fins antisémites en France, mais aussi comme le nom d’au moins un graffeur parisien). Ou encore dans les débats qui entourent ces derniers jours les condamnations des actes de l’armée israélienne à Gaza par trois personnalités influentes de la communauté juive en France : Delphine Horvilleur, Anne Sinclair et Joan Sfar.
Le prisme pro-russe de CNews
Cela dit, les médias audiovisuels français apprennent aussi de leurs erreurs. Six mois après l’affaire des étoiles bleues de David, le 14 mai 2024, des pochoirs de mains rouges sont découverts dans une trentaine de lieux parisiens, dont le Mur des Justes du Mémorial de la Shoah. La date elle-même est effectivement symbolique : le 14 mai 1941, la rafle dite « du billet vert » marque la première arrestation massive de juifs dans la capitale.
Si BFM TV couvre abondamment le sujet, la majorité des médias audiovisuels restent cela dit prudents. La Revue des médias constate que la médiatisation de l’affaire ne décolle réellement qu’à la suite d’une révélation du Canard enchaîné. Le 21 mai, le journal révèle que les deux graveurs sont de nationalité bulgares – et les qualifient d’« agents de Poutine ». Une exception : CNews.
Après avoir mentionné plus d’une trentaine de fois les mains rouges en les liant à un pratique haineuse hypothétiquement attribuée à des soutiens de la cause palestinienne, la chaîne sera la seule à ne pas mentionner la nationalité bulgare des suspects identifiés.
« Il y a un prisme pro-russe de plus en plus évident » sur la chaîne, estime Maxime Audinet, alors que le pays a perdu l’usage de ses médias RT et Sputnik en Europe occidentale depuis le début de son invasion de l’Ukraine. RT revient par ailleurs par la fenêtre, dans la mesure où l’ex-présidente de sa branche française, Xenia Fedorova, est désormais chroniqueuse dans les médias du groupe Bolloré.
S’appuyant sur les réseaux sociaux, puis sur leurs éventuels relais, le pays n’a pas cessé pour autant de tenter de manipuler l’opinion. Au fil des années, on l’a vu se faire passer pour des médias traditionnels pour tromper les internautes, recourir à toutes les échéances politiques, sportives, et autres actualités conflictuelles, pour verser de l’huile sur le feu, ou encore payer des influenceurs, en France comme en Europe, pour aider à la promotion des récits qui l’intéressent.
Pour améliorer la résilience face à ce type d’action au niveau européen, le député suédois Tomas Tobé vient d’ailleurs de proposer la création d’un équivalent de Viginum au niveau de l’union.