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La lutte complexe de ce pays pour se défaire de sa dépendance au gaz russe [reportage]

Pendant des décennies, l’ancienne République soviétique est restée dépendante de Gazprom à 100 % pour son gaz comme son électricité. Peu avant l’invasion russe de l’Ukraine voisine, en 2022, la Moldavie a entamé une diversification de ses approvisionnements, afin de rompre le monopole. Une entreprise politique loin d’être aisée pour cet État enclavé aux revenus modestes.

Dans une tour aux vitres teintées au cœur de Chisinau, la capitale moldave, Vadim Ceban, débordé d’appels téléphoniques, est soucieux. Ce jour de septembre, le directeur de Moldovagaz, le principal fournisseur de gaz du pays de 2,6 millions d’habitants, ne sait pas comment la Moldavie sera alimentée en énergie à partir de janvier. Nous sommes en train de chercher du gaz à bon prix sur les marchés européens à terme, mais les prix restent trop élevés pour nous, explique-t-il. Les tarifs de Gazprom restent imbattables. Le prix d’un mégawattheure chez eux est de 32 euros contre 39-40 euros sur les marchés (prix TTF, l’indice de Rotterdam), auxquels il faut ajouter les coûts d’acheminement ou de stockage ». Pour Vadim Ceban : « Nous ne pouvons pas faire comme si la Russie n’existait pas, nous devons aussi faire avec Gazprom ». Ici, le gaz est davantage une affaire politique. Avant de se tourner vers les marchés en 2022, l’ancienne République soviétique était dépendante des 5,7 millions de mètres cubes de gaz quotidiens l’été et des 8 millions de mètres cubes quotidiens l’hiver, tous livrés par le Russe Gazprom.

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En Moldavie, tous ne partagent pas l’avis de Vadim Ceban. Certains politiciens, fervents pro européens, prônent une rupture totale avec le géant gazier russe. L’invasion de l’Ukraine, en février 2022, a en effet accéléré sa volonté de refonte du système énergétique. Rangé derrière Kiev, le gouvernement pro-européen diversifie ses approvisionnements.

Il suit ainsi la politique de l’UE, qui dit vouloir se défaire du gaz naturel russe d’ici 2027 pour punir Moscou. Pour Bruxelles, cela implique une refonte totale de l’axe énergétique européen, qui dépendait avant la guerre en Ukraine à 45 % du gaz naturel russe. En 2023, Moscou n’exportait plus que 18 % au continent, mais les livraisons ont toutefois progressé de nouveau en 2024. L’UE entend favoriser davantage le gaz naturel liquéfié américain – dont l’extraction est pourtant interdite dans plusieurs pays européens en raison de son caractère polluant – ou encore le gaz norvégien.

Un mix énergétique très dépendant des énergies fossiles

La volonté « politique » se heurte à la réalité économique. « Le prix du gaz russe est toujours moins cher aujourd’hui. La Russie est l’un des pays qui dispose de plus de réserves de gaz au monde. L’économie s’est construite sur ce gaz. Les gazoducs datent de l’époque soviétique et Moscou n’a pas de nouvelles structures à construire », précise Phuc-Vinh , chercheur sur les politiques de l’énergie à l’Institut Jacques Delors.

Aussi, pour la Moldavie, pays aux revenus précaires, l’entreprise de rupture du monopole Gazprom est plus complexe. Un œil sur les cartes permet de saisir la vulnérabilité géographique du pays au regard de l’acheminement d’énergies. D’une superficie similaire à celle de la région de Bourgogne, située entre la Roumanie à l’est et bordée par l’Ukraine au nord, à l’ouest et au sud, la Moldavie n’a pas d’accès à la mer. Elle importe la majorité de ses énergies. Le pétrole est la première ressource du pays (environ 35 %), suivi du gaz (près de 30 %), de la biomasse (23 %) puis de l’électricité (13 %), selon le gouvernement.

