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Le royaume du bonheur, sauvé par le Bitcoin ?

Ralentir. Se méfier du progrès, sanctuariser l’environnement, pour inventer un nouveau modèle, celui de la post-croissance… un petit état l’a fait. Un autre monde est possible ?

« Le Produit national brut ne nous intéresse pas. Ce qui compte, c’est le Bonheur national brut. » Cette phrase célèbre, Jigme Singye Wangchuck, jeune héritier de tout juste 17 ans, la prononce spontanément lors de son accession au trône du Bhoutan, en 1972. Le concept ne sera sacralisé que 33 ans plus tard, avec la création de la Commission du Bonheur national brut. Mais cet état d’esprit anime depuis lors ce petit pays de 765 000 habitants.

Le dernier pays au monde à accepter la télévision

Le bonheur, au Bhoutan, passe par un grand respect des traditions. Au point de nourrir une méfiance sans égale à l’égard du changement, notamment quand il vient d’Occident. La télévision, accusée de nuire au bien-être collectif, n’est autorisée qu’en 1999. Internet, un an plus tard, pour quelques connexions commerciales. Les premiers téléphones mobiles n’arrivent qu’en 2003, sept ans après les premiers forfaits européens.

Le bouddhisme tibétain, religion de cet État himalayen enclavé entre l’Inde et la Chine, nourrit par ailleurs un immense respect pour la nature qui l’entoure. Toute forme de vie a une valeur spirituelle : tuer un être vivant est censé nuire au karma collectif. Il est interdit de chasser et d’abattre des animaux à des fins commerciales. Les Bhoutanais mangent pourtant de la viande, mais celle-ci est importée d’Inde. On privilégie les grands animaux, car en prélevant une seule âme, on nourrit plus de monde avec une vache qu’avec un poulet.

Cette volonté de limiter son impact environnemental se traduit concrètement en 2007, avec la promulgation du Land Act. Les terres agricoles sont limitées à 10 hectares par famille. Les forêts, les parcs nationaux, les terres de monastères et les corridors écologiques sont déclarés intransférables et inaliénables. Plus de la moitié de la surface du pays est aujourd’hui protégée. Et ce n’est pas encore un aboutissement : en 2008, la nouvelle Constitution bhoutanaise déclare que le pays « doit maintenir au minimum 60 % de couverture forestière pour l’éternité ». Le Bhoutan a une empreinte carbone négative : ses centrales hydroélectriques, construites par le voisin indien, lui fournissent une énergie décarbonée abondante, et les quelques émissions du pays sont largement compensées par les millions d’arbres qui couvrent son territoire.

Une unanimité planétaire

À l’heure où la conscience environnementale pousse le capitalisme dans ses retranchements, le Bonheur national brut (BNB) du royaume interpelle. Pour Joseph Stiglitz, « Le Bhoutan a compris quelque chose que les pays riches ont oublié : la croissance n’est pas tout ». Kate Raworth, à l’origine de la théorie du donut, voit dans le BNB une boussole sociale compatible avec les limites planétaires, qui ne dépend pas d’une croissance infinie. Nicolas Sarkozy, alors président français, va jusqu’à lancer la fameuse commission Stiglitz-Sen-Fitoussi, pour trouver une alternative au PIB. Elle s’inspire bien entendu du Bhoutan. En 2011, sous l’impulsion de l’économiste américain Jeffrey Sachs, l’ONU intègre même le BNB aux discussions internationales.

Entre-temps, le pays matérialise son concept : la Commission du Bonheur national brut identifie neuf domaines qui définissent la qualité de vie, du bien-être psychologique à la vitalité communautaire, en passant par la santé, l’éducation et le temps disponible. Trois enquêtes, en 2010, 2015 et 2022, sont menées auprès de la population. Des milliers de personnes sont interrogées pendant près de trois heures. À chaque fois, le pays semble baigné dans une félicité un peu plus grande que précédemment.

La grande démission

Pourtant, rien ne va plus au Royaume du Bonheur. Les familles désertent peu à peu les campagnes. Le développement y est âprement contrarié : les projets d’industries sont rejetés les uns après les autres. Même la construction de routes est découragée. Impossible, dans ces conditions, d’envisager un autre avenir que celui d’une vie harassante et misérable de cultivateur, sans aucune aide mécanique. Avec 10 hectares par famille, regrouper les exploitations n’est pas une option, et à ce rythme, les 60 % de nature sauvage seront bientôt atteints.

La vie n’est pas plus rose dans la capitale, où il manque plus de 20 000 logements pour faire face à cet exode rural. Les normes, drastiques, freinent la construction. Pierres, boiseries sculptées… Les bâtiments doivent respecter tous les standards de l’architecture traditionnelle, tant pour les matériaux que pour les ornements, être « éco-responsables », et la densité urbaine est limitée par la loi. Devant la pénurie, les loyers explosent, forçant les ménages à y consacrer souvent plus de 40 % de leurs revenus.

En 2023, 12 000 étudiants fuient le pays. Les jeunes sont bien formés, mais n’ont aucun débouché pour exercer leurs talents. « Il est préférable de travailler comme femme de ménage à l’étranger », témoigne Yangchen, une jeune expatriée, au quotidien The Bhutanese. Dans son pays natal, le salaire moyen pour un jeune diplômé ne dépasse pas les 150 €.

En quelques années, près d’un dixième de la population s’expatrie. Une hémorragie d’autant plus préoccupante que les jeunes, désabusés, renoncent à faire des enfants. Le taux de natalité est aussi faible qu’en Allemagne ! Aujourd’hui, il y a presque deux fois plus de trentenaires que de moins de dix ans au Bhoutan.

Même les fonctionnaires, trop mal payés, quittent le navire. En 2023, plus de 5 000 sur 30 000 ont démissionné.

Le salut par les riches et par le bitcoin

Quelques années plus tôt, Ujjwal Deep Dahal a eu une idée novatrice. PDG de la Druk Holding and Investments (DHI), le bras d’investissement du gouvernement royal, il décide d’attirer les mineurs de bitcoin pour utiliser les excédents de production d’électricité de ses barrages hydroélectriques. En quelques années, le Bhoutan devient le troisième plus grand détenteur de la cryptomonnaie. L’an dernier, ses réserves atteignent 1,3 milliard de dollars, près de 40 % de son PIB. Au point que le pays se découvre de nouvelles ambitions, et veuille ajouter 15 GW aux 3,5 existants. Rien n’est trop beau pour le bitcoin, ni l’électricité que l’on refuse à l’industrie, ni la nature dont l’engloutissement ne fait d’un seul coup plus débat. Car c’est une manne inespérée, dans laquelle le gouvernement puise pour augmenter de 50 % les salaires de ses fonctionnaires, du jour au lendemain, et endiguer leur départ.

Autre projet, une ville entière dédiée à l’écotourisme, la Gelephu Mindfulness City, actuellement en construction. Nature, développement durable, spiritualité… Une initiative à l’intention des riches Occidentaux, qui pourront faire une pause bien-être dans leur vie ultra-connectée. Le positionnement haut de gamme est assumé : en imposant à chaque visiteur une taxe de 100 $ par jour, on interdit le tourisme de masse.

Espaces naturels intacts, villes hors du temps… Les décennies de conservatisme ont créé un « pays-musée », concrétisation idéale pour les visiteurs d’un Orient fantasmé, mais financé par tout ce qu’il refuse à sa propre jeunesse.

Jeunesse à qui on espère que le Bhoutan donnera un jour la chance de forger son propre monde. L’immobilisme ne semblant pas conduire à un bonheur intemporel, mais à un inexorable déclin.

