Les vraies menaces contre le vivant
La crise affectant la biodiversité est réelle, massive, et l’endiguer doit être une priorité. Mais encore faut-il bien identifier les raisons de ce déclin. Or, celles qui sont mises en avant sont souvent très loin d’être les plus délétères. Au risque d’aggraver le problème.
Arrêtez cette lecture et réfléchissez-y un instant : quel serait votre top 5 des causes de la crise de la biodiversité ? Vous l’avez ? Eh bien… vérifions cela. Avec, pourquoi pas, quelques surprises à la clé…
N°5 : Le réchauffement climatique (6%)
Vous l’imaginiez certainement plus haut, pourtant le réchauffement climatique n’arrive qu’en cinquième et dernière position. Un résultat en partie en trompe-l’œil, car pour beaucoup de chercheurs, ilpourrait bientôt devenir la cause principale du déclin biologique si l’humanité ne parvient pas à freiner sa progression.
Ses effets sur la biodiversité sont multiples. La plupart des espèces réagissent en migrant vers des latitudes ou des altitudes plus hautes, mais toutes n’en ont pas la possibilité. Les espèces peu mobiles, comme certaines plantes, sont particulièrement vulnérables. D’autres sont littéralement prises au piège dans leur milieu. C’est le cas de l’edelweiss, emblème des montagnes européennes, qui, ne pouvant plus migrer plus haut, est aujourd’hui menacé par le réchauffement du climat alpin.
Et même pour celles qui migrent, l’histoire n’est pas forcément heureuse. Ces déplacements bouleversent les chaînes alimentaires et provoquent des déséquilibres écologiques. Dans l’Arctique, par exemple, la migration vers le nord du cabillaud — un poisson prédateur — met à mal les espèces locales. En se nourrissant de juvéniles de morue polaire ou de lycodes arctiques, il exerce une pression nouvelle sur leurs populations tout en entrant en compétition avec d’autres prédateurs comme le flétan. Résultat : une perturbation en cascade de tout l’écosystème, jusqu’aux oiseaux marins et aux phoques.
Le réchauffement perturbe aussi le rythme du vivant. En modifiant la saisonnalité, il désynchronise les relations entre espèces. En Suisse romande, le gobemouche noir en fait les frais. Cet oiseau migrateur arrive chaque printemps pour nourrir ses petits avec des chenilles… mais celles-ci éclosent désormais plus tôt, à cause de la hausse des températures. Quand les oisillons naissent, le pic de nourriture est déjà passé. Ce décalage temporel, ou « mismatch », entraîne un effondrement du succès reproducteur et, à terme, menace la population.
Enfin, les océans subissent particulièrement les conséquences du réchauffement, notamment à travers les « canicules marines » — de véritables vagues de chaleur qui déciment des populations entières. Couplées à l’acidification des eaux, provoquée par l’excès de CO₂ absorbé, elles déclenchent le blanchiment massif des coraux, piliers de la biodiversité océanique. Plus de 40% des espèces coralliennes sont ainsi menacées d’extinction selon la liste rouge de l’UICN.
N°4 : La pollution (7%)
Vous la pensiez elle aussi certainement beaucoup plus haut. Son impact reste cependant très significatif.
Quand on parle de pollution, on pense d’abord à la pollution chimique des milieux naturels. Celle de l’air, notamment : l’ozone troposphérique, produit indirectement par les activités humaines (combustions, solvants, transports…), est toxique pour les végétaux. Il altère la photosynthèse, ralentit leur croissance et les rend plus vulnérables aux maladies ou à la sécheresse. Quant aux oxydes d’azote et de soufre, ils se transforment dans l’atmosphère en acides nitrique et sulfurique, donnant naissance aux fameuses pluies acides, capables d’altérer de nombreuses fonctions biologiques.
Vient ensuite la pollution de l’eau, douce ou marine. L’agriculture en est souvent une source majeure : l’épandage d’engrais azotés et phosphatés entraîne un lessivage vers les rivières, puis vers la mer. Ce cocktail nourrit les proliférations d’algues vertes et de cyanobactéries, qui bloquent la lumière et épuisent l’oxygène en se décomposant. En conséquence, des zones mortes où la vie ne tient plus qu’à un fil. C’est le phénomène bien connu de l’eutrophisation.
Les pesticides, les métaux lourds, les médicaments ou autres molécules issues de l’industrie et des eaux usées aggravent encore la situation. Absorbées par les organismes aquatiques, ces substances intoxiquent les êtres vivants. Certaines molécules s’accumulent tout au long de la vie sans pouvoir être éliminées ; leur concentration augmente alors par bioamplification le long de la chaîne alimentaire, jusqu’à menacer les grands prédateurs. Côté hydrocarbures et plastiques, l’enjeu est double : des accidents spectaculaires (marées noires) et une pollution chronique par les macro- puis microplastiques qui blessent, étouffent ou contaminent la faune.

