Une richesse mondiale sans précédent qui reste inégalement répartie – Décryptage #1b
Chère lectrice, cher lecteur,
Cet article est le second article de ma série dans lequel je vous emmène dans une exploration de données économiques et démographiques de long terme.
Dans le premier article (Décryptage #1a), je m’étais intéressé aux données mondiales.
Parmi les multiples phénomènes mis en évidence dans le Décryptage #1a, j’aimerais m’attarder sur deux phénomènes en particulier.
Le premier phénomène sur lequel je veux m’attarder est l’augmentation continue du PIB par habitant mondial depuis le 19ᵉ siècle.
En utilisant l’estimateur statistique BEAST, représenté sur la Figure 1 par les lignes verticales, j’identifie deux ruptures structurelles : une première rupture dans les années 1950, et une seconde au début des années 2000. Une rupture structurelle correspond à un changement du rythme d’évolution d’un indicateur statistique dans le temps. Dans la Figure 1, ces deux ruptures structurelles correspondent à des accélérations : l’augmentation du PIB par habitant mondial a accéléré dans les années 1950, puis a encore accéléré au début des années 2000.
Le second phénomène sur lequel je veux m’attarder est que la croissance du PIB par habitant mondial n’a pas été uniforme ni dans l’espace, ni dans le temps. Le PIB par habitant diffère, parfois substantiellement, d’une grande région du monde à l’autre, à la fois par son niveau et par son évolution historique.
Toutes les régions du monde ont vu leur PIB par habitant augmenter, mais d’importantes disparités subsistent.
Dans l’article d’aujourd’hui, je vous propose d’explorer l’évolution du PIB par habitant des grandes régions du monde de la Figure 2.
• Décryptage #1b : les grandes régions du monde
• Décryptage #1c : quelques pays, dont la France et les États-Unis
• Décryptage #1d : la vie avant l’émergence du capitalisme
Un point méthodologique
Dans la série d’articles, j’utilise l’estimateur BEAST pour détecter les ruptures structurelles. Une rupture structurelle correspond à une accélération ou à un ralentissement de l’évolution d’une série statistique dans le temps. L’article ne porte pas sur BEAST, mais comme j’utilise beaucoup BEAST, il me semble utile de faire un point méthodologique à son sujet.
Vous verrez dans l’article que BEAST n’est pas toujours précis. Il parvient à détecter de nombreuses ruptures structurelles, mais pas toutes. Il a aussi parfois tendance à les détecter, mais avec une imprécision dans l’année. Faut-il en conclure que BEAST ne permet pas de détecter de manière fiable les ruptures structurelles ? Pas nécessairement.
L’imprécision de certaines détections est très vraisemblablement liée aux données que j’utilise. D’une part, elles sont irrégulières : il y a essentiellement une observation tous les cinq ans, la série ne devenant annuelle qu’à partir de 2015. D’autre part, des pas de temps de cinq ans sont fondamentalement imprécis.
Avec des données irrégulières et imprécises, BEAST, comme n’importe quel autre indicateur statistique, fournira des résultats imprécis.
Dans le prochain article de la série (Décryptage #1c), j’utiliserai des données annuelles. Vous verrez que la performance de BEAST s’améliorera significativement.
Si l’estimateur BEAST vous intéresse, j’ai prévu de publier un article technique pour expliquer en quoi il consiste, et comment l’utiliser avec R. Ne manquez pas l’article en vous abonnant à ma newsletter en veillant à bien activer la section « Statistiques et données ».
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La première vague : l’Occident
Ces précisions méthodologiques faites, je vous propose de commencer par la région du monde qui, la première, a connu une importante croissance de son PIB par habitant : l’Occident.
Je vais me contenter d’explorer les données pour l’Europe de l’Ouest. Les données à ma disposition ne contiennent pas de données régionales pour l’Amérique du Nord. Dans le prochain article (Décryptage #1c), j’explorerai l’évolution du PIB par habitant dans certains pays, dont les États-Unis.
La Figure 3 montre le PIB par habitant en Europe de l’Ouest de 1820 à 2022.
BEAST détecte nettement une rupture structurelle en 1960. À cette période, les données ont un pas de temps de cinq ans. La date de la rupture structurelle détectée par BEAST est imprécise. Pour autant, on voit bien sur le graphique que l’augmentation du PIB par habitant accélère à l’issue de la Seconde Guerre mondiale. Historiquement, cette rupture structurelle coïncide avec la reconstruction d’une Europe dévastée par la guerre.
À l’œil nu, on voit cependant qu’il y a probablement eu des ruptures structurelles plus modestes bien avant la Seconde Guerre mondiale. C’est d’autant plus probable qu’il est solidement établi que la Révolution Industrielle a commencé en Europe lors du 19e siècle. Probablement parce que les données sont trop irrégulières et trop parcellaires, BEAST ne parvient pas à détecter les ruptures structurelles de moindre intensité. Par ailleurs, la forte augmentation post-Seconde Guerre Mondiale « écrase » l’échelle des ordonnées, ce qui rend les ruptures structurelles de moindre ampleur probablement plus difficiles à détecter (mon futur article de la section « Statistiques et données » qui portera spécifiquement sur BEAST permettra de comprendre en quoi). Comme les données du prochain article seront des données annuelles, BEAST parviendra à détecter davantage de ruptures structurelles.
