Rechtsstaat tabu
Le projet controversé Chat Control, que la Commission peine à faire adopter depuis trois ans, était « l’une des priorités phares » du Danemark, qui préside le Conseil de l’UE. Mais l’Allemagne, opposée de longue date au projet, vient de nouveau de réitérer son rejet de ce que sa ministre de la Justice a qualifié de « suspicion généralisée ».
Qualifiée de « projet de loi européen le plus critiqué de tous les temps », le projet de règlement européen « établissant des règles en vue de prévenir et de combattre les abus sexuels sur enfants » (ou CSAR, pour Child Sexual Abuse Regulation) et que la Commission européenne cherche à faire adopter depuis 2022, vient une fois de plus de se heurter au mur des défenseurs des droits humains.
Comme Next l’a déjà moult fois raconté, il propose notamment de scanner les images et adresses URL avant qu’elles ne soient envoyées, directement sur les terminaux des utilisateurs de messageries, notamment chiffrées. Ce qui reviendrait à une forme de « surveillance de masse », et casserait la notion de chiffrement de bout en bout.
« Le contrôle injustifié des conversations en ligne doit être tabou dans un État de droit », vient de déclarer Stefanie Hubig, ministre fédérale allemande de la Justice et de la Protection des consommateurs, ajoutant que « les communications privées ne doivent jamais faire l’objet d’une suspicion généralisée » :
« L’État ne doit pas non plus contraindre les messageries instantanées à scanner en masse les messages avant leur envoi afin de détecter tout contenu suspect. L’Allemagne ne donnera pas son accord à de telles propositions au niveau européen. Nous devons également progresser dans la lutte contre la pornographie enfantine au niveau européen. Je m’engage en ce sens. Mais même les crimes les plus graves ne justifient pas la renonciation aux droits civiques fondamentaux. J’insiste sur ce point depuis des mois lors des votes du gouvernement fédéral. Et je continuerai à le faire. »
La veille, Jens Spahn, président du groupe CDU/CSU au Bundestag, qui fait partie de la coalition au pouvoir en Allemagne, avait confirmé que le gouvernement allemand s’opposerait « au contrôle sans motif des chats », ce « client side scanning » (scan côté client) ayant vocation à analyser l’intégralité des images (photos et vidéos) et textes (à la recherche des URL) avant qu’elles ne soient partagées :
« Cela reviendrait à ouvrir toutes les lettres à titre préventif pour vérifier qu’elles ne contiennent rien d’illégal. C’est inacceptable, cela n’arrivera pas avec nous. »
Une « double majorité qualifiée » impossible à obtenir
Or, comme Next l’avait expliqué en septembre dernier, il faut en effet que 15 des 27 États membres de l’UE « au moins », représentant collectivement 65 % de la population « au moins », approuvent les textes soumis au Conseil de l’Union européenne pour parvenir à un accord, une procédure qualifiée de « double majorité qualifiée ».
Jusqu’à fin août, 15 pays soutenaient le projet, et 4 s’y opposaient. Les partisans de la proposition danoise ne sont plus que 12 (Bulgarie, Croatie, Chypre, Danemark, Espagne, France, Hongrie, Irlande, Lituanie, Malte, Portugal et Suède) contre 10 opposants (Autriche, République tchèque, Estonie, Finlande, Allemagne, Luxembourg, Pays-Bas, Pologne, Slovaquie et Slovénie), et 5 indécis (Belgique, Grèce, Italie, Lettonie, Roumanie), comme le relève le site chatcontrol.eu.
Or, les 12 pays partisans ne représentent plus que 38,82 % de la population européenne, et les 5 indécis 22,68 %. Le ralliement de l’Allemagne (qui représente, à elle seule, 18,56 % de la population européenne) au camp des opposants rend impossible l’obtention de la « double majorité qualifiée » requise.