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Cette norme qui pourrait rendre nos logements invivables

Pensée en contradiction avec la réalité du changement climatique et du développement du télétravail, la RE2020 illustre les travers normatifs français. En voulant réduire l’impact énergétique et climatique des bâtiments, elle pourrait rendre nos logements… invivables.

La Réglementation environnementale 2020, entrée en vigueur le 1er janvier 2022, s’applique à toutes les constructions neuves, en remplacement d’une autre norme, la RT2012. Son ambition est triple : diminuer la consommation d’énergie primaire (soit celle consommée par nos équipements), prendre en compte les émissions de carbone sur l’ensemble du cycle de vie des bâtiments et garantir un niveau acceptable de confort intérieur en période estivale, dans le contexte du réchauffement climatique. Présentée comme l’un des cadres réglementaires les plus exigeants au monde, cette RE2020 concerne un pan colossal de l’économie. En 2023, la construction neuve représentait près de la moitié du chiffre d’affaires du bâtiment, soit environ 100 milliards d’euros sur les 215 que pèse le secteur.

Contrairement à une loi débattue et votée au Parlement, la RE2020 n’est pas un texte législatif, mais un règlement technique, élaboré sous forme de décret et d’arrêtés. C’est une nuance essentielle, d’abord parce que le pouvoir réglementaire dépend du gouvernement, contrairement au pouvoir législatif, ensuite parce qu’elle repose sur une immense mécanique administrative peu lisible pour le grand public comme pour les élus. À elle seule, la documentation du moteur de calcul thermique – qui sert de base à l’évaluation de conformité – dépasse les 1800 pages. Ce sont ces modèles, d’une extrême précision, qui déterminent si un bâtiment respecte ou non la réglementation. Or, dans un tel système, le moindre paramètre peut faire basculer un projet du bon ou du mauvais côté de la norme.

Une norme déjà obsolète…

Parmi les nouveautés introduites, l’indicateur de confort d’été est l’un des plus discutés. Il mesure, pour chaque logement, le nombre d’heures durant lesquelles la température intérieure dépasse les 26 °C, pondérées en fonction de l’intensité de ce dépassement. Les seuils de tolérance varient selon les zones géographiques, l’orientation des logements et leur configuration (traversante ou non). Le choix du terme « confort d’été » est toutefois trompeur. Il laisse entendre qu’il s’agit d’un simple agrément, alors qu’il est en réalité question d’un enjeu vital face à des canicules qui deviennent plus longues, plus fréquentes et plus sévères. Derrière cette appellation presque légère se cache tout simplement la question centrale de l’habitabilité des logements.

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Pour modéliser ce confort d’été, la RE2020 utilise des jeux de données météorologiques couvrant la période 2000-2018, auxquels est ajoutée une seule séquence de canicule basée sur le terrible épisode d’août 2003. Cette approche statistique est déjà en décalage avec la réalité actuelle, et encore plus avec celle qui s’annonce dans le futur. Autre biais majeur : le scénario de vie sur lequel repose la simulation. Par convention, un logement est supposé être inoccupé de 10 h à 18 h, au moins pendant quatre jours chaque semaine, comme le mercredi après-midi, et fermé durant une semaine en décembre. Seules les heures dites « d’occupation » sont prises en compte dans le calcul. En d’autres termes, si la température dépasse les seuils en journée, mais que le logement est censé être vide, cela n’a aucun impact sur l’indicateur. Cette hypothèse, acceptable il y a dix ans, est aujourd’hui largement obsolète. Avec l’essor considérable du télétravail introduit par la pandémie de Covid – qui concerne près d’un salarié sur cinq –, sans compter les retraités, les étudiants ou les jeunes enfants, un grand nombre de logements sont désormais occupés en permanence, donc aussi aux moments où la chaleur devient la plus difficile à supporter.

…qui diabolise la clim

Un autre point de friction se situe dans la manière dont la RE2020 traite la climatisation. Spoiler : très mal. En théorie, cette réglementation ne l’interdit pas. En pratique, elle la dissuade fortement. Le cœur du problème réside dans le mode de calcul du besoin bioclimatique, ou Bbio, un indice théorique qui agrège les déperditions thermiques, les apports solaires et les besoins d’éclairage. Depuis l’entrée en vigueur de la RE2020, le seuil de ce Bbio a été abaissé d’environ 30 %. Pour rester dans les clous, les constructeurs sont donc incités à renforcer l’isolation, optimiser l’orientation, limiter les surfaces vitrées exposées… Jusque-là, tout va bien. Mais il sont surtout contraints de ne pas déclarer de système de refroidissement, si jamais ils en ont implanté un. Car déclarer une climatisation devient très pénalisant. Le logiciel de calcul considère alors que le logement devra maintenir une température de 26 °C en continu, jour et nuit, en supprimant toute forme de rafraîchissement naturel, comme la ventilation nocturne ou l’ouverture des fenêtres.

Pour compenser cette consommation mécanique, il faut alourdir considérablement les performances de l’enveloppe thermique, ce qui entraîne une hausse significative des coûts. Résultat : nombre de promoteurs ou constructeurs font le choix de ne pas déclarer de système de froid dans les documents, même si celui-ci est prévu ou facilement activable. Dans les logements collectifs, notamment sociaux, cela peut se traduire par une désactivation complète du mode froid. Dans certains cas, on n’installe même pas le module de réversibilité sur les pompes à chaleur, alors même qu’il pourrait s’avérer salvateur en période de forte chaleur.

Ce paradoxe réglementaire amène à une situation absurde où l’on interdit de fait aux habitants d’utiliser la fonction de rafraîchissement de leur équipement sur l’autel de la conformité énergétique. Or, si les pompes à chaleur, en particulier les modèles air-eau, ne sont pas très efficaces pour produire du froid, elles le font à un coût carbone relativement modeste. De plus, les nouveaux fluides frigorigènes utilisés sont bien moins nocifs pour le climat que les anciens. Le propane (R290), par exemple, a un potentiel de réchauffement global de 3, contre plus de 2000 pour certains fluides encore en usage il y a peu.

Jeter de l’énergie décarbonée plutôt que rafraîchir

Autre verrou : le coefficient de conversion de l’électricité dans le calcul de l’énergie primaire. Aujourd’hui, l’électricité utilisée pour produire du froid est pénalisée par un coefficient de 2,3, pour 1 kWh réellement consommé. Ce taux est censé refléter la consommation d’énergie nécessaire à sa production. Pertinent pour comparer les sources d’énergie pour le chauffage, il n’a pas beaucoup de sens dans le contexte du rafraîchissement, avec une électricité décarbonée. En 2024, l’intensité carbone moyenne de l’électricité française était de 21,3 g de CO₂ par kilowattheure, contre 64 g retenus officiellement dans les calculs pour le froid par notre règlement. En été, cette intensité est encore plus faible, descendant à 15 g/kWh sur les mois de juillet et août. Le réseau connaît même des périodes d’excédent de production, avec des heures où les prix deviennent négatifs, ce qui signifie que de l’électricité est perdue faute de demande. On a ainsi jeté, au sens énergétique du terme, environ 1,7 térawattheure de production renouvelable en 2024, soit presque trois fois plus qu’en 2023.

