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Accidents, risques psychosociaux, incertitude des revenus… L’Anses livre un rapport dans lequel elle détaille les risques sanitaires élevés qui pèse sur les livreurs travaillant pour les plateformes de l’économie numérique.
« Vent, pluie, escalier… Tout ça pour 2,63 € ? » Tel était l’un des slogans des livreurs de plateformes comme Uber Eats, Stuart ou Deliveroo, qui manifestaient le 18 mars dans plusieurs villes de France. À l’appel de l’Union des livreurs indépendants, de la CGT Livreurs, de la Fédération nationale des auto-entrepreneurs et de Sud Livreurs, des travailleurs de plateformes de livraison ont manifesté dans plusieurs villes de France pour réclamer de meilleures conditions de travail.
À leur appui, l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) vient de publier un avis (.pdf) et un rapport de 268 pages (.pdf) sur les risques sanitaires que ces livreurs – majoritairement des hommes – rencontrent dans leur travail. Depuis octobre 2023, estime Union indépendants, les livreurs ont subi une perte de 25 % de chiffre d’affaires.
Des sociétés qui se considèrent simples intermédiaires
L’avis rendu par l’Anses répond, lui, à une saisine initiée par la CGT en 2021. S’appuyant sur la littérature académique, la littérature grise et l’audition d’acteurs concernés, l’Anses a étudié les risques subis par les livreurs. Elle s’est penchée aussi bien sur les modèles économiques des plateformes utilisées que sur les facteurs extérieurs (notamment relatifs à l’environnement urbain) et l’interaction entre les deux.
En termes de modèle économique et de positionnement, l’Anses commence par constater que les plateformes d’emploi, type Uber, Deliveroo ou autre, « se sont toujours revendiquées comme de simples intermédiaires numériques, des « places de marché », facilitant des transactions entre tiers ». Ce cadrage leur permet de se considérer « déchargées de toute réelle responsabilité, que ce soit dans le déroulement de la prestation ou vis-à-vis des conditions de travail des livreurs ».
Pour attirer des forces vives, l’agence rappelle aussi comment, à leur lancement, « soutenues par d’importantes levées de fonds », ces plateformes ont commencé par proposer « des conditions de rémunération attractives aux livreurs afin de constituer une « flotte » indispensable à leur fonctionnement. » Une fois le marché stabilisé, elles ont modifié leurs pratiques pour ne plus payer à l’heure, mais à la course, rendre la rémunération variable en fonction de la distance, voire découper les tâches (récupération de la commande, livraison). Autant d’éléments qui sont venus créer une incertitude dans les revenus que les livreurs pourraient percevoir.
En parallèle, trois générations de livreurs se sont enchaînées : aux individus relativement sportifs et cherchant à éviter le travail de bureau des débuts, ont succédé des personnes ayant des difficultés à s’insérer sur le marché de l’emploi. À l’heure actuelle, la troisième « génération » de livreurs est essentiellement composée de travailleurs sans-papiers, surtout dans les grandes agglomérations.
Management algorithmique, le cœur du problème
La captation de données sur laquelle s’appuient les entreprises pour faire évoluer leur service leur a permis de déployer « massivement » des logiques de management algorithmique, notamment en « pilotant » les travailleurs « à distance via la géolocalisation ». L’Anses critique l’opacité de ce système, qu’elle estime non « justifiée par la nécessité d’éviter les fraudes ».
Conçu pour fonctionner via les smartphones des livreurs, le système l’est aussi « pour fonctionner sans interaction humaine, ni possibilité de discussion ou négociation entre le travailleur et la plateforme. Cette absence d’interaction humaine est parfois présentée comme offrant une plus grande neutralité. Dans les faits, les outils numériques sont aussi porteurs de multiples biais ».
Et l’Anses rappelle que de multiples travaux ont démontré que ces techniques supprimaient le management de proximité, provoquaient une asymétrie d’information exacerbée entre plateformes et livreurs. Le management algorithmique est par ailleurs source d’un « écart important entre le travail prescrit et le travail réel », la simplicité de l’activité décrite par les plateformes étant loin des conditions vécues sur le terrain.
De fait, outre les enjeux algorithmiques, les activités des livreurs les placent dans des situations de risques d’accidents. Plus d’un quart des répondants à une enquête menée en région parisienne ont ainsi déjà subi un accident. En outre, 17 morts et 14 blessés graves ont été rapportés dans la presse entre 2019 et 2023 en France. Elles les exposent aussi, en milieu urbain, à diverses problématiques liées à l’effort, aux nuisances sonores et thermiques, etc.
Déplacement de la responsabilité
La conjonction du travail indépendant, en milieu urbain et sous management algorithmique a, en définitive, une multiplicité d’effets, allant de la non prise en charge systématique des frais de santé liés aux accidents – ni même de la reconnaissance de ces accidents – au risque de burn-out.
L’absence de visibilité sur les critères de fixation des revenus et leur variabilité en fonction des heures pleines et heures creuses, de l’horaire ou d’autres facteurs crée en effet « une pression constante » qui amène les travailleurs « à élaborer des stratégies « d’auto-accélération » » (en prenant plus de risques sur la route, en limitant les échanges avec les clients, voire avec la sphère familiale, etc). Participant au phénomène, les horaires morcelés, souvent de nuit, des cycles de livraisons, ont des effets concrets sur la qualité du sommeil, la santé mentale et physique et la vie sociale, familiale et affective des travailleurs, détaille l’Anses.
Le tout est renforcé par l’organisation du travail de livraison lui-même. Le modèle de plateformisation délègue en effet toute la partie administrative du travail aux livreurs eux-mêmes, en même temps qu’elle met chaque livreur en concurrence. « Par ailleurs, souligne l’agence, la pratique de la location de compte à des personnes migrantes sans papiers par des livreurs en règle sur le territoire français pose des questions éthiques, comme le fait qu’elle puisse s’apparenter à la traite de personnes. »
Bien sûr, la régulation a évolué au cours de la période décrite : la France s’est dotée de la Loi Travail en 2016, l’Union européenne d’une directive sur les travailleurs de plateformes en avril 2024 – texte qui vise notamment à corriger le statut de « faux travail indépendant ».
Cela dit, l’Anses recommande un renforcement des obligations légales des plateformes, que ce soit en termes de protection des travailleurs, d’ouverture de leurs données, ou d’ouverture du dialogue social.
Parmi ses autres recommandations, l’Anses argumente en faveur de l’amélioration de la prévention, de multiplier les travaux d’études et de recherche pour mieux suivre les effets concrets des travaux de livraison sur ceux qui les effectuent, et de sensibiliser les consommateurs « à l’importance de soutenir des pratiques équitables, en les informant sur l’ensemble des risques associés à l’activité de livraison ».