Le projet ne sera d’ailleurs pas soumis au vote lors de la prochaine réunion des ministres de l’Intérieur de l’UE comme initialement prévu, ont expliqué des sources diplomatiques à l’ORF, la radiotélédiffusion publique autrichienne :
« Mais cela ne signifie pas pour autant que le sujet soit définitivement clos. Le Danemark ou les prochaines présidences du Conseil de l’UE pourraient remettre une proposition révisée sur la table. »
Pour la première fois, même les conservateurs émettent des critiques
« C’est une victoire formidable pour la liberté qui prouve que la protestation fonctionne ! », s’est pour sa part félicité l’ex-eurodéputé pirate Patrick Breyer, qui combat ce projet depuis des années et dont le blog constitue la ressource la plus complète à ce sujet :
« Face à une vague d’appels et d’e-mails du public, les sociaux-démocrates tiennent bon et, pour la première fois, même les dirigeants conservateurs émettent des critiques. Sans la résistance inlassable des citoyens, des scientifiques et des organisations, les gouvernements de l’UE auraient adopté la semaine prochaine une loi totalitaire sur la surveillance de masse, signant la fin de la confidentialité numérique. Le fait que nous ayons réussi à empêcher cela, pour l’instant, est un moment à célébrer. »
Un ingénieur logiciel de 30 ans aurait contribué au revirement
POLITICO souligne de son côté que le site fightchatcontrol.eu, lancé le 6 août dernier par un ingénieur logiciel danois de 30 ans, aurait contribué à « saturer » de courriels les responsables gouvernementaux nationaux et membres du Parlement européen, et même « provoqué une vive agitation dans les couloirs du pouvoir à Bruxelles ».
POLITICO a pu vérifier l’identité de celui qui se fait appeler Joachim. Il refuse en effet de rendre public son nom ainsi que celui de son employeur qui, n’ayant « aucun intérêt commercial » associé à ce projet, ne souhaite pas être associé à cette campagne.
L’ingénieur, qui aurait pris en charge seul les coûts liés au site web, a répondu à POLITICO que, début octobre, plus de 2,5 millions de personnes avaient visité son site web, et qu’il estimait que ce dernier avait permis d’envoyer plusieurs millions de courriels.
« Cette campagne semble avoir placé le sujet au premier plan dans les États membres où il n’y avait auparavant que peu ou pas de débat public », estime Ella Jakubowska, responsable des politiques d’European Digital Rights (EDRi), qui réunit les principales ONG européennes de défense des libertés numériques.
« La présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, doit désormais admettre l’échec de son projet dystopique Control Chat », estime Patrick Breyer, pour qui la Commission « doit définitivement retirer ce projet de loi irréparable, qui n’a pas réussi à obtenir la majorité au Conseil depuis des années » :
« Elle devrait plutôt adopter l’alternative proposée par le Parlement européen, qui garantit une protection efficace des enfants sans surveillance de masse : des applications plus sûres grâce à la « sécurité dès la conception », la suppression proactive des contenus illégaux en ligne et des obligations de retrait rapide. »
Le chiffrement est essentiel à l’indépendance numérique de l’Europe
Plus de 40 entreprises et ONG européennes soucieuses de la protection de la vie privée avaient cosigné plus tôt cette semaine une lettre ouverte aux États membres de l’UE, rappelant pourquoi la proposition reviendrait à installer une « porte dérobée » dans les terminaux des citoyens européens :
« L’avenir numérique de l’Europe dépend de la compétitivité de ses propres entreprises. Or, obliger les services européens à affaiblir leurs normes de sécurité en analysant tous les messages, même cryptés (sic), à l’aide d’une analyse côté client, compromettrait la sécurité des utilisateurs en ligne et irait à l’encontre des normes élevées de l’Europe en matière de protection des données. Par conséquent, les utilisateurs européens – particuliers et entreprises – et les clients mondiaux perdront confiance dans nos services et se tourneront vers des fournisseurs étrangers. Cela rendra l’Europe encore plus dépendante des géants américains et chinois de la technologie qui ne respectent pas actuellement nos règles, sapant ainsi la capacité de l’Union à être compétitive. »
Elle rappelle que le RGPD est « l’un des rares, voire le seul avantage concurrentiel dont dispose l’Europe par rapport aux États-Unis et à la Chine dans le secteur technologique ». Et ce, alors que les mesures telles que NIS2, la loi sur la cyberrésilience et la loi sur la cybersécurité « reconnaissent que le chiffrement est essentiel à l’indépendance numérique de l’Europe ».
Plusieurs Français figurent parmi les signataires : Commown, CryptPad, E-Foundation, la FFDN, Gentils Nuages, Hashbang, LeBureau.coop, Logilab, Murena, Nym, Octopuce, Olvid, TeleCoop et XWiki.