Enfin, reste la question des effets de la climatisation sur les îlots de chaleur urbains. Il est vrai que les unités extérieures peuvent réchauffer l’air ambiant, notamment dans les centres-villes denses comme Paris, où la température nocturne à deux mètres du sol peut augmenter de deux degrés. Mais cet effet est bien moindre dans les zones pavillonnaires ou peu denses, qui concentrent aujourd’hui la majorité des constructions neuves. Et il peut être atténué par des choix d’implantation, en installant les unités sur les toits plutôt qu’en façade, afin de favoriser la dissipation de chaleur en hauteur.

Ce que révèle l’ensemble de ces paradoxes, c’est un décalage croissant entre la logique réglementaire et la réalité climatique. Alors que les canicules se multiplient et s’intensifient, la RE2020, en voulant bien faire, risque de produire des logements théoriquement performants mais pratiquement invivables en été. Car, on l’a vu, refroidir passivement un logement est tout simplement impossible. Un aveuglement absurde, et même dangereux : depuis le début du XXIe siècle, les canicules ont fait 32 000 morts en France.

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A69 : l’autoroute à contresens

Depuis plus de deux ans, le feuilleton du chantier de l’autoroute A69 cristallise les tensions. Ce week-end encore, une “turboteuf” s’est tenue au château de Scopont, lieu de convergence des luttes entre écologistes radicaux, drapeaux palestiniens et châtelain en détresse. L’occasion de faire le point sur les arguments des uns et des autres autour de cette autoroute mal aimée.

Un serpent de mer…

L’autoroute A69, c’est ce tronçon à 2 × 2 voies de 53 km en construction destiné à relier l’A68 (près de Toulouse) à la rocade de Castres. L’idée d’une liaison rapide remonte à la fin des années 1990. Le bassin Castres–Mazamet, qui compte environ 100 000 habitants et 50 000 emplois, est le seul de cette taille à ne bénéficier ni d’une autoroute, ni d’une ligne TGV. La RN126, route nationale étroite et sinueuse, y est régulièrement saturée et accidentogène.

Plusieurs options sont envisagées avant que l’option autoroutière ne soit retenue en 2014. Financé à 77 % par le concessionnaire privé ATOSCA, le projet obtient un avis favorable lors de l’enquête publique (plus de 15 000 pages), puis une Déclaration d’Utilité Publique en 2018. Les travaux, démarrés en 2023, sont suspendus en février 2025 à la suite d’un recours administratif, puis relancés au printemps, au grand dam des opposants.

… devenu symbole à abattre

Car, très vite, l’A69 est devenue la cible privilégiée des écologistes et de leurs relais politiques. En 2023, à peine les travaux lancés, plusieurs associations ont déposé un recours contre les autorisations environnementales, dans l’espoir d’obtenir la suspension du chantier, voire son abandon pur et simple.

Se sont alors enchaînées occupations du chantier, manifestations “festives”, tribunes collectives et actions judiciaires. Avec, en tête de gondole de la contestation, des figures militantes de Paris et Toulouse dénonçant un projet “anachronique”, “écocide” ou “climaticide”.

Usant de leur statut comme argument d’autorité, un aréopage de scientifiques “en rébellion” présente notre autoroute comme  “le symbole de ce qu’il ne faut plus faire” : — une dénonciation plus incantatoire que factuelle, appelant à “changer nos imaginaires fondés sur la vitesse, l’accélération, l’accumulation”, sans jamais chiffrer les enjeux concrets. Même logique chez Cyril Dion : « Si on n’arrête pas un projet comme l’A69, on va arrêter quoi pour faire face au péril climatique ? ». L’enjeu n’est donc plus l’impact réel du projet, mais la portée symbolique de son abandon. Le résultat importe moins que l’ivresse de l’action.

A69 : la fabrique de l’opinion

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Écolos des villes et locaux des champs

De quoi alimenter un vrai feuilleton. La preuve : en février 2025, un coup de théâtre remet tout en cause. Le tribunal administratif de Toulouse annule l’autorisation environnementale. Sensible aux arguments des requérants, il estime qu’il n’existe « pas de nécessité impérieuse » à réaliser le projet, et que les bénéfices invoqués — gain de temps, désenclavement, sécurité — ne justifient pas qu’on déroge aux objectifs de conservation de la biodiversité.

Les écologistes des centres-villes crient victoire, exigeant l’arrêt définitif du projet, et font la fête à Toulouse. Depuis Paris, Laurence Tubiana, figure centrale de la diplomatie climatique française, enfonce le clou : “le bassin de Castres n’est pas enclavé”, “l’autoroute n’a pas d’intérêt pour les entreprises”, et “l’intérêt réel du Tarn, c’est de faire face aux sécheresses et aux inondations qu’il subit”.

De quoi nourrir un ressentiment local bien réel : celui alimenté par des gens extérieurs à un territoire, qu’ils ne connaissent pas, expliquant à ses habitants ce qui est bon pour eux. Mépris de classe et paternalisme s’invitent dans la danse.

Et quelle alternative leur propose-t-on ? Un projet baptisé « Une autre voie », qui pousse le décalage jusqu’à la caricature : 87 km de véloroute, une “centrale des fertilités”, un “hameau des low-techs”, et à Castres… ”La cité du vélo”. Le tout financé par 100 millions d’euros d’argent public, sans étude d’impact sérieuse ni faisabilité démontrée.

Docufiction : cinq ans après l’abandon de l’A69, une vélodéroute 

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L’A69 en questions

Mais au-delà du bruit d’une minorité militante — 8 Français sur 10 soutiennent les grands projets d’aménagement — des questions légitimes continuent de se poser.

Un projet écocide ?

C’est un fait : comme toute infrastructure, l’A69 a un impact écologique. Elle entraîne l’artificialisation de  300 hectares — 1/9000e de la surface agricole utile française. Le projet prévoit cependant 1 000 hectares de compensations, dont 35 sites écologiques, 200 ouvrages de franchissement pour la faune, et des zones humides reconstituées. Des mesures spécifiques  — replantation de haies, déplacements, corridors écologiques — ont été prises pour la préservation des espèces protégées avec un objectif de zéro perte nette. A elles seules, ces mesures environnementales représentent 23 % du coût global.

Un projet anachronique ?

Une des questions qui se posent, concerne la justification d’un projet conçu à la fin du XXe siècle et pensé avant que l’heure de l’urgence écologique sonne de manière aussi assourdissante qu’aujourd’hui. Les opposants dénoncent une infrastructure héritée du temps du “tout-voiture”. Mais ses défenseurs répondent qu’une autoroute bien pensée peut accompagner la transition grâce aux véhicules électriques ou autonomes, au covoiturage, ou à la logistique bas-carbone…

Ils soutiennent que de bonnes routes rendent la mobilité plus fluide, plus sûre, mieux connectée — et donc potentiellement plus sobre. Avec, en toile de fond, un constat souvent oublié : le réseau autoroutier principal français reste, à densité égale de population, l’un des moins développés d’Europe.

Aménager la nationale ?

Comme pour la ligne grande vitesse (LGV) ou le Lyon–Turin, l’alternative mise en avant consiste à moderniser l’existant. Mais les études commandées par les opposants montrent que l’aménagement de la RN126 nécessiterait l’abattage de 1 600 arbres (contre 200 pour l’A69), l’expropriation de 90 habitations (contre 36), pour un niveau d’artificialisation équivalent. Et un financement 100 % public, contre seulement 23 % pour l’autoroute. Une aberration. Car adapter une infrastructure ancienne aux normes actuelles (gabarit, sécurité, bruit, continuité écologique) s’avère souvent plus complexe, plus coûteux et plus destructeur de l’environnement qu’un tracé neuf bien conçu.

Un coût élevé pour un gain minime ?