La deuxième vague : le Sud global
Je vous propose maintenant de nous intéresser à l’évolution du PIB par habitant dans trois régions du Sud global : l’Amérique latine, le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord (MOAN) et l’Asie de l’Est.
Commençons par l’Amérique latine, avec la Figure 4.
Comme pour l’Europe de l’Ouest, BEAST détecte une rupture structurelle dans les années 1950. Il en détecte une seconde, quoiqu'avec moins de vraisemblance, au début des années 2000. Même si l’Amérique du Sud a été épargnée par la Seconde Guerre mondiale, et qu’il n’y a donc pas besoin de reconstruire le continent, le PIB par habitant a cependant augmenté d’environ 3 750 $ par an en 1950 à quasiment 9 000 $ par an en 1980.
La Figure 4 fait apparaître une cassure au début des années 1980. Le PIB par habitant de la région a soudainement baissé pour ensuite repartir à la hausse dans les années 1990. Je ne suis pas suffisamment connaisseur de l’histoire économique de l’Amérique du Sud pour identifier le (ou les) pays à l’origine de cette cassure. L’Argentine a bien connu une crise lors des années 2000, mais elle a lieu vingt ans après la cassure. Et j'ignore si l’Argentine a suffisamment de poids pour autant influencer sur la moyenne des pays d’Amérique du Sud.
Pourquoi est-ce que BEAST ne semble pas détecter la cassure des années 1980 ? Il y a sans doute deux raisons. La première est que les données ont des pas importants : une observation tous les cinq ans. La seconde est que la pente de la courbe avant la rupture et après la rupture semble relativement identique. Or, pour simplifier, BEAST détecte les ruptures structurelles en comparant la pente de la série temporelle pour différents sous-intervalles temporels.
Continuons avec le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord, avec la Figure 5.
BEAST détecte une possible rupture structurelle à la fin des années 1960, et une seconde avec beaucoup plus de vraisemblance en 2005. Je n’affirme pas qu’il s’agisse de l’explication. Cependant, il me semble au moins possible que la rupture des années 1960 puisse être liée à la décolonisation. La rupture de 2005 correspond à la rupture similaire visible dans la Figure 4 pour l’Amérique du Sud.
De manière semblable à l’Amérique du Sud, la région connaît un plateau lors des années 1980. Je ne suis pas suffisamment familier de l’histoire de la région pour identifier une possible explication à ce plateau.
Pour finir, l’Asie de l’Est. Tous les pays d’Asie de l’Est ne font pas partie du Sud global ; le Japon et la Corée du Sud n’en font pas partie. L’Asie de l’Est est un mélange de pays développés et de pays en développement.
BEAST détecte deux ruptures structurelles : une première dans les années 1960, une seconde dans les années 2000. Je ne suis pas sûr d’avoir en tête la liste exacte des pays qui composent cette région. Je suis cependant tenté de lire dans la première rupture structurelle la reconstruction du Japon après la Seconde Guerre mondiale, dans un mouvement semblable à celui de l’Europe de l’Ouest. La seconde rupture structurelle est probablement causée par l’important développement économique de la Chine à partir des années 2000.
Je note que l’Asie de l’Est est, pour l’instant, la seule région dans laquelle le PIB par habitant n’a pas baissé lors de la crise sanitaire de la COVID-19. Est-ce l’effet d’une crise sanitaire mieux gérée par les pays de la région, des pays qui avaient déjà acquis de l’expérience avec l’épidémie de SRAS en 2003 ?
Les autres vagues
Pour finir, j’aimerais m’intéresser à trois régions un peu à part des précédentes. Il s’agit des deux régions les plus pauvres, l’Asie du Sud et Sud-Est et l’Afrique sub-saharienne, et de l’Europe de l’Est.
Je vous propose de commencer par l’Asie du Sud et du Sud-Est, avec la Figure 7.
Comme la plupart des régions étudiées jusqu’ici, BEAST détecte que l’Asie du Sud et du Sud-Est connaît une accélération de la croissance de son PIB par habitant dans les années 1990. La différence avec les autres régions tient à l’échelle des ordonnées : là où la Figure 4, la Figure 5 et la Figure 6 ont une échelle qui s’arrête de 15 000 à 20 000 dollars par an, la Figure 7 s’arrête à un peu moins de 9 000 dollars par an.
L’Asie du Sud et Sud-Est se développe, mais est encore loin d’atteindre le PIB par habitant d’autres régions du monde. Ce que l’on peut voir dans la Figure 2.
Continuons avec la Figure 8 et l’Afrique sub-saharienne. L’axe des ordonnées montre qu’il s’agit de la région ayant le PIB par habitant le plus bas parmi toutes les régions étudiées jusqu’ici.