Les sols, eux, n’échappent pas à la contamination. L’usage de pesticides, d’engrais ou encore le travail mécanique du sol fragilisent les communautés souterraines : filaments mycéliens, bactéries, vers, insectes. À cela s’ajoutent les pollutions issues de décharges mal gérées, de rejets industriels ou miniers, qui empoisonnent lentement les sols vivants.
Enfin, des “pollutions sensorielles” — lumière et bruit — perturbent aussi les cycles biologiques : éclairages nocturnes désorientant insectes et oiseaux, bruit des transports ou activités maritimes nuisant à la communication, la chasse ou la reproduction. Les rejets d’eaux chaudes, plus localisés, modifient la température des cours d’eau et réduisent l’oxygène disponible.
N°3 : Les espèces et maladies envahissantes (13%)
Peut être pour vous la surprise de ce classement. Et pourtant, songez-y…
Avant l’arrivée de l’Homme, les écosystèmes évoluaient lentement, soumis aux forces naturelles : climat, dérive des continents, catastrophes ponctuelles… Chaque espèce occupait une niche écologique, c’est-à-dire un ensemble de conditions de vie, de ressources et d’interactions avec son environnement. Ces niches restaient globalement équilibrées : si une espèce prenait le dessus, ses prédateurs ou la limitation de ses ressources régulaient rapidement la situation. Sauf lors de grandes crises, les déséquilibres restaient lents, comme lors de migrations naturelles, ou très localisés, par exemple après une éruption volcanique. Les espèces avaient le temps de s’adapter, et un nouvel équilibre s’installait.
Puis est arrivé l’Homme. En colonisant la planète, il a brusquement chamboulé cet équilibre fragile. Les échanges de marchandises et de personnes entre continents ont déplacé des espèces beaucoup plus vite que ne l’aurait fait la nature. Résultat : certaines débarquent dans un nouvel environnement avec des avantages biologiques que les habitants locaux n’ont pas — reproduction rapide, grande tolérance écologique, agressivité… Parfois, elles n’ont pas de prédateurs. Parfois, leurs proies se laissent faire. Dans tous les cas, elles s’installent, se multiplient et prennent la place des espèces autochtones, souvent à leurs dépens.
Parmi les exemples les plus frappants : le rat noir, embarqué dans les cales des navires, qui a conquis toutes les îles du globe et dévoré œufs et poussins d’oiseaux nicheurs ; ou la jacinthe d’eau, originaire d’Amérique du Sud, qui a envahi de nombreux cours d’eau tropicaux et subtropicaux, formant des tapis denses qui étouffent la faune aquatique, bloquent la lumière et perturbent pêche et navigation.
Des exemples comme ceux-là, on en compte des milliers — plus exactement 3 500 — répartis aux quatre coins du monde. Et ces invasions concernent tous les groupes du vivant : animaux, plantes, mais aussi bactéries et champignons. Comme Xylella fastidiosa, une protéobactérie qui attaque oliviers, vignes et agrumes, devenue envahissante en Europe, ou encore Batrachochytrium dendrobatidis, un champignon responsable de la chytridiomycose et du déclin massif des amphibiens à l’échelle planétaire.
Bref, là où ces envahisseurs passent, l’équilibre fragile des écosystèmes est bouleversé, et la biodiversité locale en paie le prix. Mieux connaître les mécanismes de ces invasions, c’est donc déjà commencer à réfléchir à la manière de les prévenir.
N°2 : La surexploitation des espèces (24%)
La surexploitation des espèces et des ressources naturelles se hisse au second rang des causes de perte de biodiversité — bien loin devant la pollution ou le réchauffement climatique.
L’être humain a toujours prélevé dans la nature de quoi vivre : chasser, pêcher, cueillir. Mais les lances ont laissé place aux fusils, les filets artisanaux aux chaluts géants, et la planète compte désormais plus de huit milliards d’habitants. Ce qui n’était autrefois qu’une pression ponctuelle sur les écosystèmes est devenu, à l’échelle mondiale, une véritable hécatombe. Les prélèvements dépassent souvent la capacité de renouvellement des populations : on parle alors de surexploitation.
Celle-ci touche d’abord les vertébrés terrestres, chassés pour leur peau, leur ivoire, le commerce d’animaux de compagnie ou, parfois, simplement par pur loisir. Certaines espèces ont même failli disparaître à cause de croyances absurdes : la corne de rhinocéros, censée être aphrodisiaque, ou les os, griffes et pénis de tigre, jadis vantés comme remèdes contre l’arthrite ou l’impuissance.
Les plantes et les champignons ne sont pas épargnés : cueillette intensive et exploitation forestière menacent plusieurs espèces emblématiques. Le cèdre de l’Atlas, par exemple, subit des abattages clandestins pour son bois parfumé.
Mais c’est surtout dans les océans que la surexploitation atteint des proportions dramatiques. Chaluts de fond, filets démesurés ou dispositifs de concentration de poissons : les techniques de pêche industrielle, souvent peu sélectives, tuent bien plus qu’elles ne capturent, laissant derrière elles des écosystèmes épuisés et silencieux. Et quand les poissons disparaissent, ce sont aussi les oiseaux marins, les mammifères et les communautés humaines côtières qui s’effondrent à leur tour.