L’argument revient souvent. Un tel projet supposera un péage élevé pour un gain de temps jugé marginal. Mais cette lecture passe à côté de l’essentiel. L’objectif n’est pas de faire de Castres ou Mazamet des cités-dortoirs de Toulouse, mais de créer les conditions d’un développement économique autonome. En attirant des entreprises. En créant de l’emploi localement. Comme à Albi, où l’arrivée de l’A68 a enclenché une dynamique territoriale.

Désenclaver ou renoncer

Le bassin Castres–Mazamet n’a pas d’autoroute. Pas de TGV. L’aéroport de Castres, mis en avant par le TA de Toulouse, n’est qu’un gros aérodrome régional. Mazamet s’étiole. Castres survit sous perfusion des laboratoires Pierre Fabre.

L’A69 ne réglera pas tout. Mais sans elle, Castres et Mazamet restent structurellement enclavées. Il ne s’agit pas seulement de minutes gagnées, mais d’accessibilité, de connectivité, d’emploi et d’image. Elle n’est sans doute pas une condition suffisante au développement, mais elle en est aujourd’hui une condition nécessaire.

Y renoncer, c’est accepter l’immobilisme. C’est faire primer le symbole sur le réel. C’est laisser une partie du territoire décroître au nom d’une écologie de posture. La question est donc simple : veut-on désenclaver ce territoire… ou le laisser sur le bas-côté ?

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MAGA : L’Amérique fantasmée de Trump a (presque) vraiment existé.

« Make America Great Again ». Comme souvent en politique, les fausses promesses s’appuient sur un soupçon de réalité. Si l’Amérique rêvée des trumpistes existe surtout au cinéma, elle s’appuie sur des faits historiques qui ont donné aux États-Unis leur forme et leur mentalité actuelles. 

Rendre sa grandeur à l’Amérique. MAGA, le slogan de Trump depuis 2016 (pour la petite histoire, il a déposé ce slogan dès 2012, soit quatre ans avant sa candidature) est devenu un outil de marketing de masse. Comme le “take back control” de Boris Johnson en Angleterre, soufflé par son conseiller Dominic Cummings. Aussi creux qu’il puisse paraître, ce n’est pourtant pas seulement une pub pour des casquettes. En 2016 beaucoup d’Américains y ont cru, et beaucoup y croient encore.

L’Amérique n’a, naturellement, jamais été grande (pas plus que la France, la Grande-Bretagne ou la Papouasie). Elle a sans nul doute eu des moments de grandeur, toujours saupoudrés de bémols suffisamment honteux pour qu’on mette un peu d’eau dans son coca. La déclaration d’Indépendance américaine est certes un texte plein de bonnes intentions, mais elle n’en excluait pas moins des hommes « créés égaux » jouissant du droit à « la vie, la liberté et la recherche du bonheur » : les Noirs réduits en esclavage et les Indiens  en cours d’extermination.

L’Amérique de Trump renvoie toutefois à un jalon de sa si courte et pourtant si foisonnante histoire qui s’inscrit dans le fameux American Dream. Sa « grandeur » supposée évoque un retour vers un siècle et, surtout, une mentalité inscrits dans l’imaginaire américain comme ceux de l’aventure, de l’indépendance et de la liberté. C’est l’Amérique du XIXe siècle, de la conquête de l’Ouest, de l’industrialisation, d’une société traditionnelle très blanche et très pieuse convaincue d’avoir été choisie par Dieu pour imposer ses valeurs à un monde plus ou moins barbare.

Cette période marque le début d’une immigration massive dans un pays neuf et plein de promesses. Des millions d’immigrants pâlichons majoritairement protestants (sans oublier les Mormons, beaucoup de catholiques, notamment irlandais fuyant la famine, et quelques autres minorités), principalement venus d’Europe du Nord-Ouest, arrivent en quête d’une nouvelle vie. 

Certains vont peupler les grandes villes portuaires, d’autres emprunter le tout nouveau chemin de fer et partir coloniser l’intérieur des terres, repoussant sans cesse la fameuse Frontière en recréant, à partir de rien, des communautés villageoises autour de l’église, de l’école et du saloon.

La foi des pionniers est teintée d’un individualisme courageux valorisant le travail, la volonté et l’autosuffisance et sert de cadre moral dans des régions vierges marquées par la précarité et la violence. Pour ces communautés très religieuses, la spoliation de la terre des Indiens n’entre pas dans la catégorie des péchés dignes de susciter des scrupules : cette colonisation est en effet d’inspiration divine, théorie verbalisée dans le principe de « destinée manifeste » mêlant droit divin et expansion géographique et que l’on retrouve, aujourd’hui, dans les prétentions de Trump. À l’époque, il s’agissait de repousser les frontières de l’Amérique vers le sud et vers l’ouest sous prétexte de mission civilisatrice. On peut voir dans la volonté de Donald Trump d’étendre la férule étatsunienne au Canada, au Panama, dont il a menacé de prendre le canal, et au Groenland, qu’il souhaite contrôler, un prolongement de cette destinée d’inspiration divine revendiquée par les Wasps du XIXe siècle.

Car côté religiosité, Trump n’est pas en reste. Si lors de son premier mandat, ses tendances messianiques pointaient déjà leur nez, depuis la tentative d’assassinat à laquelle il a réchappé en juillet 2024 il ne fait plus aucun doute que Dieu est avec lui.

In God they trust

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Ce retour aux valeurs religieuses, proclamé par le mouvement MAGA est particulièrement incarné par le vice-président Vance dont le couple modèle (Usha Vance a interrompu sa carrière d’avocate pour se consacrer à celle de son époux) s’affiche en parangon des valeurs familiales (tout en restant moderne : il est catholique et elle hindoue).

Cette mentalité trouve un prolongement dans le « Projet 2025 », largement influencé par Russel Vought, stratège central du programme trumpien et directeur du bureau de la gestion et du budget. Ce projet lancé par le think tank très conservateur Heritage Foundation, promeut une recentralisation autour d’un exécutif fort, la réduction du rôle des agences fédérales et de leurs dépenses et un retour aux prérogatives des États qui s’inscrit dans l’esprit du républicanisme anti-fédéraliste du XIXe siècle. La création du DOGE, ce département chargé de l’efficacité gouvernementale, créé pour optimiser le fonctionnement du gouvernement fédéral, et le démantèlement partiel des ministères de l’Éducation et de la Santé illustrent cette volonté de réduire la portée de l’État fédéral dans la vie des citoyens au profit des États fédérés.

Le désir de réindustrialisation et la guerre commerciale à laquelle Trump se livre à grands coups de menaces tarifaires en montagnes russes peuvent eux aussi se voir en miroir avec celle du XIXe siècle. À partir de la guerre de Sécession (1860-1865), l’industrialisation rapide du nord du pays conduit à une importante augmentation des exportations de produits transformés. Dans la dernière décennie du siècle, à quelques hoquets près, l’excédent commercial devient structurel.

Trump aspire à revenir à une Amérique en col bleu, industrielle, agricole et exportatrice, image d’Épinal qui ne prend pas en compte des réalités modernes telles que la concurrence de la Chine avec laquelle les échanges commerciaux étaient très secondaires au XIXe siècle.

