Le Point contre WikipĂ©dia : un appel mĂ©diatique doublĂ© dâune mise en demeure
Vox populi
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DĂ©nonçant une campagne de dĂ©nigrement « mĂ©ticuleusement coordonnĂ©e » Ă son encontre, lâhebdomadaire Le Point sonne la charge contre WikipĂ©dia, avec un appel Ă plus de neutralitĂ©, cosignĂ© par 70 personnalitĂ©s. Le magazine a dans le mĂȘme temps adressĂ© une mise en demeure Ă la Fondation Wikimedia, arguant de lâabsence de moyen dâaction permettant Ă une personne visĂ©e par un contenu malveillant dâen demander la suppression.
Cette fois, il ne sâagit plus dâune simple guerre dâĂ©dition dans les coulisses dâune fiche WikipĂ©dia. Jeudi, lâhebdomadaire Le Point a lancĂ© une double offensive en direction de lâencyclopĂ©die collaborative. Sur le terrain mĂ©diatique, le magazine a mobilisĂ© quelque 70 personnalitĂ©s â journalistes, politiques, intellectuels â pour cosigner un appel Ă cesser les « campagnes de dĂ©sinformation et de dĂ©nigrement menĂ©es sur WikipĂ©dia ». Cette tribune se double dâune mise en demeure, adressĂ©e par les avocats du Point Ă la Fondation Wikimedia, lâorganisation Ă but non lucratif qui finance et hĂ©berge WikipĂ©dia.
« Des cabales organisées par des contributeurs militants »
« Nous, signataires de cet appel, exprimons notre profonde inquiĂ©tude face aux campagnes de dĂ©nigrement systĂ©matiques et sans contradicteurs orchestrĂ©es par des contributeurs militants anonymes sur WikipĂ©dia », attaquent les signataires de lâappel du Point. Estimant que de nombreuses personnes, physiques ou morales, font lâobjet de « traitements infamants », ils dĂ©noncent tout particuliĂšrement le traitement rĂ©servĂ© Ă lâhebdomadaire de François Pinault, lequel ferait lâobjet dâune sĂ©lection biaisĂ©e et partisane des faits prĂ©sentĂ©s sur la page qui lui est dĂ©diĂ©e. Ils accusent Ă©galement WikipĂ©dia de propager des « accusations graves sans contradictoire portĂ©es avec une apparence de fausse neutralitĂ© ». Ils reprochent par ailleurs Ă ses contributeurs de crier Ă la censure « dĂšs que leur identitĂ© et leur motivation sont questionnĂ©es ».
Cet appel du Point suit pour mĂ©moire la publication dâun article dâErwan Seznec, journaliste Ă lâhebdomadaire, dans lequel ce dernier donne des Ă©lĂ©ments permettant dâidentifier lâun des contributeurs de lâencyclopĂ©die, actif sur la fiche dĂ©diĂ©e au magazine. Ce « doxing » a Ă©tĂ© prĂ©cĂ©dĂ© de menaces non voilĂ©es, lesquelles ont dĂ©clenchĂ© la publication dâune lettre ouverte Ă©manant de la communautĂ© des contributeurs.
« La moindre des rigueurs intellectuelles exige de donner la parole Ă toutes les parties concernĂ©es, principe largement bafouĂ© sur WikipĂ©dia. Si lâanonymat peut et doit protĂ©ger les sources et les lanceurs dâalertes, il nâest pas acceptable quâil soit devenu lâarme principale de vengeurs masquĂ©s dans leurs combats idĂ©ologiques contre des organisations qui ne correspondent pas Ă leur projet politique », concluent les signataires, qui demandent Ă la Fondation Wikimedia la mise en place de garde-fous plus efficaces contre les dĂ©tournements idĂ©ologiques.
