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L’effet Laffer : taxer plus pour gagner moins

En Norvège, la taxe façon Zucman vire au fiasco. Au Royaume-Uni, la chasse aux riches déclenche un exode massif. Pourtant, la classe politique française s’obstine à croire qu’augmenter l’impôt sauvera les finances publiques. Dans un pays déjà asphyxié par les prélèvements, taxer plus, c’est récolter moins — et hypothéquer l’avenir.

1974, dans un restaurant de Washington. L’économiste Arthur Laffer griffonne une courbe sur une serviette en papier pour convaincre deux conseillers du président Gerald Ford d’une idée simple : taxer à 0 % rapporte 0, taxer à 100 % rapporte 0. Entre les deux existe une nuance efficace pour l’État. Franchissez-la, et chaque micron d’impôt supplémentaire détruit plus de richesse qu’il n’en collecte.

Cinquante et un ans après ce repas, cette idée n’a jamais été aussi centrale, tandis qu’en France, de la taxe Zucman à celle sur le patrimoine financier, l’offensive politico-médiatique pousse à instaurer des prélèvements toujours plus lourds sur les plus fortunés qui n’ont pas encore quitté le pays.

Des expériences récentes doivent pourtant nous alerter. Elles se sont toutes avérées désastreuses.

La faillite du “Zucman norvégien”

En 2022, la Norvège a décidé de taxer davantage les patrimoines les plus élevés en durcissant son impôt sur la fortune (formuesskatt) et en alourdissant la taxation des dividendes. Le taux marginal de l’impôt sur la fortune est ainsi passé à 1,1 % pour les patrimoines dépassant 20 millions de couronnes (environ 1,7 million d’euros), avec une particularité redoutable : cet impôt s’applique sur la valeur de marché des actifs, imposant ainsi les plus-values latentes — c’est-à-dire avant même leur réalisation.

Pire encore, voilà un piège fiscal redoutable : l’État norvégien taxe désormais 75 % de la valeur des entreprises (contre 55 % avant), même si cette valeur n’existe que sur le papier. Et pour payer cet impôt sur des gains non réalisés, les propriétaires doivent verser des dividendes… eux-mêmes taxés à 37,84 %. Un cercle vicieux où l’impôt s’auto-alimente. Le gouvernement de centre gauche tablait sur un gain annuel de 1,5 milliard de couronnes norvégiennes (environ 128 millions d’euros).

En réaction, plus de 30 milliardaires et multimillionnaires ont quitté le pays en 2022 — plus que durant les treize années précédentes réunies. La Suisse, avec son impôt sur la fortune plafonné à 0,3 % dans certains cantons et l’absence d’imposition des plus-values mobilières privées, est devenue la terre promise de cet exode fiscal. Un cas illustre l’ampleur des dégâts : le départ de l’industriel Kjell Inge Røkke représenterait à lui seul une perte annuelle de 175 millions de couronnes pour le fisc norvégien (environ 15 millions d’euros).

Au total, entre septembre 2022 et avril 2023, 315 foyers norvégiens fortunés, dont 80 classés comme « très riches », se sont installés en Suisse, emportant avec eux leur contribution globale aux finances publiques : impôt sur le revenu, cotisations sociales, TVA sur leur consommation, etc.

Une analyse du média Citizen X a estimé la perte nette de revenus fiscaux à environ 381 millions d’euros, soit trois fois le gain initialement projeté pour les hausses d’impôt. La prévision gouvernementale reposait sur une analyse statique, supposant que la base imposable resterait inchangée.

Au-delà des recettes fiscales perdues, c’est toute l’économie productive qui souffre. En imposant chaque année la valeur latente des actions d’entreprise, le système contraint les entrepreneurs à puiser dans les réserves ou la trésorerie de leur société pour régler l’impôt, au détriment de l’investissement ou de l’emploi. Cette décapitalisation récurrente ampute leur capacité à investir, innover ou embaucher — en plus d’être vexante.

Une étude du National Bureau of Economic Research (NBER), menée sur des données scandinaves, en quantifie l’impact : dans les années suivant le départ d’un propriétaire pour raisons fiscales, l’emploi dans son entreprise chute de 33 %, la valeur ajoutée de 34 % et les investissements de 22 %.