Les mots pour le dire

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Ces projections idéalisées du mouvement MAGA renvoient à une Amérique qui a vraiment existé – en faisant abstraction de toutes ses facettes économiquement et humainement désastreuses. C’est l’Amérique des westerns, du cow-boy au grand cœur et de l’immigrant (blanc) entouré de sa famille pieuse et laborieuse, isolée des affaires du monde. C’est celle de la communauté rassemblée autour de l’église, qui n’a besoin de rien et de personne et surtout pas d’un « big government » pour s’épanouir et s’enrichir. Comme tous les stéréotypes, elle s’appuie sur une réalité multifacette que le fil du temps a lissée et transformée en légende, en faisant passer à la trappe non seulement ceux qui ont été écrasés au passage, mais aussi les difficultés que ces premiers Américains ont réellement affrontées. Une nation fantasmée où les rôles étaient clairs et où, en partant de rien, on pouvait arriver au sommet à force de travail, de volonté et grâce à Dieu et au tout-puissant dollar. Bien sûr, les millions de morts — colons, esclaves et Indiens, et les innombrables miséreux restés au bord de la route n’ont pas leur place dans cette légende : le pays du  Make America Great Again, c’est, naturellement, celle des vainqueurs. Ou de ceux qui s’imaginent l’être…

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Taxe Zucman : prendre aux riches n’est pas donner aux pauvres

Taxer les milliardaires, c’est toujours populaire. Surtout en période de tensions budgétaires. L’idée de les faire payer davantage semble à la fois logique, morale, voire réparatrice. Pourquoi, après tout, un boulanger devrait payer plus d’impôts sur ses revenus (en proportion) qu’un milliardaire ? C’est ce sentiment d’injustice fiscale que la « taxe Zucman » prétend corriger. Au risque d’appauvrir tout le monde ?

Son principe : imposer un minimum de 2 % du patrimoine pour les très grandes fortunes – à partir de 100 millions d’euros. La logique est redoutablement séduisante : si vous avez 1 milliard d’euros de patrimoine, et que vous ne payez qu’un petit million d’impôt sur le revenu et un autre d’IFI, il vous reste trop, beaucoup trop. La taxe Zucman propose de prélever 2 % de ce magot chaque année. En l’occurrence ici : 18 millions de plus à verser à l’État.

Une mesure qui ne concernerait principalement que quelques centaines de foyers, mais qui, selon ses promoteurs, rapporterait beaucoup. De quoi financer une partie des retraites ou sauver quelques services publics en souffrance. Une sorte de contribution républicaine. Ciblée, juste, symbolique. Presque indolore.

Saper les piliers de la prospérité ?

Si l’idée est politiquement irrésistible, économiquement, elle se révèle beaucoup plus fragile. D’une part parce qu’elle repose sur des hypothèses discutables (Cf. encadré), surtout parce que ses effets sur l’investissement, l’innovation et la croissance pourraient se retourner contre l’intérêt général.

Les riches payent-ils trop peu d’impôts ?

J’approfondis

Commençons par l’investissement, car c’est peut-être le point le plus préoccupant de cette taxe. L’économie a besoin de capitaux patients. De personnes qui mettent leur argent dans des projets risqués, innovants, incertains. Ce sont souvent eux — business angels, fondateurs, investisseurs familiaux — qui financent les start-ups, les biotech, les cleantech, etc.

Or la taxe Zucman frappe exactement ce type de capital. Celui qui ne distribue rien, qui mise à long terme, qui accepte de perdre dix fois pour gagner une fois. En imposant ces fortunes sur la simple détention d’actifs, on les contraint à désinvestir ou à externaliser leurs fonds. Un « business angel » qui voit son rendement amputé de 2 % par an peut tout simplement investir ailleurs. Une start-up française à la recherche de financement se retrouvera face à des investisseurs plus frileux, ou à des exigences de rendement plus élevées. C’est le financement de l’innovation qui trinque.

Et cette fragilisation n’est pas théorique. Une fiscalité trop lourde sur le capital a des conséquences concrètes : moins de créations d’entreprises, moins de levées de fonds, moins d’emplois qualifiés créés. Et donc, à terme, moins de croissance.

Le patrimoine est souvent illiquide. Pour payer la taxe, certains contribuables devraient vendre des parts, chaque année. Cela pèse sur les marchés, fait baisser la valeur des actifs, et réduit mécaniquement l’assiette de l’impôt. Un cercle pas très vertueux. On peut accepter une forme de redistribution. Mais encore faut-il qu’il y ait quelque chose à redistribuer.

La morale ne remplit pas les caisses

L’autre grand écueil de la taxe Zucman, c’est l’évasion par le haut. Si la mesure n’est appliquée qu’au niveau national, elle risque tout simplement d’encourager les plus riches à changer de pays, délocaliser leur patrimoine, ou restructurer leurs holdings à l’étranger. Les grands patrimoines sont mobiles, les fiscalistes inventifs, et la concurrence fiscale reste bien réelle. Pour éviter ces effets de fuite, la taxe devrait au moins être européenne.

Mais cette perspective, si elle est théoriquement séduisante, reste hautement improbable à court terme. La récente tentative de mettre en place un impôt mondial sur les multinationales, par exemple, a déjà montré les limites de la coopération internationale. Alors espérer une taxe coordonnée sur les ultra-riches ? Il faudrait un degré d’accord politique inédit.

Du danger des idéaux

Enfin, il faut garder en tête quelques proportions, car, de fait, la taxe Zucman, même dans les scénarios les plus optimistes, ce n’est pas non plus le grand soir. Ses partisans parlent de 20 milliards d’euros par an. En admettant même que cela n’ait aucun effet sur la croissance, on est très loin des 140 milliards d’euros de déficit prévu pour 2025.

La taxe Zucman envoie un signal. Elle incarne un idéal. Mais puisqu’elle s’appuie sur des hypothèses contestables, elle risque surtout d’avoir des effets délétères. La vérité est plus brutale : la soutenabilité budgétaire passe aussi par des choix plus profonds, moins idéalistes, parfois plus impopulaires. C’est une affaire collective, pas seulement morale, car on ne fait pas de la bonne politique avec du ressentiment.

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Antisémitisme, l’éternel retour

Qui aurait imaginé il y a encore quelques années que l’antisémitisme reviendrait en force au cœur de nos sociétés ? Sans doute personne. Pourtant, il est bien de retour. Suralimenté par le terrible conflit post 7 octobre 2023. Mais pas seulement. Il reprend les clichés qui ont traversé les siècles et semblent, hélas, éternels.

En 1945, la découverte de l’horreur des camps nazis avait frappé de tabou l’antisémitisme politique. Mais quatre-vingts ans plus tard, au moment où s’éteignent les derniers survivants de la Shoah, transformant le judéocide en Mémoire, la haine anti-juive submerge à nouveau le monde.

Loin d’emprunter des concepts nouveaux, cet antisémitisme politique ressuscité renouvelle les tropes antisémites déclinés au fil de l’histoire. Sous une apparence originale, les accusations d’endogamie, de double allégeance (entre Israël et le pays de résidence), de pouvoir occulte, de dissolution des sociétés environnantes, de génocide, de vols d’organes, de troubles de la virilité, de perversion sexuelle, font écho à des diffamations anciennes que l’on imaginait (à tort) définitivement disparues.

Les antiques racines du mal

Pour saisir la persistance séculaire de l’antisémitisme, il faut revenir sur l’histoire de cette hostilité protéiforme. Et rappeler la singularité du judaïsme — singularité que l’ethnocentrisme des sociétés occidentales tend à occulter. À la différence du christianisme ou de l’islam, fondés sur la foi des fidèles, le judaïsme est l’ethno-religion d’un peuple. Il repose moins sur la croyance personnelle que sur le respect des rites par ses pratiquants. En conséquence, le judaïsme ignore la vocation universelle qui anime le christianisme et l’islam, et ne renie pas ses apostats : on peut être juif et athée.