Parmi les signataires, on rencontre quelques personnalitĂ©s qui ont dĂ©jĂ eu publiquement maille Ă partir avec les contributeurs de WikipĂ©dia, comme Caroline Fourest, directrice de la rĂ©daction de Franc-Tireur, lâĂ©ditorialiste du Figaro EugĂ©nie BastiĂ©. Il sây trouve aussi dâautres noms, qui nâont a priori pas dâaffect particulier vis-Ă -vis de lâencyclopĂ©die, comme le politologue et chercheur belge François Gemenne, connu notamment pour ĂȘtre lâun des co-auteurs du sixiĂšme rapport du GIEC.
« Je conçois que ma signature puisse surprendre, au milieu de celles de gens dont je ne partage souvent pas du tout les idĂ©es (pas tous nĂ©anmoins). Jâai signĂ© parce quâil me semble dangereux quâon assimile Le Point Ă un journal dâextrĂȘme-droite, sâexplique ce dernier sur X. Assimiler Ă lâextrĂȘme-droite tout propos de droite conservatrice avec lequel on nâest pas dâaccord, ça dĂ©force la lutte contre lâextrĂȘme-droite », ajoute-t-il, avant de prĂ©ciser que sa signature ne vaut pas caution des intimidations lancĂ©es Ă lâencontre de contributeurs WikipĂ©dia.
Un appel doublĂ© dâune mise en demeure
La charge mĂ©diatique du Point sâaccompagne dâune mise en demeure, adressĂ©e par les conseils du magazine Ă la Fondation Wikimedia. La teneur de ce courrier formel est rĂ©vĂ©lĂ©e par un autre hebdomadaire enclin Ă dĂ©noncer les travers de lâencyclopĂ©die, Marianne. Les avocats y dĂ©noncent notamment « la mise en ligne manifestement malveillante dâinformations partielles, partiales et erronĂ©es » relatives au Point. Ils y voient une « violation du principe de neutralitĂ© » et lâattribuent à « un petit groupe de contributeurs, manifestement militants et en dĂ©saccord avec la ligne Ă©ditoriale du magazine ».
Sur ce cas particulier, ils demandent Ă lâhĂ©bergeur de protĂ©ger la page du Point, en lâassortissant par exemple dâun bandeau dâinformation stipulant quâelle a fait lâobjet dâune guerre dâĂ©dition, et regrettent quâaucune sanction ne soit prise Ă lâencontre des contributeurs manifestement partisans dans leurs travaux.
Plus largement, ils reprochent Ă lâencyclopĂ©die ses rĂšgles quant aux sources utilisĂ©es pour justifier la lĂ©gitimitĂ© dâune contribution et font valoir que WikipĂ©dia ne dispose dâaucun « moyen de notification ou dâaction permettant Ă une personne visĂ©e par un contenu malveillant dâen demander la suppression » tel que prĂ©vu par le rĂšglement europĂ©en relatif Ă un marchĂ© unique des services numĂ©riques (le fameux DSA, qui liste Wikimedia parmi les trĂšs grandes plateformes soumises au rĂšglement).
De lâimportance des sources
Dans leur lettre ouverte, les contributeurs de WikipĂ©dia rappelaient quant Ă eux que leur travail communautaire dâĂ©dition est rĂ©gi par les cinq principes fondateurs de lâencyclopĂ©die, dont le caractĂšre ouvert Ă tous se veut justement le principal rempart contre les tentatives dâingĂ©rence, quelles quâelles soient. Nâimporte qui peut en effet modifier un article de lâencyclopĂ©die, sous rĂ©serve dâen respecter les rĂšgles et de ne pas ĂȘtre lâobjet principal de lâarticle en question, et câest ensuite par le biais des discussions associĂ©es quâest censĂ© Ă©merger le consensus garantissant une forme de neutralitĂ©.
Lâambition encyclopĂ©dique suppose par ailleurs quâun Ă©lĂ©ment dâinformation ne soit ajoutĂ© Ă un article WikipĂ©dia que sâil peut ĂȘtre rattachĂ© Ă une source faisant autoritĂ©. Câest dâailleurs lâun des reproches formulĂ©s par Erwan Seznec, journaliste au Point, Ă lâencontre de lâencyclopĂ©die : les membres de cette derniĂšre privilĂ©gieraient les sources apparentĂ©es Ă la pensĂ©e de gauche pour nourrir les critiques Ă lâencontre de son employeur.