Les habitants, eux, se chauffent majoritairement au bois, notamment ceux des maisons villageoises qui émaillent ce pays de vignobles. Dans les villes, où le gaz et l’électricité alimentent davantage les foyers, les habitations collectives sont des passoires énergétiques chères à chauffer. À l’entrée de la Chisinau, deux hauts immeubles résidentiels échelonnés au style brutaliste, surnommés les « Portes de la ville », incarnent cette architecture soviétique qui imprègne la capitale.

Les routes du gaz : un héritage soviétique complexe

Pendant des décennies, la principale voie d’approvisionnement gazière moldave fut un corridor terrestre qui fend l’Ukraine, érigé sous l’URSS. L’électricité de la Moldavie était produite à partir de ce gaz russe dans une centrale de l’actuelle Transnistrie, région de l’ouest du pays, située derrière le Dniestr. Ce système d’acheminement a résisté aux frontières modernes et tensions politiques, après 1991, date de l’indépendance de la Moldavie. Chisinau a continué d’importer du gaz russe après la dislocation de l’URSS, en dépit de plusieurs tensions avec Gazprom. Les gouvernements moldaves pro européens ont accusé à plusieurs reprises Gazprom de « chantage », ces dernières décennies, l’accusant de faire fluctuer les prix lors des tensions diplomatiques.

La Transnistrie, surnommée aujourd’hui la « rive gauche », a fait sécession et ne paye pas le gaz à Gazprom, qui ne réclame pas sa dette depuis des années. Si Moscou ne reconnaît pas de jure ce territoire isolé de quelque 250 000 habitants, il le reconnaît de facto en le subventionnant. Sa « capitale » autoproclamée, Tiraspol, alimente aujourd’hui toujours la « rive droite » – soit le reste de la Moldavie – en électricité, basant son économie sur cette rente. Pendant trente ans, Gazprom et Moldovagaz – société détenue à 50 % par Gazprom – ont signé des contrats de cinq ans, sur une formule de prix très stable, généralement ajustée une fois par an avec la société de distribution de gaz moldave. Chaque partie, la Transnistrie et le reste de la Moldavie, recevaient et payaient séparément leur énergie.

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La guerre en Ukraine, un tournant

Mais la guerre en Ukraine voisine, a mis à mal ce système fragile. Victor Binzari, le pdg d’Energocom, se souvient d’octobre 2022, comme d’un « tournant ». Sa petite entreprise publique chargée de trouver de l’énergie au meilleur prix sur les marchés a dû multiplier sa capacité de travail du jour au lendemain. « Gazprom a annoncé la diminution de 30 % des livraisons à la Moldavie, à 5,7 millions de mètres cubes par jour – le minimum requis selon le contrat – contre les 8 millions nécessaires à cette période de l’année », rappelle-t-il, dans son bureau situé sur un vaste boulevard de Chisinau. Gazprom pointait le « refus » de l’Ukraine en guerre d’accepter le transit du gaz russe sur son sol. Un argument contesté par Kiev et Chisinau.

« Nous nous sommes retrouvés plongés dans un état d’urgence énergétique, il nous a fallu tracer de nouvelles routes énergétiques et diversifier nos approvisionnements. Cela nous a encouragé à aller acheter sur les marchés à terme », poursuit M. Binzari. Les autorités ont donc retourné le flux d’un gazoduc du sud du pays qui acheminait initialement le gaz russe dans les Balkans. Grâce à cette ouverture d’un deuxième corridor gazier pour la Moldavie, « la rive droite n’importe plus de gaz Gazprom », se félicite M. Binzari. En avril, la Moldavie a ainsi acheté du GNL américain, regazéifié dans un port grec. Mais Chisinau a surtout importé du gaz produit en Roumanie, pays frontalier devenu de fait un acteur clé de sa transformation énergétique. Pour cette politique, l’État le plus pauvre d’Europe bénéficie d’une aide de l’agence américaine pour le développement international de 70,52 millions d’euros en deux ans et 1,6 milliard d’euros de l’UE, depuis 2021, ainsi que des prêts de la banque européenne d’investissement.

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Dépolitisation des énergies ?