La haine anti-juive remonte à l’Antiquité. Dans un monde polythéiste, le monothéisme juif suscite l’incompréhension. L’adoration d’un dieu unique est perçue comme une menace envers les autres cultes mais aussi envers les autorités politiques qui occupent successivement la Judée. La résistance opposée à l’hellénisation (révolte des Maccabées en 167-140 avant notre ère) et à l’Empire romain (révoltes de 66-70 et 132-135) nourrit l’antijudaïsme païen. Trois motifs ressortent des écrits de l’historien grec Hécatée d’Abdère et du prêtre égyptien Manéthon : les Juifs seraient un peuple insociable. Descendants des lépreux, ils seraient frappés d’une souillure héréditaire, biologique. Enfin, alors même que leurs textes sacrés prohibent formellement le sacrifice humain (le sacrifice d’Isaac remplacé par un bélier), les Juifs sont pourtant accusés de pratiquer le meurtre rituel.

A l’antijudaïsme païen succède l’antijudaïsme chrétien antique, qui marque une évolution notable, par sa systématicité et par la nature de ses critiques. L’accusation de « peuple déicide » apparaît au IVe siècle avec Jean Chrysostome, Père de l’Eglise. Le crime rituel imputé aux Juifs change de nature : il ne consiste plus seulement en sacrifices humains, mais dans l’assassinat de Dieu lui-même lors de la Crucifixion. Les Juifs, qui n’ont pas su le reconnaître quand il s’est incarné dans son Fils, sont rejetés par Dieu qui se détourne de son peuple pour former une nouvelle Alliance. La dispersion des Juifs (l’empereur Hadrien renomme en 135 la province de Judée en Syrie-Palestine) est le signe de ce châtiment divin, peu importe l’absence de pertinence historique de ce mythe. Aux V-VIe siècle, les discriminations deviennent systématiques : les Codes Théodosien et Justinien interdisent le mariage mixte avec les chrétiens, prohibent le prosélytisme et excluent les juifs de certaines fonctions publiques. 

De l’antijudaïsme à l’antisémitisme

En Occident, le déclenchement des croisades à partir du XIe siècle enflamme l’antijudaïsme chrétien. Le concile de Latran en 1215 impose des signes visibles de discrimination : rouelle, chapeau spécifique, vêtement de couleur jaune. Ces marques soulignent en creux le degré d’intégration des Juifs à la société médiévale : s’il faut les distinguer, c’est précisément parce qu’ils font jusqu’à présent corps avec la société (le rabbin Rachi de Troyes, Juif le plus célèbre de l’époque, qui a marqué par ses travaux le développement de la langue française, est vigneron de métier). Mais à partir du XIIè siècle, le processus de construction de l’État-nation en France et en Angleterre, puis en Espagne, exige le rejet des corps considérés comme extérieurs : les hérétiques (Cathares, Vaudois, Bogomiles) et les mécréants (Juifs et Maures d’Espagne). L’accusation de crime rituel est l’une des plus fréquentes, sous ses deux formes. Le meurtre d’humains : à partir du XIIe siècle, les Juifs sont accusés de tuer rituellement des chrétiens pour mélanger leur sang à la pâte des matzot, le pain de Pessah. La profanation du sacré : les Juifs sont accusés de poignarder crucifix, icônes et hosties. Les légendes accusant les Juifs d’empoisonner les puits et de propager la peste synthétisent les trois accusations remontant à l’Antiquité : insociabilité, souillures, assassinats. « Peuple à la nuque raide » (selon l’expression d’Augustin, autre Père de l’Eglise), les Juifs manqueraient de reconnaissance envers les peuples qui les accueillent. Ils sont réputés « perfides » : l’usure (qu’en réalité la société les contraint à exercer, leur interdisant de nombreuses professions) leur permet de donner libre cours à leur cupidité cruelle. Le mythe du « Juif errant » qui émerge est un écho à la légende de la dispersion comme châtiment divin. Enfin, le Juif est insociable et souillé parce qu’il n’est pas vraiment humain : on soutient que les hommes juifs ont des mamelles et des menstrues. Juifs et Juives (par ailleurs affectés d’une sexualité animale) sont des démons affublés de cornes, de griffes. Cette insistance sur des traits physiques caractéristiques, se retrouve dans l’antisémitisme moderne.

Léon Poliakov, l’un des grands historiens de l’antisémitisme, auteur du « Bréviaire de la haine », où est fait le décompte des victimes de la Shoah, séparait celui-ci en deux époques :

  • l’ère de la foi, dans les mondes antique et médiéval, quand la haine anti-juive est animée par des considérations religieuses. On parle d’antijudaïsme.
  • l’ère de la science, dans le monde moderne et contemporain, quand la haine anti-juive est animée par des considérations pseudo-scientifiques. On parle d’antisémitisme.

L’antisémitisme moderne naît au XIXe siècle avec le développement de la biologie, de la génétique et des théories de l’évolution, dans un monde en profonde mutation avec la Révolution industrielle qui provoque l’exode rural, le bouleversement des fortunes et du rapport au temps (la vapeur, le gaz et l’électricité transforment la journée de travail jusqu’alors calée sur le rythme solaire). Dans des termes strictement opposés, l’antisémitisme anticapitaliste de gauche et l’antisémitisme anti-socialiste de droite accusent les Juifs de dissoudre la société : c’est le vieux thème du Juif insociable. Les uns accusent le Juif de dominer le monde par l’argent, les autres de fomenter la révolution pour nuire au corps national auquel sa nature même lui interdit d’appartenir. Selon La France juive d’Edouard Drumont et Les Protocoles des Sages de Sion, rédigé par la police tsariste, le Juif perfide recourt aux complots occultes pour dissoudre les sociétés qui l’accueillent.

Les Protocoles des sages de Sion : faux document, vrai moteur de l’antisémitisme

J’approfondis

Le meurtre rituel n’est plus sanglant mais symbolique : le nazisme prétend protéger le peuple allemand contre les manigances des Juifs, par l’exclusion des Juifs hors du corps social (lois de Nuremberg), avant leur extermination physique. Car le Juif serait non seulement insociable mais souillé d’un abâtardissement biologique insurmontable : le nazisme pratique la zoomorphisation, qualifiant les juifs de rats ou de vermines, et les compare à une pieuvre asphyxiant le monde, conformément à l’iconographie antisémite du XIXe siècle à nouveau vivace de nos jours.

