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Des nouvelles de Fortran n°6 - décembre 2024

Que s’est-il passé dans le monde du Fortran depuis décembre 2023 ? Nous avons un centenaire à fêter (non, ce n’est pas le vieux barbu coincé dans la cheminée), ainsi qu’un nouveau Roi (il n’est pas libre, mais tant pis pour lui, il n’avait qu’à choisir de vivre dans une amphore). Sans oublier un artiste octogénaire (on en profite pour explorer les liens entre FORTRAN et art dans les années 60-70). Et on déconstruit enfin un mythe sur les ordinateurs des sondes Voyager.

Sommaire

John Backus est né il y a cent ans

John Backus (1924-2007), père du langage, est né à Philadelphie le 3 décembre 1924. Le site mathématique MacTutor propose une biographie intéressante (en anglais) du mathématicien/informaticien, avec des citations. Par exemple, à propos de ses années dans le secondaire :

I flunked out every year. I never studied. I hated studying. I was just goofing around. It had the delightful consequence that every year I went to summer school in New Hampshire where I spent the summer sailing and having a nice time.

Sur le front des compilateurs

Compilateurs opérationnels

Le Roi est mort, vive le Roi ! Le compilateur classique Intel ifort n’est plus maintenu à partir d’Intel® Fortran Compiler 2025.0, sorti le 31 octobre 2024. Sa version définitive est la 2021.13. C’est son dauphin Intel ifx, basé sur LLVM, qui prend le relais, après être sorti de sa version beta avec la 2022.0.

Mais « si je n’étais Intel ifx, je voudrais être GNU Fortran ». Au moins, l’animal est libre, dans l’immensité des savanes. Certains anciens prétendent même en avoir aperçu un assis en tailleur et jouant de la flûte. GFortran, compilateur Fortran de la GCC, en est à la version 14.2. On notera des améliorations concernant OpenMP et OpenACC. Si le compilateur accepte désormais l’option -std=f2023, ne nous réjouissons pas trop vite. Pour l’instant la nouvelle fonctionnalité gérée concerne l’augmentation de la longueur des lignes à 10 000 caractères (au lieu de 132 depuis Fortran 90) et des instructions à un million de caractères (elles peuvent être continuées sur un grand nombre de lignes). À quoi ça sert ? C’est utile pour des codes générés automatiquement.

En gestation

Il faut 22 mois de gestation pour un éléphant, mais beaucoup plus pour un nouveau compilateur Fortran ! On doit non seulement implémenter près de 700 pages de norme technique, mais aussi tout un tas de choses externes telles que MPI, OpenMP ou OpenACC pour le calcul parallèle, et gérer de nombreuses architectures matérielles. On comprend donc que les motivations sous-jacentes doivent être puissantes pour s’attaquer à un tel chantier et on comprend pourquoi la plupart des nouveaux compilateurs s’appuient sur l’infrastructure LLVM.

L’avancée du travail sur le nouveau Flang pour LLVM est décrite dans le dernier Flang Liaison Report au J3 (24/10/2024). Et d’après Phoronix, flang-new a été rebaptisé flang pour la version LLVM 20.1 du printemps prochain, ce qui est de bon augure. Flang est un projet soutenu par NVIDIA et le Département de l’Énergie américain.

AMD travaille de son côté à sa version Next-gen Fortran compiler permettant le délestage (offloading) des instructions OpenMP sur ses GPU. Bref, c’est chaud dans le monde du calcul parallèle sur processeur graphique !

Le développement du compilateur LFortran continue. Il passera en version beta quand il sera capable de compiler une sélection de dix bibliothèques Fortran matures : en décembre 2023, il en était à 4/10. Il est désormais à 7/10. Et il a été annoncé en novembre 2024 que LFortran gérait désormais toutes les fonctions intrinsèques de Fortran 2018. Le même blog présente également quelques démos en ligne du back-end WebAssembly de LFortran.

Fortran 2028

Alors que les compilateurs n’implémentent pour l’instant que certaines parties de Fortran 2023, la prochaine mouture est déjà en cours d’élaboration. Et on commence à voir l’appellation Fortran 2028 apparaître dans les documents du comité J3 à la place de 202Y. Dans la liste des caractéristiques retenues par le groupe de travail WG5 fin juin, on trouve en particulier :

  • des templates pour la programmation générique ;
  • la gestion des tâches asynchrones ;
  • un pré-processeur Fortran ;
  • la possibilité de définir les KIND utilisés par défaut dans un programme (on pourrait par exemple demander dans le code lui-même que tous les REAL soient considérés comme des REAL64, ou REAL32 ou REAL128).

