Le paradoxe du porte-conteneurs : quand le « bout du monde » rime avec “efficacité énergétique”
« Achetez local », « Au moins ça ne vient pas de l’autre bout du monde »… Qui n’a jamais entendu ces phrases censées dénoncer l’aberration environnementale du transport de marchandises sur de longues distances ? Le porte-conteneurs, symbole par excellence de la mondialisation, incarne cette image d’un « global » opposé au « local ». Pourtant, derrière cette perception tenace se cache une réalité surprenante : le transport maritime est, et de loin, le mode de transport de marchandises le plus efficace d’un point de vue énergétique. Préparez-vous à ré-expédier vos idées reçues.

Commençons par prendre l’exemple d’un géant des mers. Voici le “Jacques Saadé”, un des derniers-nés de la compagnie française CMA-CGM. Il mesure environ 400 m de long, 60 m de large et 75 m de haut. Ces chiffres peuvent paraître ordinaires mais, placés à la verticale dans le quartier de la Défense, ce navire écraserait les tours voisines : la plus haute, la Tour First, ne mesurant “que” 231 m de haut. On est, de fait, face à l’une des plus grosses machines jamais construites par l’humanité.

Ces géants des mers sont propulsés par des moteurs tellement grands qu’on les appelle « moteurs cathédrale ». Un technicien peut littéralement entrer dans un cylindre ! Celui du Jacques Saadé est un moteur dual-fuel deux-temps de 63 mégawatts brûlant un mix de fioul et de méthane liquéfié. 63 MW, c’est l’équivalent de 84 000 chevaux de votre voiture ! Si l’on considère une Twingo de première génération avec un moteur de 55 chevaux, on a donc un navire avec la puissance propulsive de 1 530 Twingos (Jancovici a les esclaves énergétiques, j’aurai les Twingos !).
1 530 Twingos… assurément, un monstre pareil doit consommer énormément, me direz-vous ! Regardons ça de plus près. Ce navire, qui relie l’Asie du Sud-Est à l’Europe du Nord en environ 30 jours, déplace 23 000 conteneurs EVP (équivalent 20 pieds, soit 6 m de long). Or, 23 000 conteneurs tirés par 1 530 Twingos, c’est tout à fait impressionnant puisque cela fait 15 conteneurs par Twingo !

Les navires déplacent donc les marchandises avec une incroyable efficacité énergétique. Cela tient à plusieurs facteurs. Premièrement, ils flottent naturellement : pas besoin, contrairement aux avions, d’énergie pour les maintenir en altitude. Ensuite, ils glissent assez facilement : l’eau offre un coefficient de frottement relativement faible lorsque les vitesses sont raisonnables (environ 30 km/h pour les porte-conteneurs). De plus, ils se déplacent sur un plan horizontal (pas de col à franchir), principalement en ligne droite, et s’arrêtent très rarement, tirant profit de leur inertie. Enfin, la taille des navires augmentant, ils bénéficient d’un rapport volume/surface de plus en plus favorable.
Mais cela ne s’arrête pas là. Les moteurs diesel des navires, bien qu’étant des deux-temps, n’ont rien à voir avec ceux de nos vieilles mobylettes : ils affichent des rendements record pouvant dépasser les 50 %, bien loin des performances du moteur à essence de notre Twingo qui tourne autour de 25 % en moyenne. En termes de consommation — et donc d’émissions de CO₂ — notre porte-conteneurs géant consomme et émet donc à peu près l’équivalent de 765 Twingos (1 530 / 2, si vous avez suivi), soit une pour 30 conteneurs !
Le transport maritime est donc le roi de la sobriété quand il s’agit de transporter des marchandises ! Déplacer une tonne de marchandise sur 1 km avec un navire n’émet qu’environ 14 g de CO₂, alors que le chiffre sera 11 fois supérieur avec un camion (158 g) et 40 fois avec un avion (540 g). Autrement dit, importer à Dunkerque des marchandises de Singapour en passant par le canal de Suez émet autant que de les importer par camion depuis Barcelone ou par avion depuis Caen !

