Le droit, vous connaissez ?
La Cour d’appel de Paris a finalement estimé que la startup du droit a bien collecté illégalement des milliers de décisions de justice avant que la démarche d’open data ne généralise leur mise à disposition du public en France. Parallèlement, un de ses anciens salariés a été condamné pour la récupération de 52 000 décisions de justice du TGI de Poitiers, via les codes d’accès d’une greffière.
C’est un procès qui ne pourra plus avoir lieu puisque différentes lois obligent maintenant la justice française à rendre disponible une bonne partie de ses décisions en open data. Mais la Cour d’appel de Paris a quand même reconnu que Forseti, l’entreprise derrière le site doctrine.fr, était coupable de concurrence déloyale « du fait de la collecte illicite et déloyale de décisions » de justice entre 2016 et 2019.
La Cour d’appel souligne elle-même que cette période se situe avant la publication des textes sur l’open data des décisions de justice (la loi République numérique de 2016, suivie de celle sur la programmation et de réforme pour la justice de 2019, puis le décret et l’arrêté liés).
Par contre, comme en première instance, elle ne retient pas l’accusation de pratiques commerciales trompeuses formulées par les éditeurs juridiques historiques LexisNexis, Dalloz, Lexbase, Lextenso et Lamy Liaisons (anciennement Wolters Kluwer France) qui avaient porté plainte.
Rappelons que Doctrine a justement été créée en 2016, en réalisant dès cette année-là une levée de fonds de deux millions d’euros auprès d’Otium Venture (Pierre-Édouard Stérin), Kima Ventures (Xavier Niel), TheFamily (Save, CaptainTrain, Algolia), Oleg Tscheltzoff (Fotolia), Florian Douetteau (Dataiku) et Thibault Viort (Wipolo, Cityvox). Elle a ensuite levé 10 millions d’euros en 2018. En 2023, l’enterprise a été achetée par le fonds d’investissement Summit Partner et Peugeot Invest (la société d’investissement de la famille Peugeot).
Des présomptions graves, précises et concordantes
La décision de la Cour d’appel de Paris, rendue par un arrêt du 7 mai dernier qui est accessible ironiquement sur Doctrine.fr, infirme en partie le jugement de première instance qui avait débouté les demandes des éditeurs juridiques en février 2023.
La Cour d’appel estime qu’il existe « des présomptions graves, précises et concordantes […] que la société Forseti s’est procuré des centaines de milliers de décisions de justice des tribunaux judiciaire de première instance de manière illicite sans aucune autorisation des directeurs de greffe ».
Pour récupérer les différentes décisions de justice et jusqu’à ce que le législateur mette en place les lois sur l’open data, les éditeurs juridiques devaient récupérer les données sur les portails comme Judilibre ou Legifrance, ou régulièrement contacter les greffes des tribunaux pour leur demander l’accès aux jugements. Des conventions étaient aussi conclues avec les tribunaux de commerce et elles pouvaient acquérir certaines données via Infogreffe, mais de façon payante.
Les éditeurs historiques ont argué que doctrine.fr mettait à disposition plusieurs centaines de milliers de décisions de plusieurs tribunaux de grande instance français alors que les présidents de ces tribunaux ont affirmé que l’entreprise n’avait fait aucune demande auprès d’eux.
Finalement, la Cour souligne que Forseti n’a pu « produire aucune preuve sur les modalités selon lesquelles elle s’est procuré plus d’un million de décisions administratives alors que la secrétaire générale du Conseil d’État a indiqué en avoir fourni seulement un peu plus de 145 000, et qu’à la date des faits litigieux les bases de données publiques ne contenaient pas de jugements des tribunaux administratifs ».
La Cour explique que l’entreprise n’a pas pu justifier la légalité « des 3 millions de décisions des tribunaux de commerce mises à disposition sur le site doctrine.fr ». Forseti avait bien conclu un partenariat avec le GIE Infogreffe en 2017, mais la convention a été résiliée un an après. Et l’entreprise n’a pas voulu présenter au tribunal le texte de cette convention.
Pas de parasitisme ni de pratiques commerciales trompeuses
La Cour d’appel rejette par contre, comme en première instance, les accusations de parasitisme en considérant qu’elles ne sont pas assez précises. Il en est de même concernant les pratiques commerciales de l’entreprise. Les éditeurs reprochaient plusieurs formulations floues utilisées sur le site de Doctrine.fr sur l’entièreté du fond doctrinal fourni. La Cour a considéré qu’ils n’avaient pas démontré que ces formulations « sont susceptibles d’induire en erreur les consommateurs de la base doctrine.fr, à savoir des professionnels du droit ou à tout le moins des juristes, ni qu’elles seraient de nature à altérer substantiellement leur comportement ».
Pour l’avocat Bernard Lamon, c’est une « décision d’apaisement », « les éditeurs obtiennent leur victoire de principe, mais Doctrine évite la sanction catastrophique qui aurait été la purge de ses bases. Personne n’aura intérêt à faire un pourvoi en cassation ».
Un ancien salarié condamné pour avoir volé les identifiants d’une greffière
Le verdict de la Cour d’appel est tombé peu de jours avant une autre décision, concernant cette fois-ci des faits reprochés à un ancien employé de l’entreprise. En effet, le tribunal correctionnel de Paris a condamné vendredi une jeune recrue du site à 18 mois de prison avec sursis et une amende de 15 000 euros pour « atteintes aux systèmes de traitement informatisé des données », explique Le Point.
En mai 2018, l’intéressé s’était présenté comme stagiaire au greffe du tribunal judiciaire de Poitiers pour demander l’accès à plusieurs décisions de justice. En regardant par dessus l’épaule de la greffière, il a récupéré ses identifiants informatiques, expliquent nos confrères. Il a ensuite collecté 52 000 décisions de justice en se connectant à la base de données du ministère de la Justice via un ordinateur de la bibliothèque du tribunal. Il les a ensuite transmises à l’entreprise via une clé USB. Cette dernière les aurait ensuite aussitôt ajouté à sa propre base pour les rendre disponibles à ses abonnés.
Dans un communiqué que le Monde a obtenu, l’entreprise affirme que « les fondateurs de Doctrine ont été entendus dans le cadre de cette procédure pénale et la justice a statué il y a déjà plusieurs années sur la mise hors de cause de Doctrine ». Elle ajoute que, « dès qu’ils ont eu connaissance des accusations contre l’ex-salarié, en 2018, les anciens dirigeants l’ont immédiatement mis à pied à titre conservatoire. Ils ont retiré l’ensemble des décisions collectées par l’ex-salarié dans ce contexte, et l’ont ensuite licencié pour faute grave ».
Le Monde précise qu’une procédure pénale est toujours en cours car Lexbase a porté plainte contre Doctrine pour recel de données. Auprès de nos confrères, le président du directoire de Lexbase, explique que cette procédure devra « déterminer si Doctrine.fr ou ses clients eux-mêmes peuvent se voir reprocher l’infraction de recel de données illicitement soustraites, du fait de leur usage et de leur conscience de l’origine frauduleuse de la collecte de ces décisions ».