La proposition d’ajouter au langage des entiers non signés a disparu (pour l’instant ?), malgré l’option expérimentale -funsigned qui sera disponible dans GFortran 15.

Communauté Fortran-lang

Projets Fortran-lang

L’organisation Fortran-lang est désormais financée par l’organisation américaine à but non lucratif NumFOCUS.

fpm

Le gestionnaire de paquets Fortran fpm est disponible en version 0.10.1 depuis mars 2024. Une liste d’environ 300 projets utilisant fpm est disponible ici.

stdlib

La bibliothèque standard stdlib est sortie en version 0.7.0 début juillet. Elle apporte entre autres choses les valeurs CODATA 2022 des constantes physiques fondamentales. Ces valeurs, utilisées par tous les physiciens, sont mises à jour par le NIST (National Institute of Standards and Technology) tous les quatre ans, au fil des progrès en métrologie.

Quelques projets divers

  • Fortitude, un linter écrit en Rust, est disponible en version 0.6.2.
  • Le projet fprettify, un utilitaire de formatage automatique de code Fortran, écrit en Python, a été officiellement adopté par l’organisation Fortran-lang.
  • forgex, un moteur d’expressions régulières entièrement écrit en Fortran, est disponible en version 3.5.

Art et Fortran

C’est Noël, on veut ce qui n’a pas de prix, on veut du beau ! Que la technologie serve à faire du beau.

Earl Einhorn, 81 ans, crée ses images à l’aide de programmes Fortran depuis 1989, et utilise Photoshop pour finaliser les couleurs. Ses œuvres actuelles comportent souvent des visages, leur symétrie facilitant son travail depuis la perte de son œil droit. Vous pouvez voir son travail sur son site. Il y explique qu’actuellement il crée typiquement des images de 12 000 sur 15 000 pixels, ce qui lui permet de les imprimer en 300 PPP pour des tableaux d’environ un mètre de côté.

Voilà qui peut sembler original, mais dans les années 60-70 de nombreux artistes ont en fait utilisé FORTRAN 1 pour explorer ce que l’ordinateur, machine alors révolutionnaire et rare, pouvait apporter à la musique, aux arts graphiques et à la poésie. Pourquoi FORTRAN ? C’était simplement le langage dominant et facile à apprendre à l’époque, le Python des Beatles !

En 1963, Iannis Xenakis (1922-2001) publie son livre Musiques formelles : nouveaux principes formels de composition musicale. Le chapitre IV « Musique Stochastique libre, à l’ordinateur » contient le listing du programme en FORTRAN IV utilisé pour générer sur IBM 7090 une œuvre de musique stochastique intitulée ST/10=1,080262. Il est maintenant en ligne sur GitHub. Au fait, bonne écoute !

Pierre Barbaud (1911-1990) a également utilisé FORTRAN pour composer par exemple une oeuvre de musique électronique intitulée Terra incognita ubi sunt leones (1973). Le début du code est visible ici (hum… que penser de cet appel répété à cette procédure : CALL GIRL(IDIV) ?). Bonne écoute !

Au niveau des arts graphiques, on pourrait penser que les imprimantes de l’époque étaient rudimentaires, mais ce serait oublier les traceurs (plotters), ou tables traçantes, qui permettaient de tracer des dessins techniques avec précision 2. Les artistes programmeurs (ou programmeurs artistes) vont s’en emparer.

Dans les années 60, l’artiste japonais Hiroshi Kawano a travaillé sur sa série Artificial Mondrian. Le site du Zentrum für Kunst und Medien Karlsruhe présente son oeuvre KD 52, réalisée en 1969 à l’aide d’un programme en FORTRAN IV pour les formes et peinte ensuite à la gouache. On pourra lire cet article de blog : « The man-machine: Hiroshi Kawano’s algorithmic Mondrian » par Claudio Rivera.