Le vĆu pieux de la neutralitĂ©
La trĂšs longue discussion associĂ©e Ă lâĂ©dition de la fiche dĂ©diĂ©e au Point illustre la subtilitĂ© de lâexercice de sĂ©lection des sources, et la catĂ©gorisation de ces derniĂšres entre sources primaires, secondaires et tertiaires, telles que dĂ©finies dans les processus de lâencyclopĂ©die. Comme le rappelle David Monniaux, chercheur en informatique et contributeur historique de WikipĂ©dia, lâarticle relatif au Point ne dit pas que le magazine est dâextrĂȘme-droite : il « pointe des sources qui disent que certains thĂšmes du journal sont proches de ceux de lâextrĂȘme-droite ».
« Aucun point de vue ne doit ĂȘtre prĂ©sentĂ© comme Ă©tant la vĂ©ritĂ©. Il ne faut jamais affirmer, sous-entendre ou mĂȘme laisser croire quâun des points de vue est dâune quelconque façon meilleur, Ă©gal ou moins bon quâun autre. Ni imposer systĂ©matiquement un point de vue, en rĂ©voquant catĂ©goriquement ce qui pourrait sembler diverger de sa propre opinion (mĂȘme si le point de vue que lâon voudrait imposer est scrupuleusement sourcĂ© ou trivialement rĂ©pandu au sein de lâopinion publique) », promeuvent Ă ce sujet les principes fondateurs de WikipĂ©dia.
Si lâĂ©quilibre entre les diffĂ©rents points de vue doit Ă©merger du consensus, la recherche de neutralitĂ© ne relĂšverait-elle pas du vĆu pieux ? « Parfois, les dĂ©bats sont rugueux, voire violents, et on ne trouve pas beaucoup de volontaires pour prendre des coups, fait remarquer le blogueur (et contributeur WikipĂ©dia) Authueil. Le problĂšme est accentuĂ© par la taille, finalement assez rĂ©duite, de la communautĂ© française, avec des dĂ©bats qui peuvent se restreindre Ă une dizaine de personnes sur une page de discussion, et tourner en rond, sans que personne nâintervienne pour dĂ©bloquer la situation, faute de rĂšgles claires ». WikipĂ©dia en français compte pour mĂ©moire un peu plus de 19 000 contributeurs actifs, pour environ 2,67 millions dâarticles, et discute, comme le souligne Authueil, de lâĂ©laboration de recommandations dĂ©diĂ©es Ă la minimisation des polĂ©miques.
Est-ce finalement Ă ce niveau que se situe le cĆur du problĂšme ? Dans un billet consacrĂ© Ă cette castagne, lâuniversitaire Jean-NoĂ«l Lafargue souligne le contexte trĂšs particulier dans lequel intervient la charge du Point, quelques semaines aprĂšs quâElon Musk a intensifiĂ© ses attaques Ă lâencontre de WikipĂ©dia. Et il reprend lâidĂ©e, dĂ©jĂ exprimĂ©e par David Monniaux, selon laquelle câest peut-ĂȘtre le caractĂšre anti-commercial de WikipĂ©dia qui lui vaut cet opprobre : « Quoi de plus inquiĂ©tant, quoi de plus subversif, dans un monde marchand, que ce qui ne peut ĂȘtre achetĂ© ? Si WikipĂ©dia est politique, ce nâest pas par je ne sais quel tropisme « woke » (je connais plus dâun wikipĂ©dien clairement dâextrĂȘme-droite), câest par sa rĂ©sistance aux intĂ©rĂȘts mercantiles, par sa dĂ©fense de la connaissance, et par la soliditĂ© ses principes fondateurs ».
« NâempĂȘche, malgrĂ© les sources empoisonnĂ©es et les coups de feu qui sây Ă©changent, WikipĂ©dia reste lâun des derniers espaces sauvages du Web », concluait de son cĂŽtĂ© le Point en 2007 dans un article qui, dĂ©jĂ pointait du doigt les « dĂ©rives de ce systĂšme anti-Ă©lites ».