De l’antisémitisme à l’antisionisme

Après la Shoah, on a pu croire que la haine anti-juive disparaîtrait. En réalité, si son expression publique a été frappée de tabou en Occident, la haine s’est contentée de se couler sous une nouvelle forme, d’autant plus perverse qu’elle prenait les apparences du progressisme : l’antisionisme. L’opposition à la création en Palestine mandataire d’un État juif fondé sur le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, est bien antérieure à 1948 : dès le XIXe siècle, les élites arabes, habituées à voir les Juifs confinés dans le statut inégalitaire de dhimmi, ont refusé toute perspective de création d’une entité juive souveraine sur le territoire historique des royaumes de Juda et d’Israël. Après avoir initialement soutenu la création de l’État d’Israël, dont les fondateurs suivaient une idéologie socialisante, l’URSS s’est brutalement opposée au sionisme afin de se rapprocher du monde arabo-musulman et son pétrole. L’accusation de « cosmopolitisme » formulée dès 1952 lors des procès de Prague est la forme renouvelée de l’accusation d’insociabilité et de perfidie (onze des quatorze dirigeants accusés sont juifs). On en trouve l’écho dans la résolution 3379 de l’Assemblée générale des Nations Unies en 1975, puis la déclaration finale de la conférence de Durban en 2001, qui qualifient le sionisme de « forme de racisme et de discrimination raciale », transformant un mouvement d’émancipation nationale en entreprise coloniale. De même l’accusation de génocide est la forme renouvelée de l’accusation de crime rituel. Elle apparaît dès la création de l’État d’Israël, donc bien avant le conflit actuel à Gaza qui l’a popularisée. L’élaboration du terme « Nakba » (ou « catastrophe »), décalque du mot « Shoah » utilisé pour désigner l’entreprise génocidaire nazie, en est un indice. On assiste alors à une inversion totale de la perspective et des références historiques. Est forgé le mot « nazisioniste » qui nazifie les descendants des victimes, ainsi transformés en bourreaux. Chaque année à Noël des polémiques présentent Jésus comme palestinien (en niant sa judéité). L’objectif est double : contester la légitimité historique des Juifs sur le territoire d’Israël et revivifier le mythe du peuple déicide. En tuant les Palestiniens aujourd’hui, les Juifs réitèrent le meurtre du palestinien Jésus il y a 2000 ans. Une parlementaire LFI bien connue nourrit son discours antisioniste d’une multiplicité de tropes antisémites : en affirmant que l’armée israélienne vole les organes de Palestiniens qu’elle tuerait pour entretenir son commerce, sont mobilisées à la fois les accusations de crime rituel et les préjugés sur le mercantilisme des Juifs cupides (le personnage de Shylock dans le théâtre de Shakespeare). Peu importe que cette mise en cause soit dépourvue de toute vraisemblance médicale : on ne transfère pas les organes de personnes décédées. L’important est de nourrir les schémas mentaux créés par deux millénaires de haine anti-juive. La même personne, alimentant la rumeur de la perversité sexuelle des Juifs, accuse Israël de pratiquer le viol systématique des détenus palestiniens par des chiens. Même l’accusation absurde affublant les soldats israéliens de couches Pampers correspond à un trope antisémite : le trouble de la virilité qui transforme les Juifs en non-humains.

Si la critique de la politique israélienne, de son gouvernement ou de la façon dont est menée la guerre à Gaza, est parfaitement légitime et nécessaire, les tropes de la haine anti-juive profitent du conflit pour laisser libre cours au même déferlement antisémite qui a traversé les siècles sur des bases fantasmées et mortifères. N’oublions pas quelles en furent les conséquences.

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Glyphosate, le retour

Chaque semaine, un nouveau signal d’alarme sanitaire vient semer l’effroi sur nos fils d’actualité : aspartame, cadmium, pesticides… C’est le festival de « Tu cannes ! ». Mais la star des produits faisant vendre du papier est le glyphosate. Le voilà de retour dans l’actualité avec la parution de ce qui est présenté par nos confrères, allant du Monde, en passant par Le Quotidien du Médecin ou Mediapart, comme « la plus vaste étude jamais menée » sur le sujet. Verdict : il augmenterait le risque de cancer. Frissons garantis.

Mais avant de réclamer son interdiction immédiate, une analyse de l’étude s’impose. Spoiler alerte, ça ne va pas faire plaisir à tous ceux qui sont atteints de glyphosatophobie chronique…

Mode d’action et usage

Découvert dans les années 1970, le glyphosate est un herbicide non sélectif : il bloque la synthèse de certains acides aminés chez les plantes. Il est utilisé seul ou dans des formulations commerciales, comme Roundup Bioflow (en Europe) ou RangerPro (aux États-Unis), enrichies en surfactants (substances qui réduisent la tension de surface d’un liquide facilitant leur mélange avec d’autres). Son usage massif et mondial en fait un candidat régulier aux polémiques sanitaires.

Flashback : l’étude Séralini, dix ans plus tôt

En 2012, le biologiste Gilles-Éric Séralini affirme avoir observé une hausse de tumeurs mammaires chez des rats exposés au Roundup. L’étude est vite contestée : seulement dix rats par groupe, analyses statistiques faibles, et surtout, rats Sprague-Dawley, connus pour développer spontanément des tumeurs au cours de leur vie. L’article est rétracté un an plus tard. Pourtant, la nouvelle étude reprend… le même modèle animal.

Que montre l’étude Ramazzini ?

Menée par un laboratoire italien engagé de longue date contre divers produits chimiques, l’étude suit 1 020 rats Sprague-Dawley (51 mâles et 51 femelles par groupe), exposés dès la gestation à trois doses de glyphosate : 0,5 mg/kg/j (la DJA européenne, bien au-dessus de l’exposition humaine réelle), 5 mg/kg/j et 50 mg/kg/j. Le glyphosate est administré pur ou sous forme de Roundup Bioflow ou RangerPro. Les auteurs annoncent une augmentation « significative » de tumeurs bénignes et malignes à toutes les doses : leucémies, hémangiosarcomes, cancers du foie, de la thyroïde, du système nerveux…

Des résultats inquiétants, mais fragiles

Le problème ? Il est multiple. Les rats utilisés développent déjà spontanément des tumeurs avec l’âge. Sans corrections statistiques pour les dizaines de comparaisons réalisées, le risque de faux positifs est considérable. Certaines données sont incohérentes : à la dose la plus faible de Roundup Bioflow, aucun lymphome détecté, contre 10 % dans le groupe témoin. Comment un cancérogène pourrait-il « effacer » une tumeur ? Silence radio dans l’étude. On observe aussi des courbes en U (plus de tumeurs à faibles doses qu’à fortes), et surtout, de nombreux résultats reposent sur un ou deux cas par groupe. C’est trop peu. Un calcul simple montre qu’il faudrait presque le double de rats pour détecter de façon fiable un risque multiplié par dix sur une tumeur rare. Enfin, et c’est crucial : le glyphosate est administré ici en continu dans l’eau de boisson. Rien à voir avec l’exposition humaine, qui se fait par l’alimentation, à petites doses, par pics, et à des niveaux des milliers de fois inférieurs. En population générale, le glyphosate urinaire tourne autour de 1 à 5 µg/L. Seuls certains applicateurs agricoles atteignent des niveaux plus élevés, et chez eux, un léger sur-risque de lymphome non hodgkinien est débattu depuis vingt ans – un signal absent de l’étude Ramazzini.

Une couverture médiatique biaisée

La plupart des articles reprennent les conclusions sans mise en contexte. Pas un mot sur les limites du modèle animal, les erreurs statistiques, l’inadéquation des doses testées. On empile les tumeurs comme on aligne les arguments d’un procès. On oublie aussi de préciser que les rats exposés ont vécu aussi longtemps que les témoins : aucune surmortalité observée. Présenter ces résultats comme une preuve implacable, c’est confondre signal expérimental et démonstration scientifique.

Alerter, oui. Interdire dans la précipitation, non.

Oui, cette étude mérite d’être discutée. Mais elle ne prouve pas un danger immédiat pour l’humain. Elle appelle à des reproductions indépendantes, sur d’autres souches animales, avec des protocoles plus robustes et des données publiques. Interdire le glyphosate sans alternative viable reviendrait à rouvrir la porte au labour intensif, à l’érosion des sols, à plus de CO₂, et parfois à des herbicides plus toxiques. La vraie voie, c’est une transition agronomique intelligente : rotations, couverts végétaux, désherbage mécanique, robotique.