En 1962, A. Michael Noll (Bell Labs) a commencé à utiliser un Stromberg Carlson SC-4020 microfilm plotter pour faire des dessins abstraits. Un faisceau d’électrons dessinait les formes sur un écran cathodique qui lui-même impressionnait un microfilm. Il rend compte de ses premières expérimentations dans ce mémo daté du 28 août 1962, avec bien sûr un court code FORTRAN.

On peut également citer l’Allemand Manfred Mohr, né en 1938. Voir son site et l’article de blog « Surveying Manfred Mohr’s Five-Decade Collaboration with the Computer » (2019). Citons aussi le Slovène Edward Zajec (1938 – 2018) dont on peut voir des oeuvres sur cette page. Son assistant Matjaž Hmeljak a continué sa carrière dans l’art génératif au moins jusqu’en 2020.

Les œuvres de Vera Molnár (1924-2023), pionnière de l’art génératif, ont été exposées à la biennale de Venise en 2022. Elle a écrit en 1974-1976 un programme baptisé Molnart avec son mari :

François Molnar et moi avons conçu et mis au point un programme souple qui permet une expérimentation picturale systématique. Il est écrit en Fortran pour ordinateur de grande capacité relié à un écran de visualisation et à un traceur.

Voir également :

Dans le domaine des arts graphiques, vous trouverez plus d’œuvres numériques réalisées entre 1963 et 1980 à l’aide de FORTRAN sur le site compart.

Même les poètes ont utilisé FORTRAN. L’écrivain portugais Pedro Barbosa a ainsi publié en 1977 un livre intitulé A literatura cibernética 1. Autopoemas gerados por computador. On peut y lire des extraits de code. Et le poète brésilien Erthos Albino de Souza a utilisé FORTRAN et PL/1 pour créer des poèmes graphiques.

J. M. Coetzee, prix Nobel de littérature 2003, a commencé sa carrière comme programmeur chez IBM dans les années 60. Il a expérimenté la génération automatique de poésie : « The line generator was composed in a combination of FORTRAN-style pseudocode and assembly code », comme rapporté dans cet article :

Déconstruction

Depuis 2013 circulait l’idée que les logiciels internes des sondes spatiales Voyager 1 et Voyager 2, lancées en 1977, avaient été écrits originellement en FORTRAN. Le buzz remonte apparemment à un article intitulé « Interstellar 8-Track: How Voyager’s Vintage Tech Keeps Running » paru dans Wired. Charles A. Measday a publié sur son blog début 2024 un article approfondi intitulé « Voyager and Fortran 5 » qui déconstruit ce mythe urbain. Si une partie des logiciels au sol ont été écrits à l’époque en FORTRAN, les ordinateurs de bord des sondes étaient et sont toujours programmés en assembleur, ainsi qu’à l’aide de séquences de commandes spécifiques aux sondes.

La citation de Backus

Terminons en revenant au point de départ de la dépêche, avec une citation de Backus issue d’une de ses dernières interviews en 2006. Voici son bon conseil pour les jeunes :

Well, don’t go into software. It’s just such a complicated mess that you just frazzle your brains trying to do anything worthwhile.


  1. On écrit le nom du langage en majuscules pour la période avant Fortran 90. 

  2. Ce n’est peut-être pas un hasard si le langage Logo, avec sa célèbre tortue, est créé à cette époque (1967). 

Commentaires : voir le flux Atom ouvrir dans le navigateur

La conquête de l’espace : une affaire féminine, deuxième partie les missions Apollo

Dans l’histoire de l’espace, les épisodes qui ont le plus marqué les esprits sont, probablement, ceux des marches sur la Lune qui ont été le fait des missions Apollo. Dans cette deuxième dépêche à l’occasion de la journée Ada Lovelace de 2024, on retrouvera donc un portrait de quatre femmes qui ont codé ou calculé les missions Apollo, Judith Love Cohen (1933 – 2016), Margaret Hamilton, JoAnn H. Morgan et Frances (Poppy) Northcutt mais aussi une histoire de celles, plus anonymes, qui ont tissé les mémoires des modules Apollo.

Ces biographies sont précédées d’un genre d’état des lieux de l’informatique en URSS et aux USA et suivies d’une sitographie pour prolonger un peu plus l’exploration.