Bien loin de nuire aux seuls riches qu’ils visent, les nouveaux impôts norvégiens touchent l’ensemble de la population par un affaiblissement des ressources de l’État et une dégradation de l’économie.

« Wexit » britannique : quand la chasse aux riches tourne au fiasco

En avril 2025, le Royaume-Uni a mis fin à l’un des plus anciens privilèges fiscaux au monde : le statut « non-dom ». Vieux de 225 ans, ce régime permettait aux résidents britanniques dont le domicile permanent était à l’étranger de ne payer l’impôt que sur leurs revenus au Royaume-Uni, laissant leur fortune offshore intouchée. Environ 69 000 personnes en bénéficiaient, versant 12,4 milliards de livres au fisc de Sa Gracieuse Majesté en 2022.

Le nouveau système, baptisé Foreign Income and Gains (FIG), n’offre plus qu’une exemption de quatre ans aux nouveaux arrivants, contre un régime quasi permanent auparavant. Surtout, il introduit une « queue fiscale » redoutable : quiconque a vécu dix ans au Royaume-Uni voit ses actifs mondiaux soumis aux droits de succession britanniques (40 %) pendant trois à dix ans après son départ. Le gouvernement travailliste projetait 33,8 milliards de livres de recettes sur cinq ans.

L’hémorragie a commencé avant même l’entrée en vigueur de la loi. Dès l’annonce de la réforme en mars 2024, la fuite massive a démarré : 10 800 millionnaires ont quitté le pays dans l’année, soit une hausse de 157 % par rapport à 2023. Pour 2025, où le texte sera effectivement appliqué, les projections anticipent 16 500 départs supplémentaires, ce qui ferait du Royaume-Uni le champion mondial de l’exode des fortunes.

Le pari budgétaire pourrait même virer au cauchemar. Des analyses indépendantes du Centre for Economics and Business Research (CEBR) ont identifié un seuil critique : si plus de 25 % des non-doms partent, le gain fiscal se transformera en perte nette. À 33 %, le trou atteindrait 700 millions de livres la première année et 3,5 milliards sur la législature. Or, 60 % des conseillers fiscaux prévoient que plus de 40 % de leurs clients non-doms partiront dans les deux ans — bien au-delà du seuil fatal.

L’impact économique observé dès 2024 dépasse largement les seules recettes fiscales. Le marché immobilier de luxe londonien s’est effondré : aucune transaction supérieure à 100 millions de livres en 2024 ; 70 % des vendeurs de propriétés haut de gamme sont des non-doms en partance vers Miami, Dubaï ou Monaco. Le secteur du commerce de détail a perdu 169 000 emplois en 2024, le pire résultat depuis la pandémie. Les services financiers ont vu leurs offres d’emploi chuter de 28 %.

Ce fiasco britannique rappelle le cas norvégien : la taxation des plus riches finit souvent par appauvrir bien au-delà de sa cible initiale et aggrave les déficits de l’État.

La taxe yachts française : entre 200 et 500 euros perdus pour chaque euro taxé

En 2018, la France a instauré une surtaxe sur les grands yachts de plus de 30 mètres, censée rapporter 10 millions d’euros par an. L’objectif affiché ? Compenser symboliquement la suppression de l’ISF et faire contribuer les « signes extérieurs de richesse » jugés « improductifs ».

En sept ans, le total des recettes atteint péniblement 682 000 euros, soit moins de 1 % des 70 millions espérés. En 2025, seuls cinq navires sont taxés, contre une cinquantaine attendue. Les coûts de gestion de la taxe excèdent vraisemblablement déjà les maigres recettes perçues.

Mais le véritable gouffre se situe ailleurs. On peut estimer les pertes fiscales indirectes dues à la fuite des yachts (TVA sur l’avitaillement, charges sociales des équipages, taxes sur le carburant, impôts sur les sociétés de services) à un montant annuel compris entre 20 et 50 millions d’euros, sur la base des baisses d’activité constatées dans les principaux ports azuréens. Ainsi, pour chaque euro collecté par la taxe, l’État en perd entre 200 et 500 en recettes indirectes chaque année. Bien joué.