Côté électricité, l’entreprise est plus complexe et Gazprom est toujours là. Bien que le pays soit maintenant synchronisé avec le réseau européen ENTSO-E, alors qu’il dépendait auparavant du réseau électrectrifié de l’ancienne URSS, il lui manque des liaisons avec l’Europe. Trois lignes à haute tension sont en projet pour le relier à la Roumanie d’ici 2026, 2027 et 2031. Le gouvernement pro européen espère également développer les énergies renouvelables à hauteur de 30 % d’ici 2030. En attendant, la Transnistrie fabrique environ 80 % de l’électricité moldave – à partir des 5,7 millions de m3 de gaz que Gazprom continue de livrer.

Pour ses défenseurs, cette logique de marché vise à « dépolitiser » les énergies. Dans ce système libéral, les acheteurs ignorent en effet l’origine du gaz avant la transaction : les flux circulant dans le système de gazoducs interconnectés en Europe peuvent en outre venir de nombreux fournisseurs comme des États-Unis, du Qatar ou même… de la Russie pour le gaz naturel liquéfié (GNL), plus difficilement traçable. Certains États de transit sont aussi accusés de ne pas fournir les certificats d’origine du gaz. Pour l’opposition pro russe moldave, cette opacité montre qu’il est difficile de rompre totalement dans les faits avec l’énergie de Moscou.

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Francesco Sassi, expert énergétique et auteur d’études sur la dépendance énergétique européenne nuance toutefois : « La crise que nous traversons encore et l’utilisation astucieuse par la Russie de tous les types d’énergie comme instrument politique nous ont montré à tous que la politique internationale et l’énergie sont étroitement liées. Il n’existe pas un seul pays au monde qui ne relie pas ses objectifs politiques à ses stratégies énergétiques et vice-versa. L’Europe doit choisir avec soin ses prochaines interdépendances politiques en fonction de ses valeurs. La politisation des marchés et des échanges énergétiques ne s’arrêtera pas avec la phase actuelle que nous traversons avec la Russie ».

Une crise en Transnistrie ?

Prochainement, un autre événement pourrait affaiblir le système d’acheminement russe européen. L’Ukraine voisine a en effet annoncé la fin du transit du gaz naturel russe pour la fin décembre, stoppant ainsi les flux vers l’Europe et la Moldavie. Privé de gaz gratuit, la Transnistrie pro russe pourrait ne plus fournir d’électricité à la rive droite. Dans un rapport publié en septembre, l’Agence internationale de l’énergie, alerte sur « vulnérabilité de la Moldavie ». Certains experts avancent une alternative non officielle : une société azérie pourrait être l’intermédiaire dans l’expédition du gaz.

Mais qui va payer pour la Transnistrie ? « Nous pourrions acheter nous-mêmes du gaz pour la Transnistrie (et le faire venir par le gazoduc du sud – ndlr) mais ce serait très difficile et coûteux pour tous », s’inquiète M. Binzari, de Energocom.

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Rencontré à Chisinau, le ministre moldave de l’Énergie Victor Parlicov s’interroge sur « les actions de Gazprom ». « La société serait en mesure d’envoyer son gaz à la Transnistrie par un autre gazoduc sud, via la Turquie, mais cela impliquerait pour elle des coûts de transport, puisque Tiraspol ne paye pas son gaz. Gazprom est-elle prête à payer pour la Transnistrie ? ».

Pour le territoire sécessionniste, une coupure totale de gaz – un scénario auquel M. Parlicov ne croit pas – provoquerait une « crise humanitaire », dit-il : un exil de réfugiés, venus de ce territoire, cherchant à se réchauffer lors d’un hiver où les températures frôlent les -4 degrés, mais aussi une grave crise économique, la Transnistrie vivant des rentes de l’électricité. Certains voient dans cette éventualité le moment de réintégrer enfin la région de la Transnistrie pro russe à la Moldavie. « Personne n’a intérêt à une déstabilisation en Transnistrie, insiste toutefois le ministre de l’Énergie M. Parlicov. Il y a environ 1400 militaires russes toujours sur place, l’armée n’en est jamais partie depuis 1991. Ce n’est le moment de créer de la tension, surtout en temps de guerre Ukraine ».

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