Journée Ada Lovelace

Sommaire

Préambule

Pourquoi n’est-il essentiellement question que des informaticiennes de la NASA ou ayant travaillé pour la NASA ? Cela revient à poser la question de l’informatique côté Union soviétique. Plusieurs facteurs peuvent expliquer la méconnaissance que l’on a des personnes qui, côté soviétique, ont travaillé sur les programmes relatifs à la conquête de l’espace, à commencer par l’histoire qui est, disons compliquée surtout par rapport à celle des USA.

Ensuite, c’était un secteur stratégique : envoyer des satellites pose les mêmes questions balistiques que l’envoi d’un missile intercontinental. L’existence du fondateur du programme spatial soviétique, Sergueï Korolev, qui subissait des peines d’emprisonnement pour raisons politiques (dont quatre mois de goulag) et qui avait été admis dans l’équipe de l’ingénieur aéronautique Andreï Tupolev lui-même prisonnier politique à l’époque, a été tenue secrète jusque bien après sa mort. On peut penser qu’il en va de même pour les autres personnes ayant participé aux programmes de conquête spatiale.

Concernant l’informatique proprement dite, trois noms apparaissent. Sergueï Lebedev (1902 - 1974) est considéré comme le père de l’informatique soviétique. Lebedev semble être un nom assez courant, ainsi, on trouve un cosmonaute russe du nom de Valentin Lebedev. L’Ukrainienne Ekaterina Yushchenko (en) (1919 - 2001) que le site ukrainien (en) sur l’histoire de l’informatique en Ukraine appelle « l’Ada Lovelace ukrainienne ». Yushenko a posé les bases de la programmation théorique en Ukraine (et en URSS avant) et écrit le langage de haut niveau Address. Andreï Erchov (en) (1931 – 1988), fondateur de l’École sibérienne de science informatique dont le livre, Programmation pour le BESM, a marqué un certain Donald Knuth.

Les ordinateurs de la conquête de l’espace URSS et USA

Les ordinateurs soviétiques

Le premier ordinateur soviétique date de 1950, construit sous la direction de Sergeï Lebedev, dans un contexte où le traitement électronique de l’information, considéré par Staline (1878 – 1953) et son entourage comme « fausse science au service de l’impérialisme »1 n’est pas encouragé par le pouvoir. Il s’agit du MESM (МЭСМ, Малая электронная счетно-решающая машина, petit calculateur électronique, qui était plutôt assez gros en volume), développé par une vingtaine de personnes. La plupart des ordinateurs soviétiques en découleront.

Le BESM sur lequel Andréï Erchov a écrit son livre de programmation a été produit à partir de 1953. Il se déclinera en deux séries les : BESM–1 (1950) à BESM–6 (1966) et les M -20 et ses descendants. Ces derniers, dont le premier, fabriqué à Moscou, est sorti en 1956 seront les ordinateurs des premiers âges de la conquête spatiale. Le dernier de la série, le M-220 était, quant à lui, fabriqué à Kazan. Ils ont, par la suite, probablement été remplacés par le MINSK dans les années 1960.

Quant aux langages de programmation, Yves Logé, en 1987, dans l’article Les ordinateurs soviétiques : Histoire obligée de trois décennies de la Revue d’études comparatives Est-Ouest relevait ceci :

  • 1953 – librairie de sous-programmes pour STRELA et BESM,
  • 1955 – langage de compilation (PP2 – PP – BESM),
  • 1957 – assembleurs (PAPA, SSP),
  • 1962 – compilateur Algol 60 (TA 1),
  • 1962 – moniteur de traitement par lots (AUTOOPERATOR),
  • 1966 – premier système d’exploitation (MINSK 22, BESM 6),
  • 1967 – langage de programmation (EPSILON, ALMO).

Le FORTRAN et l’ALGOL, bien qu’ayant été introduits dans les ordinateurs soviétiques dans les années 1960, ne commenceront à être vraiment utilisés qu’à partir des années 1970, époque à laquelle l’URSS abandonnera la production de ses propres ordinateurs.

Les ordinateurs des missions Apollo

L’informatisation de la NASA a commencé avec des machines IBM, la série IBM 700/7000 commercialisée dans les années 1950 à 1960 ; c’était la première version des ordinateurs à transistors. Les langages de programmation les plus courants à l’époque était le Cobol et le FORTRAN pour lequel des personnes comme Frances Allen avaient été recrutées afin de former des chercheurs, parfois réticents, au langage.