N°1 : Les changements dans l’utilisation des terres et de la mer (50%)
Numéro un et de très loin, la destruction des milieux naturels et les changements dans leur utilisation.
Car du haut de nos 8,2 milliards d’habitants, l’espèce humaine prend de la place. Beaucoup de place. Pour assurer survie et confort, il faut bien construire, circuler, produire, se nourrir… bref, aménager. En conséquence, entre 2 et 3 % de la surface terrestre émergée sont aujourd’hui couverts de bâtiments, de routes et d’infrastructures en tous genres. Cela peut sembler dérisoire, mais ces quelques pourcents pèsent lourd dans la balance du vivant.
Les zones côtières, d’abord, sont en première ligne : urbanisation, ports, digues, extraction de sable ou de granulats détruisent des écosystèmes parmi les plus riches et les plus utiles de la planète. À l’intérieur des terres, les infrastructures linéaires — routes, voies ferrées, canaux — peuvent aussi occasionner des dégâts majeurs en fragmentant les habitats.
Or, un animal a besoin d’un territoire, de ressources et de mobilité. Une quatre-voies entre une forêt et un étang peut suffire à rompre cet équilibre, coupant certaines populations de leur point d’eau. Chez les espèces à faible densité d’individus, comme beaucoup de grands mammifères, cette fragmentation isole les individus, limite les échanges génétiques et favorise la consanguinité — un lent poison pour la résilience des populations.
Plus le maillage d’obstacles se resserre, plus les populations se retrouvent à l’étroit, jusqu’à disparaître purement et simplement.
Mais les plus gros impacts proviennent sans doute de l’agriculture. Les terres cultivées et pâturées recouvrent près d’un tiers des surfaces émergées, et presque la moitié des terres habitables.

Cette expansion s’est faite au détriment des écosystèmes naturels, grignotant inexorablement les habitats d’innombrables espèces. Depuis la préhistoire, on estime ainsi que 46 % des surfaces forestières ont été perdues, et avec elles les êtres vivants qui s’y trouvaient.

Il faut toutefois nuancer, car environ deux tiers des terres agricoles sont constitués de prairies, souvent riches en biodiversité végétale et souterraine. Le dernier tiers, en revanche, correspond aux terres cultivées, fréquemment labourées, fertilisées et traitées, donc appauvries en êtres vivants. Et la disparition progressive des haies a aggravé la situation : en supprimant ces corridors écologiques, on a isolé les poches de nature restantes, piégeant la faune dans un puzzle d’habitats morcelés.
Différentes causes, différentes perceptions

Au fond, le déclin du vivant ne s’explique pas par une seule cause, mais par une mosaïque d’impacts. Tous n’ont pas la même ampleur… ni la même visibilité. Et c’est bien là le problème : ce qui frappe l’opinion n’est pas toujours ce qui affecte le plus les écosystèmes.
Certaines menaces deviennent de véritables totems médiatiques. Les pesticides, en particulier, cristallisent les peurs, les slogans et les débats politiques, jusqu’à occulter d’autres pressions tout aussi préoccupantes. Et cette focalisation sélective façonne notre vision du monde. En 2018, une enquête européenne révélait ainsi que la pollution était perçue – à tort – comme la première cause de perte de biodiversité, loin devant la destruction des milieux ou la surexploitation.
Une perception biaisée, héritée du bruit médiatique, qui brouille parfois la hiérarchie réelle des priorités écologiques. Car comprendre les véritables causes du déclin du vivant, c’est déjà faire un pas vers les solutions. Nous verrons au chapitre suivant qu’il existe des leviers simples, souvent peu coûteux, pour inverser les tendances locales, à condition de cibler les bonnes causes.
Car sans bon diagnostic, pas de remède efficace.
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