Outre les recettes fiscales, le désastre est également économique. Face à cette taxation de 30 000 à 200 000 euros annuels, les propriétaires ont massivement changé de pavillon vers la Belgique, les Pays-Bas ou le Panama.

Le résultat est terrible pour la Côte d’Azur. Le Port Vauban d’Antibes, le plus grand d’Europe dédié au yachting, a vu son activité chuter de 33 % et ses ventes de carburant de 50 %. Le « Quai des Milliardaires » s’est vidé par anticipation dès l’été 2017. À Saint-Tropez et Toulon, les pertes de chiffre d’affaires en escale ont atteint 30 à 40 %.

L’onde de choc a fini par toucher tout l’écosystème productif : commerces de luxe, avitailleurs, équipages, etc. Le secteur du yachting génère 1 à 2,1 milliards d’euros de retombées annuelles en région PACA et soutient 10 000 emplois directs.

La France possède le deuxième espace maritime mondial, est leader sur les voiliers, et 36 % de la flotte mondiale de yachts fréquente la Méditerranée. Pourtant, en 2025, le Port Vauban n’accueille aucun yacht sous pavillon français, et la surtaxe sur les yachts n’a ni disparu, ni même fait l’objet d’une évaluation rigoureuse par le législateur.

Quand l’État français cloue les avions au sol

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Des taxes qui coûtent cher à l’État et à toute la société

L’histoire fiscale moderne regorge d’exemples frappants de taxes conçues pour punir les riches, mais qui finissent par nuire aux finances publiques et à l’ensemble de l’économie.

En France, la « mise au barème » des revenus du capital par François Hollande en 2013 était censée rapporter 400 millions d’euros. D’après une note de l’Institut des politiques publiques, elle a entraîné une perte fiscale de 500 millions d’euros, en provoquant un effondrement des dividendes de 14 milliards d’euros.

Aux États-Unis, la proposition de taxe Warren de 2019 — 2 % au-dessus de 50 millions de dollars, 6 % au-dessus d’un milliard — a été évaluée par l’Université de Pennsylvanie. Verdict : même en utilisant les recettes pour exclusivement réduire le déficit, l’effet sur 30 ans était estimé à –0,9 % de PIB et –0,8 % de salaires.

L’économiste Gabriel Zucman lui-même a publié une étude sur l’impôt sur la fortune danois des années 1980. Elle montre que pour chaque couronne prélevée, les contribuables réduisaient leur patrimoine de cinq couronnes supplémentaires en modifiant leurs comportements d’épargne et d’investissement. Il s’agissait donc d’un outil redoutablement efficace pour détruire la richesse, pas pour combler les déficits de l’État. Le Danemark l’a d’ailleurs abrogé en 1997.

Quid de la « taxe Zucman » elle-même ? L’économiste Antoine Levy a décortiqué la note du Conseil d’analyse économique (CAE) — que Zucman cite lui-même comme référence — et révèle que cette taxe, loin de rapporter 20 milliards comme annoncé, impliquerait une perte nette pour l’État. La note du CAE montre que l’exil fiscal ne représente que 27 % des recettes perdues ; la réponse comportementale totale (réduction des dividendes, ventes d’actifs, restructurations patrimoniales, etc.) ferait grimper les pertes fiscales à près de 30 milliards d’euros.

Les prévisions optimistes des législateurs reposent sur une erreur fatale : croire que les contribuables resteront immobiles face aux prédations fiscales. Dans les faits, ils fuient, réduisent leur production ou leurs investissements, ou encore déploient des stratégies d’évitement. Les politiques fiscales ont un pouvoir immense sur ce que chacun fait de sa vie. Avec des taxes excessives, l’État perd plus d’argent qu’il n’en gagne, tout en appauvrissant tout le monde au passage.