En 1964, IBM sort la série System/360 qui pouvait travailler en réseau et dont le système d’exploitation, multitâches, était OS/360. Il était doté d’une RAM, insuffisante, d’un mégaoctet qui a poussé les ingénieurs à adopter un code abrégé. Et, évidemment, il se programmait encore à l’époque avec du papier.

L’invention qui a permis d’équiper informatiquement les modules des missions Apollo est celle des circuits intégrés, inventés par Jack Kilby en 1958. Ils équiperont les ordinateurs à partir de 1963, la NASA étant dans les premiers utilisateurs pour les ordinateurs de guidage d’Apollo. Par la suite, les circuits intégrés permettront de fabriquer les « mini-ordinateurs » (qui restent toujours assez encombrants) et les micro-ordinateurs. Les premiers micro-ordinateurs, à l’allure de ceux que nous avons actuellement avec : l’ordinateur, un écran, un dispositif de saisie, puis, plus tard, un dispositif de pointage sortiront en 1973, après les missions Apollo.

Judith Love Cohen – Wikipédia (1933 – 2016) l’accouchement du programme de guidage Apollo

Judith Love Cohen est ingénieure aérospatiale, après sa retraite, elle deviendra écrivaine et fondera une entreprise multimédia Cascade Pass.

En 1952, celle qui aidait ses camarades de classe à faire leurs devoirs de mathématiques, est embauchée par la North American Aviation. Elle obtient, en 1957 un Bachelor of Art (licence) en sciences, puis, en 1962, un master en sciences à l’Université de Californie. En 1957, après son BA, elle est embauchée par le « Space Technology Laboratories (laboratoire des technologies spatiales) qui deviendra TRW. Elle y travaillera jusqu’à sa retraite en 1990, souvent seule femme ingénieure de l’équipe dans laquelle elle se trouvait.

Son travail : les ordinateurs de guidage. Elle a fait partie de l’équipe qui a conçu le « Tracking and Data Relay Satellites (TDRS) », le système suivi et de relais des données des satellites de la NASA. Ce système qui permet notamment de rester en contact avec la Station spatiale internationale.

Elle s’occupera aussi du télescope Hubble. Elle avait été chargée de concevoir le système terrestre des opérations scientifiques. Elle dira dans une vidéo (en) réalisée par Cascade Pass qu’elle avait travaillé avec les astronomes, car c’étaient eux qui allaient utiliser le télescope. Le système avait trois fonctions principales :

  • planification des observations,
  • contrôle en temps réel du réglage de la mise au point et du changement des filtres,
  • récupération des données pour générer des photos, partie que Cohen considérait comme la plus intéressante et la plus difficile à réaliser.

Mais, le point culminant de sa carrière a été le programme Apollo, notamment le système de guidage de la mission Apollo 13 qui devait être la troisième à se poser sur la Lune, l’ordinateur AGS (Abort Guidance System, système de guidage d’abandon pour le module destiné à rester sur la Lune). Cette mission commence mal : les astronautes prévus à l’origine changent presque à la dernière minute, quand la fusée décolle le 11 avril 1970, le moteur central du deuxième étage s’éteint trop tôt. Ce sera compensé, sans incidence sur la trajectoire. Le 13 avril, l’un des astronautes, Jack Swigert, lance le fameux :

Houston, we’ve had a problem.

Le module de service d’Apollo 13 est hors d’usage, l’équipe change de module de service en urgence et embarque dans le module lunaire (LM) prévu pour deux personnes alors qu’ils sont trois. L’AGS servira en tant qu’ordinateur de bord et contrôlera tous les équipements vitaux, mais il n’aurait pas pu revenir sur l’orbite terrestre si Cohen n’avait pas bataillé avec la NASA pour que la fonction de retour y soit incluse.

Son fils, l’ingénieur en informatique Neil Siegel (en) racontera, ce qui a été vérifié, qu’elle avait conçu l’AGS pendant qu’elle était enceinte de son demi-frère, l’acteur Jack Black. Le 28 août 1969, au moment de partir pour l’hôpital pour accoucher, elle prend aussi le code d’un problème sur lequel elle travaillait. Elle appellera son patron plus tard pour lui signaler qu’elle l’avait résolu, et aussi, en passant, que le bébé était né. Le problème en question concernait l’AGS.