BEAST détecte une possible rupture dans les années 1960. Je spécule, mais elle pourrait correspondre à la décolonisation d’un certain nombre de pays de la région, enfin libérés de l’emprise des pays colonialistes européens.
C’est surtout dans les années 2000 que BEAST détecte avec une forte vraisemblance une rupture structurelle. Elle est d’ailleurs visible à l’œil nu sur le graphique : le PIB par habitant connaît une importance augmentation. Comme pour l’Asie du Sud et du Sud-Est, le PIB par habitant reste toutefois à un niveau faible : l’échelle des ordonnées s’arrête à un peu plus de 3 500 $ par an.
Pour finir, je veux m’intéresser à l’Europe de l’Est dans la Figure 9. La région se distingue de toutes les autres, car elle a connu un évènement historique singulier au début des années 1990 : la chute du communisme. La chute du communisme a profondément transformé l’organisation politique, sociale et culturelle des pays concernés. Le système économique a, lui aussi, été profondément transformé.
BEAST détecte deux ruptures structurelles. Une première dans les années 1960. Il s’agit possiblement du même phénomène de reconstruction qu’a connu l’Europe de l’Ouest à l’issue de la Seconde Guerre mondiale. La seconde rupture structurelle est datée par BEAST en 2005 et correspond, au moins en partie, au rebond ayant fait suite à la chute du communisme.
La chute du communisme est visible sur le graphique : le PIB par habitant diminue sensiblement au cours des années 1990. Cependant, de nombreux pays anciennement communistes ont connu une croissance économique importante dès les années 2000, conduisant à un rattrapage, puis à un large dépassement, de la récession causée par la chute du communisme. Certains pays d’Europe de l’Est comme la Pologne ont rattrapé le PIB par habitant des pays d’Europe de l’Ouest. D’autres, comme la Russie, stagnent. Il subsiste une forte hétérogénéité parmi les anciens pays communistes.
Conclusion
La Figure 1 montre que le PIB par habitant mondial a connu deux ruptures structurelles : une première après la Seconde Guerre mondiale, une seconde au début des années 2000. En entrant dans le détail de chaque grande région du monde, on s'aperçoit que la plupart d’entre elles ont connu des ruptures structurelles à ces deux périodes. Mais pas toutes.
L’accélération de la croissance du PIB par habitant au tournant des années 2000 dans virtuellement le monde entier coïncide avec le développement de la mondialisation actuelle. La mondialisation consiste en la généralisation du commerce libre entre les pays. Or, on sait depuis deux siècles que le commerce entre deux pays fait augmenter la croissance économique dans les deux pays, un résultat largement validé empiriquement depuis. Il me semble probable que la rupture des années 2000 soit causée par la mondialisation, même si j’envisage d’explorer la littérature scientifique à ce sujet. Si une telle exploration vous intéresse, faites-m'en part dans les commentaires de l’article.
Malgré la tendance à la hausse du PIB par habitant partout dans le monde, des écarts importants subsistent, comme le montre les échelles souvent différentes des ordonnées des différentes figures.
Outre l’interprétation économique, il y a également une leçon méthodologique à tirer. La Figure 1 est une moyenne mondiale. Une moyenne agrège l’information des différentes observations qu’elle résume. Cette agrégation « noie » les évolutions spécifiques aux différentes régions du monde en une valeur unique. Et les évolutions des grandes régions du monde étant elles-mêmes des moyennes, elles masquent les évolutions des pays qui les composent.
Agréger des données est commode, car au lieu de superposer de multiples courbes régionales ou nationales, on peut se contenter d’une courbe unique qui « résume » l’évolution des régions et des pays. Toutefois, cette courbe unique fait perdre de l’information. Par exemple, il est impossible de détecter la chute du communisme, alors que c’est un phénomène qui a eu un impact considérable en Europe de l’Est.
Bien sûr, je ne dis pas qu’il ne faut pas agréger les données pour les résumer. L’agrégation de données est utile. Je dis plutôt que l’agrégation n’est pas sans limites, ni aspects négatifs. Comme tout traitement statistique, agréger des données implique de faire des arbitrages. On gagne sur certaines dimensions, on perd sur d’autres dimensions. Et en fonction de ce que l’on souhaite étudier, un même arbitrage pourra prendre des formes différentes. Il faut simplement avoir conscience de ce que l’on perd, et de ce que l’on gagne.
Dans le prochain article de cette série, le Décryptage #1c, j’explorerai le PIB par habitant de plusieurs pays, dont la France et les États-Unis. Parce que les données sont généralement annuelles, et que les séries s’étendent souvent sur plusieurs siècles, je pourrai explorer de manière encore plus fine les évolutions historiques et les ruptures structurelles. On perdra cependant en généralité, puisque l’histoire économique d’un pays ne renseigne pas nécessairement sur l’histoire économique des autres pays. Là aussi, il existe un arbitrage.
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À bientôt pour le prochain article,
Olivier