Science vs storytelling

L’étude Ramazzini ne change pas fondamentalement l’état des connaissances. Elle relance un débat déjà ancien, sans le faire progresser de façon décisive. La presse, elle, joue souvent le rôle de caisse de résonance plutôt que celui de filtre critique. La science avance par contradiction et rigueur. Pas par proclamation.

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Retraites : le piège de la dette

“L’âge de départ doit être relevé”.
Alors que le conclave sur les retraites patine, le Comité d’Orientation des Retraites (COR) jette un pavé dans la mare. Mais peut-il en être autrement ?

Le constat est simple, les retraites pèsent trop lourd dans les prélèvements et les dépenses. Une situation sans espoir de rémission et destinée à empirer. De fait, notre système a réussi le tour de force d’accroître le déficit, d’alourdir la dette, de nuire à la productivité et de réduire le pouvoir d’achat des travailleurs. Pour s’en convaincre, rien de mieux que les comparaisons internationales, même si cela est un peu douloureux.

Premièrement, la part des revenus consacrée aux retraites est de 14 % du PIB, une des plus fortes de l’OCDE, soit 25 % des dépenses publiques. Et alors me direz-vous ? Le problème tient à l’inefficacité économique et sociale de ces dépenses. D’une part, la France est le pays où l’on vit le plus longtemps à la retraite (y compris chez les ouvriers). D’autre part, nous sommes l’une des rares nations où le niveau de vie des retraités est aussi (voire plus) élevé que celui des actifs. Il n’est donc pas surprenant que ce poste soit la première cause de l’augmentation des dépenses des administrations publiques depuis 30 ans. 

Les retraités français 
ont les mêmes revenus
que les actifs
Source : OECD, Pensions at a glance 2023.
Lecture : En France le revenu des 65 ans et plus correspond à 99.8% du revenu de la population totale. Autrement dit, le revenu des 65+ est équivalent à celui du reste de la population.

Quid des impôts ? La France est sur le podium en matière de taxation du travail. Logique, il faut bien financer ce système où les individus partent à la retraite plus tôt malgré des pensions plus généreuses qu’ailleurs, même si elles sont loin d’être faramineuses. Cela pèse logiquement sur la fiche de paie, notamment pour les travailleurs les mieux rémunérés. En conséquence, le coût du travail est plus élevé en France, notamment pour les actifs les plus qualifiés, c’est-à-dire les plus productifs.

Des salaires parmi
les plus taxés de l’OCDE
Source : OCDE, Les impôts sur les salaires 2025
Note : couple marié ayant deux enfants et disposant de deux salaires, dont l’un est égal à 100 % et l’autre à 67 % du salaire moyen. Les taxes sur les salaires sont incluses si elles s’appliquent.
Lecture : le coin fiscal en France est de 41% pour les couples mariés avec deux enfants dont les revenus correspondent à la classe moyenne. Autrement dit, le salaire net des impôts de ce couple représente 59% des coûts totaux de main-d’œuvre pour son employeur.

La logique la plus élémentaire – et surtout la démagogie – inclinerait à davantage taxer les entreprises. Hélas, leurs marges ne sont pas aussi larges que certains l’affirment. Même si ces dernières reçoivent nombre de subventions et crédits d’impôt, ne nous y trompons pas, le taux de taxation net des subventions des entreprises françaises est parmi les plus élevés de l’OCDE. Pourquoi ? Parce que les cotisations patronales servant au financement des retraites pèsent lourd, très lourd même. En conséquence, ce qui aurait pu être mobilisé pour l’investissement et l’innovation d’une part et la rémunération nette des travailleurs, d’autre part, s’en trouve réduit. Ce qui, ici encore, nuit aux gains de productivité.

Des cotisations qui pèsent 
lourd sur les entreprises
Source : OCDE, comptes nationaux, tableau 14B
Note : le taux de taxation net des entreprises correspond à la somme des contributions sociales patronales, taxes nettes des subventions sur la production et impôts sur les bénéfices, le tout rapporté sur la valeur ajoutée nette.
Lecture : En France le taux de taxation des entreprises en 2019 est de 28%, soit 17.9% pour les contributions patronales, 4.2% pour les impôts sur la production et 5.9% pour les impôts sur les bénéfices.

En conséquence, travail et capital, les deux facteurs de production principaux, sont beaucoup plus taxés chez nous qu’ailleurs. À tel point que de nouvelles taxes risquent même de réduire les recettes, les effets négatifs sur la production faisant plus que compenser l’augmentation du taux de taxation. Il n’y a donc plus de marges de manœuvre, à moins que l’objectif soit de nuire à la croissance tout en augmentant le fardeau de la dette.

La bonne nouvelle est que, contrairement à nombre d’idées reçues, les inégalités de niveau de vie n’ont jamais été aussi faibles que depuis ces 10 dernières années. Autrement dit, ce point occupe une place médiatique et politique inversement proportionnelle à son coût social effectif. Dès lors, une bonne réforme des retraites devrait surtout s’attacher à ne pas réduire le niveau de vie des générations de travailleurs présentes et futures.

Source : WID
Note : Part des revenus des 10% les plus aisés dans le revenu disponible total.
Lecture : En France, le revenu disponible des 10% les plus aisés représente 23% du revenu disponible total en 2022.

La mauvaise nouvelle est que notre productivité stagne, voire décroît en tendance, ce qui vient rompre avec 70 ans de croissance, cas plutôt rare parmi les pays occidentaux. Seule la Grèce a fait pire depuis 2015… Rien de surprenant compte tenu du poids du système social (et notamment des retraites) sur la taxation du travail productif et l’investissement des entreprises. Tant pis si les gains de productivité sont essentiels pour accroître les revenus et réduire le poids des dettes et déficits. Les coûts politiques de court terme passent avant les coûts économiques et sociaux de long terme. Un classique délétère. D’ailleurs, un cercle vicieux s’est déjà enclenché, voyant le poids de notre système social porter atteinte à la croissance, accroître le déficit et conduire à imaginer davantage de taxes qui en retour affectent la productivité et la croissance.

Source : OCDE
Note : La productivité du travail est mesurée par le rapport du PIB au nombre d’heures travaillées.
Lecture : La productivité du travail a baissé de 0.2% depuis 2015 en France.

Quelles solutions alors ? Tout d’abord, l’abattement à 10 % des ménages retraités assujettis à l’impôt sur le revenu n’a pas de sens. Il favorise les retraités les plus aisés alors que l’objectif de celui-ci est de compenser les coûts associés au travail. Autre piste, la non-indexation des pensions les plus élevées (il ne s’agit bien évidemment pas de toucher aux retraités pauvres). Pour les plus craintifs (mais sincères), notez que cela n’augmentera ni les inégalités de revenu ni le taux de pauvreté. En revanche, cela redonnera un peu d’air aux finances publiques et au pouvoir d’achat des travailleurs. Et si l’on croit cela infaisable, la meilleure preuve du contraire demeure la non-revalorisation du point d’indice des fonctionnaires qui, depuis de nombreuses années, ne semble préoccuper que les principaux concernés (dont je fais partie). 

 Il y a enfin la question que tout le monde se pose, faut-il repousser l’âge de départ à la retraite ? De fait, la pyramide des âges est sans appel, le déséquilibre est structurel, large et persistant. Or, puisque le levier de la taxation du travail a déjà atteint ses limites économiques et politiques, et à défaut de gains de productivité, il ne reste que la réduction des dépenses et l’augmentation de la durée de cotisation. L’usage de ces deux leviers est nécessaire, chose que nos voisins ont comprise depuis bien longtemps.

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