Margaret Hamilton (née en 1936) la jeune femme à côté de la pile de livre de sa hauteur

La photo probablement la plus connue de Margaret Hamilton est celle où on la voit poser à côté d’une pile de gros documents reliés : le code du logiciel de navigation de la mission Apollo 11.

Margaret Hamilton intègre le MIT (Massachusetts Institute of Technology) en 1960 pour développer des logiciels informatiques. En 1961, la NASA confie au MIT la mission de réaliser un ordinateur embarqué de navigation et de pilotage avec un cahier des charges assez léger et permettant au MIT une grande créativité. Ce sera l’AGC (Apollo Guidance Computer) qui sera le premier à utiliser des circuits intégrés. Lourd, 32 kilos, il préfigure néanmoins les ordinateurs portables puisque tous les éléments, ordinateur, mémoire, écran et dispositif de saisie étaient réunis dans un seul boitier.

Mais avant de travailler sur l’AGC, Hamilton intègre, en 1961, le laboratoire Lincoln pour travailler sur le projet militaire ultra-secret SAGE qui devait produire en temps réel une image de l’espace aérien états-unien. Elle racontera ensuite avoir fait l’objet d’un bizutage (une coutume apparemment) : on lui avait demandé de travailler sur un programme piégé commenté en grec et en latin. Elle était la première à avoir réussi à le faire fonctionner. Et c’est ainsi qu’en 1963 elle est invitée à rejoindre le laboratoire Draper du MIT qui était en charge du développement des logiciels embarqués d’Apollo.

Elle évoquera aussi la fois où, emmenant de temps en temps sa fille au laboratoire, un jour, cette dernière, jouant à l’astronaute, fait planter le système : elle avait sélectionné le programme d’atterrissage alors qu’elle était « en vol » (un appui sur une mauvaise touche). Ce que voyant Hamilton alerte la direction pour que l’on modifie le programme, réponse « ils sont expérimentés, ça n’arrivera pas ». Sauf qu’évidemment, c’est arrivé au pendant la mission Apollo 8. On peut imaginer qu’Hamilton et son équipe étaient préparées à cette éventualité : les données de navigation seront renvoyées et la trajectoire corrigée. Elle codera aussi un système de priorité des tâches afin d’éviter que l’AGC ne sature et qu’il fasse le travail correctement. L’AGC pouvait ainsi interrompre des tâches pour faire passer celles qui étaient les plus prioritaires et c’est ce qui a permis à Apollo 11 d’atterrir correctement sur la Lune.

Hamilton quittera le MIT en 1974 pour co-fonder une entreprise de développement de logiciels, Higher Order Software (HOS) qu’elle dirigera jusqu’en 1984. HOS se spécialisait notamment sur les logiciels de détection des erreurs. Ensuite, en 1986, elle créera Hamilton Technologies et concevra le langage de programmation USL (Universal Systems Language).

Elle reçoit en 2016 la médaille présidentielle de la liberté des mains de Barack Obama. Margaret Hamilton est considérée comme une pionnière de l’ingénierie logicielle et comme une des personnes qui ont contribué à la populariser.

JoAnn H. Morgan (née en 1940) la seule femme présente dans la salle de tir lors du lancement d’Apollo 11

Sur une photo de la salle de tir d’Apollo 11, le 16 juillet 1969, elle apparaît comme la seule femme derrière une console. Les femmes que l’on voit sur le côté sont entrées après le lancement.

Étant enfant, elle préférait lire Jules Verne à jouer à la poupée2 et jouer avec la boîte de chimie que son père lui avait offert. Son père, justement, travaillait pour le programme de développement des fusées américaines. JoAnn H. Morgan va passer son adolescence à Titusville en Floride, à quelques kilomètres de la base de lancement de Cap Canaveral. Elle y regardera les lancements des fusées. Ce qui la décidera dans son orientation professionnelle. Elle commence, à dix-sept ans, par un stage à l’Army Ballistic Missile Agency (ABMA, Agence des missiles balistiques de l'armée de terre). Elle continuera à travailler à Cap Canaveral pendant l’été. En 1963, elle obtient un Bachelor of Arts (licence) en mathématiques. Elle commence à travailler pour la NASA au Centre spatial Kennedy (KSC) en tant qu’ingénieure. Elle sera la seule, ça n’a pas été facile : entre le fait que son supérieur hiérarchique trouve nécessaire de préciser qu’elle est ingénieure et pas là pour faire le café pour ses collègues (en) ou l’absence de toilettes pour femmes.