On voit ici que la préférence pour le local, pour des raisons climatiques, est largement surfaite, si ce n’est de l’ordre du fantasme ! Le mode de transport (bateau, avion, camion, train) est un critère bien plus important que la distance. Mais, par ailleurs, saviez-vous que tous les transports confondus (marchandises + passagers) ne pèsent “que” 16 % des émissions mondiales ?
En fin de compte, dans l’analyse de cycle de vie d’un produit, la part du transport est souvent marginale : c’est bien plus le mode de production et éventuellement la phase d’utilisation (si le produit consomme de l’énergie fossile, comme une voiture) qui pèsent le plus lourd.
Comme souvent, notre méconnaissance des chiffres nous pousse à agir de manière inefficace : on préfère manger de l’agneau local plutôt que des bananes antillaises alors que ces dernières sont bien moins “carbonées”. Ne faudrait-il pas encourager le ferroviaire ? Si, c’est une très bonne idée : le train est un mode de transport très peu émetteur, surtout quand il est alimenté par de l’électricité bas-carbone comme en France. Mais le train souffre d’un problème de capacité : déplacer nos 23 000 conteneurs sur le rail nécessiterait un train de 140 km de long !
Autrement dit, un train arrivant en gare d’Angoulème n’aurait pas encore quitté la gare de Bordeaux. En réalité, les deux modes de transport, trains et navires, ne sont pas tellement concurrents dans la mesure où le train ne traverse pas encore les océans, et les bateaux n’arrivent pas encore à Genève.

Si tout n’est pas idyllique avec le transport maritime (il engendre d’autres externalités négatives que le carbone, telles que la pollution atmosphérique, le bruit ou le transport d’espèces invasives), il se révèle malgré tout être le mode de fret le plus efficace pour acheminer des marchandises. À tel point qu’il doit être systématiquement privilégié face au transport routier et aérien, chaque fois que c’est possible. Cette substitution est d’ailleurs une piste majeure pour la décarbonation globale de nos transports.
Pensez à l’itinéraire Barcelone–Dunkerque par la mer : il émet moins que par la route, malgré le détour. On en vient à notre fameux paradoxe : pour décarboner le transport dans son ensemble, il faudrait davantage de transport maritime, alors même que ce secteur doit lui-même réduire drastiquement ses émissions, avec un objectif de neutralité carbone à l’horizon 2050, fixé par l’OMI (Organisation maritime internationale).
Avec 80 % des marchandises transitant déjà par les mers (et cela ne concerne pas que les porte-conteneurs), le secteur est responsable de 2 à 3 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre, soit l’équivalent du transport aérien ou d’un pays comme le Japon. Le défi est donc double : décarboner une industrie déjà très efficace et lui permettre de prendre des parts de marché aux modes de transport plus émetteurs, tout en accompagnant la croissance économique des prochaines décennies.
Ce secteur est réputé être l’un des plus difficiles à décarboner. Néanmoins, sa transition énergétique et écologique est non seulement nécessaire, mais elle constitue également une priorité stratégique pour l’ensemble de la chaîne logistique mondiale. Nous explorerons prochainement les pistes concrètes permettant d’atteindre cette décarbonation, tout en augmentant le trafic maritime.
Sources de l’intensité carbone des moyens de transport :
https://www.eea.europa.eu/data-and-maps/figures/ghg-efficiency-of-different-transport
https://wwwcdn.imo.org/localresources/en/OurWork/Environment/Documents/Fourth%20IMO%20GHG%20Study%202020%20-%20Full%20report%20and%20annexes.pdf
https://www.gov.uk/government/publications/greenhouse-gas-reporting-conversion-factors-2022
https://www.ecologie.gouv.fr/information-ges-des-prestations-transport
L’article Le paradoxe du porte-conteneurs : quand le « bout du monde » rime avec “efficacité énergétique” est apparu en premier sur Les Électrons Libres.