Quand baisser les impôts remplit les caisses de l’État

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Le 23 septembre dernier, l’économiste Thomas Piketty a livré une réponse glaçante aux critiques de la « taxe Zucman ». Face aux objections sur le risque d’exil fiscal, il rétorque sans trembler : « Vos actifs sont gelés, vous pouvez être arrêtés à l’aéroport. »

Au-delà de son inefficacité évidente — les contribuables trouveront mille autres façons d’adapter leurs comportements —, cette proposition est extrêmement dangereuse. Quel type de régime interdit à ses ressortissants de quitter le territoire national ? On ne le sait que trop bien. Que reste-t-il de la liberté inscrite dans notre devise quand des agents de l’État contrôlent les départs sur des critères patrimoniaux ? Rien. Les velléités autoritaires d’économistes tels que M. Piketty doivent être dénoncées sans ambiguïté, car l’histoire a déjà montré jusqu’à quelles atrocités mènent de telles illusions.

À moins que la destruction de l’assiette fiscale soit voulue ? Gabriel Zucman lui-même l’assume avec une franchise déconcertante dans son ouvrage Le Triomphe de l’injustice : « Dans ce chapitre, nous allons expliquer pourquoi des gouvernements démocratiques peuvent raisonnablement choisir d’appliquer aux riches des taux supérieurs à ceux qui maximisent les recettes fiscales — c’est-à-dire pourquoi détruire une partie de l’assiette fiscale peut être dans l’intérêt de la collectivité. » (nous soulignons)

Est-il vraiment dans l’intérêt de la collectivité d’aggraver les déficits qui nourrissent la dette léguée aux jeunes, de réduire les financements de l’école, de la santé et de la transition énergétique ? A-t-on bien réfléchi à l’intérêt de la société quand on promeut des mesures qui violent le droit de propriété inscrit dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, tout en appauvrissant le pays ?

Les expériences récentes convergent toutes vers une même conclusion : La satisfaction tirée de la volonté de « faire mal aux riches » ne saurait justifier de nuire gravement à l’avenir du pays.

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Autisme : le Doliprane plonge Trump dans l’effervescence

« N’en prenez pas, n’en prenez pas ! » Pour Donald Trump et son inénarrable Secrétaire d’État à la Santé, Robert F. Kennedy Jr., la prise de paracétamol pendant la grossesse est responsable de l’autisme. Une annonce spectaculaire… et une fake news de plus ?

La crainte ne date pas d’hier. Elle remonte à 2008, quand une première étude suggère un lien possible entre exposition prénatale au paracétamol1 et troubles du spectre autistique. Si l’échantillon — 83 cas et 80 témoins — est trop limité pour en tirer des conclusions solides, la question revient régulièrement depuis. En août 2025, une méta-analyse regroupant 46 études évoque un sur-risque très modeste d’autisme. Mais entre données autodéclarées, mémoire maternelle incertaine aboutissant à des oublis ou des erreurs de déclaration et faibles effectifs, les limites méthodologiques sont nombreuses. Surtout, l’analyse ne permet pas de distinguer l’effet du médicament de celui des fièvres ou des infections qui ont motivé son usage. Or ces infections sont elles-mêmes associées à un risque accru de troubles neurodéveloppementaux.

Vaccins et autisme : la persistance d’un mythe

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L’Association américaine des obstétriciens-gynécologues a immédiatement rappelé que ce type d’étude, entaché de biais majeurs, ne permet en aucun cas d’affirmer une causalité. La littérature scientifique reste limitée et contradictoire, avec moins d’une centaine de travaux. Certaines publications concluent à un sur-risque très faible, d’autres ne trouvent aucun lien. Quelques-unes vont même jusqu’à suggérer un effet protecteur.

Pourtant, une étude de grande ampleur existe. Menée en Suède sur près de 2,5 millions d’enfants, elle montre que les femmes ayant pris du paracétamol n’ont pas plus d’enfants autistes que les autres. Sa force tient à sa taille exceptionnelle, à la qualité des registres nationaux de santé et à l’ajustement possible par de nombreux facteurs familiaux et médicaux. Bien plus solide que les plus petits travaux, elle tend à écarter l’hypothèse d’un lien direct entre paracétamol et autisme.