En 1969, elle est promue et devient « Chief Instrumentation Controller, KSC Technical Support » (Contrôleur en chef de l’instrumentation, support technique du centre), ce qui lui donne un poste dans la salle de contrôle de la mission Apollo 11. L’équipe de Morgan sera celle qui supervisera le lancement de la mission ce qui lui demandera de rester dans la salle de contrôle encore après le lancement pour pouvoir vérifier les équipements et faire un rapport sur les dommages consécutifs au lancement afin de préparer le suivant, sa tâche, dans le cadre de la mission, s’arrête au moment de l’atterrissage lunaire. Elle considère que c’est ce qui a lancé sa carrière.

Après Apollo 11, elle bénéficiera d’une bourse Sloan pour poursuivre des études et elle obtiendra une maîtrise en sciences de gestion en 1977 et retournera à la NASA en 1979 où elle est promue chef de la division des services informatique du KSC, première femme à occuper ce poste en particulier et un poste de direction à la NASA. Une tâche ardue dans une période de transition technologique : la NASA changeait son système informatique et commençait à remplacer les vieux ordinateurs géants par des PC. Elle deviendra ensuite directrice adjointe des véhicules de lancement (deputy of Expendable Launch Vehicles, director of Payload Projects Management) puis directrice de la sécurité de la mission ( director of Safety and Mission Assurance). Elle aura été l’une des deux dernières personnes à avoir vérifié le lancement de la navette spatiale.

Elle prend sa retraite en 2003 après avoir passé toute sa carrière à la NASA.

Morgan continue à militer pour que plus de femmes puissent suivre des carrières scientifiques et techniques.

Frances Northcutt dite « Poppy » (née en 1943) l’autre seule femme présente dans les salles de tir des missions Apollo 8 et 13

Frances « Poppy » Northcutt a planifié les trajectoires des vols des missions Apollo dans les années 1960 et 1970.

Elle commence sa carrière dans l’aérospatiale comme Judith Love Cohen en étant embauchée en 1965 par TRW. Elle sera d’abord une des calculatrices humaines. Problème : pour pouvoir bénéficier d’une promotion, elle devait faire des heures supplémentaires si nécessaire, ce qui était interdit aux femmes états-uniennes de l’époque. Elle tient le pari d’en faire mais non rémunérées. Cela fonctionne, elle obtient une promotion et intègre l’équipe technique (personnel effectuant des travaux ingénierie), mieux payée. Ce qui pose un autre problème, celui de l’écart de rémunération entre les hommes et les femmes.

Le travail de l’équipe technique consistait à écrire le programme. D’autres assuraient la tâche de le rentrer dans l’ordinateur, ce qui n’allait pas sans quelques bugs au passage, qui pouvaient avoir des conséquences fatales. L’équipe de Northcutt était chargée du calcul de la trajectoire de retour d’Apollo 8. C’était une mission mémorable pour Northcutt à plus d’un titre. D’abord, c’était la première fois qu’un véhicule spatial habité allait être mis en orbite autour de la Lune. C’était aussi ce qui aura permis de déterminer l’équipement et le matériel nécessaire pour les missions suivantes, notamment la quantité de carburant nécessaire. Enfin, c’était la première fois que les calculs de Northcutt et de son équipe étaient utilisés, et cela allait servir aussi aux missions suivantes. Ainsi, après Apollo 8, il n’y aura pas eu de modifications des programmes, sauf en cas de problème. Pour Apollo 13, avec d’autres ingénieurs, elle aura pour mission de calculer le retour de la capsule Apollo après l’explosion du réservoir d’oxygène qui oblige l’équipage à rentrer sur Terre dans le module lunaire.

Elle suivra ensuite des études de droit à l’Université de Houston pour devenir avocate. Elle en sortira diplômée en 1981 et travaillera pour le procureur du comté de Harris à Houston, sera stagiaire auprès d’un juge fédéral en Alabama avant de se tourner vers le privé et défendre des causes sur les droits de femmes, elle qui a longtemps travaillé avec un salaire inférieur à celui de ses collègues pour le même travail.

Elle expliquera au site astronomy (en) :

J’ai eu beaucoup de chance. La plupart des femmes n’avaient pas quelqu’un qui se battait aussi durement pour elles.

Elle ajoutera :

C’est le problème auquel sont confrontées les femmes en particulier, lorsqu’elles sont embauchées pour un salaire inférieur à ce qu’elles valent. Si vous ne partez pas sur un pied d’égalité, vous ne pourrez jamais vous rattraper.

Northcutt continue à militer pour les droits des femmes, mis à mal aux États-Unis lors de la présidence de Trump.

Les tisserandes

Les tisserandes, dont beaucoup étaient navajos ou noires, les « Little Old Ladies » ont tressé les mémoires à tores de ferrite des missions Apollo. Elles avaient littéralement la vie des astronautes entre leurs mains.

Les RAM des ordinateurs des années 1950 à 1975 étaient le plus souvent des mémoires à tores de ferrite. D’après la notice de celles présentées au musée du Conservatoire National des Arts et Métiers (CNAM) à Paris dans la photo ci-dessous :

elles sont encore utilisées lors de certaines missions spatiales car elles ne sont pas endommagées par les rayons cosmiques.

Mémoire à tores de ferrite avec détail et pile de mémoire
Mémoires à tores de ferrite du Gamma 60 d’une capacité de 512 octets, début des années 1960, musée du CNAM, Paris.

La fabrication de ces mémoires ne pouvait pas être mécanisée, elles étaient donc tissées à la main. Et, à l’époque des missions Apollo les seules personnes qui avaient l’habilité et la précision digitale nécessaires pour le faire étaient des femmes, surnommées les LOL et supervisées par les « rope mothers » (mères des cordes), généralement des hommes, et dont la cheffe était Margaret Hamilton. Ce travail extrêmement critique, était contrôlé par trois ou quatre personnes avant d’être validé. Il réclamait non seulement des ressources manuelles mais aussi des capacités intellectuelles certaines pour être accompli correctement.

Quand, en 1975, un rapport de la NASA sur les missions Apollo s’extasiait, à juste titre, sur les systèmes informatiques développés en mis en œuvre, il négligeait complètement cet aspect essentiel. Les journalistes de cette époque, présentaient la fabrication des mémoires comme un travail ne nécessitant aucune réflexion ni aucune compétence…

Pour compléter

Les ordinateurs soviétiques

Missions Apollo

L’exploration spatiale et les astronautes

Sur la journée Ada Lovelace et la place des femmes dans les carrières scientifiques et techniques

Excuse et paragraphes de la fin

Cette dépêche paraît assez tardivement après la précédente pour des raisons assez indépendantes de ma volonté et incluant un piratage d’un de mes sites.

Ceci étant, un grand merci une fois de plus à vmagnin pour ses suggestions, notamment pour cette citation tirée d’une de ses lectures, Forces de la nature de François Lacombe, Anna Reser et Leila McNeil chez Belin :

Dans l’histoire des sciences et des vols spatiaux, on constate que cette distinction nette établie entre les tâches techniques et non techniques a été l’une des façons de marginaliser systématiquement les femmes.

Ce qui se vérifie amplement notamment avec les tisserandes des mémoires.

Comme de bien entendu, entre les recherches, l’écriture et les commentaires de la dépêche précédente, il appert qu’il y a un sujet connexe, celui de l’astronomie et de l’évolution du métier d’astronome et d’astrophysicienne qui mériterait d’être traité. Ce qui sera fait, d’ici la fin de l’année. Et, si vous cherchez un sujet de mémoire ou thèse, à mon avis le thème des langages informatiques : naissance, diversité, histoire, pourquoi un langage très populaire finit par être abandonné, etc. pourrait être passionnant (si ça n’a pas déjà été fait). Peut-être qu’un jour je vous infligerai un texte sur l’histoire de l’informatique soviétique (ou peut-être pas).


  1. Citation reprise de l’article d’Yves Logé dans « Les ordinateurs soviétiques : histoire obligée de trois décennies » Revue d’études comparatives Est-Ouest Année 1987 18-4 pp. 53-75 qui cite D. Brand, L’Union Soviétique, France, Sirey, 1984, p. 230. 

  2. L’autrice de cette dépêche aussi à qui ce comportement paraît tout à fait normal. 

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