Toutes ces interrogations sont aussi motivées par l’apparente explosion des cas, puisqu’il y aurait aujourd’hui dix fois plus d’enfants concernés que dans les années soixante-dix. Une hausse qui s’explique par l’élargissement progressif des critères de diagnostic. Des profils autrefois exclus sont désormais intégrés dans le spectre de l’autisme. Grâce à une meilleure sensibilisation des familles et des professionnels, les signes sont plus facilement repérés, le dépistage est plus précoce et plus systématique. Enfin, des formes légères, longtemps passées inaperçues, sont aujourd’hui reconnues. S’y ajoutent des évolutions démographiques, comme l’âge plus avancé des parents et l’amélioration de la survie des enfants à risque. Autrement dit, il y a davantage d’autistes diagnostiqués, mais pas nécessairement plus de chances de l’être.

La fake news du paracétamol contaminé par un virus mortel

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Il importe de garder une rigueur scientifique irréprochable, sans se laisser guider par des biais cognitifs. Que Donald Trump ait instrumentalisé le sujet ne doit pas conduire à écarter toute hypothèse d’emblée. La recherche doit se poursuivre méthodiquement, loin des emballements médiatiques. Mais aujourd’hui, ses déclarations n’ont aucune base scientifique solide.

Le paracétamol reste l’antalgique de référence pendant la grossesse, à condition de l’utiliser à la dose minimale efficace et sur une durée limitée. Certaines femmes enceintes pourraient être tentées, par sécurité, de se passer de médication. Mais l’inaction n’est pas sans risques : une fièvre maternelle non traitée représente un danger bien réel pour la mère et son enfant. C’est toute la tragédie de ce chimérique combat trumpien, qui pourrait engendrer des drames bien réels.

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1    Le médicament est appelé acétaminophène en Amérique du Nord et vendu sous le nom de Tylenol®, équivalent du Doliprane® ou de l’Efferalgan®.

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Les « 211 milliards » : autopsie de la fabrique de l’opinion

« 211 milliards d’euros : c’est le montant des aides publiques versées aux entreprises en 2023, selon une commission d’enquête du Sénat. C’est plus de 2 fois le budget de l’Éducation nationale ! » annonce Complément d’Enquête sur X à propos de son émission de ce jeudi soir. Un teasing qui en dit long sur la manière dont ce chiffre, pourtant à prendre avec des pincettes, a vampirisé le débat public. Jusqu’à masquer l’essentiel.

Placardé sur fond noir à la Une de L’Humanité, repris en chœur par la presse, martelé sur les plateaux télé, ce chiffre s’est imposé dans l’opinion. Peu importe qu’il agrège des réalités hétérogènes ou qu’il soit assorti de multiples précautions méthodologiques, il est devenu parole d’évangile médiatique. Alors, « versées », vraiment ces  211 milliards ?

Du rapport au slogan

À l’origine, il y a une commission d’enquête sénatoriale, créée en janvier 2025 à l’initiative du groupe communiste dans le cadre de son droit de tirage. Présidée par Olivier Rietmann (LR), avec Fabien Gay (Parti Communiste) pour rapporteur, elle s’ouvrait en promettant d’éclairer « le Sénat comme l’opinion publique sur un enjeu majeur : celui de l’efficacité de l’argent public ». Après 87 heures d’auditions, dont une bonne part consacrées à interroger 33 PDG et directeurs généraux de grandes entreprises — Michelin, Total, LVMH, Google France et bien d’autres — et plusieurs mois de travaux, la commission a abouti à deux chiffres : environ 108 milliards d’euros d’aides au sens strict et 211 milliards d’euros au sens large.

Au-delà des montants, le rapport a révélé un maquis administratif d’une complexité telle que même l’État n’en maîtrise pas les contours. Économistes et hauts fonctionnaires ont décrit un empilement de dispositifs hétérogènes, sans tableau de bord global. Un constat jugé « irréel » par le président de la commission, Olivier Rietmann : la créature a fini par échapper à son créateur.

À l’aide : perdus dans le maquis

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De ce brouillard a émergé le fameux « 211 milliards ». Sous l’impulsion de Fabien Gay qui le présente comme « le premier poste de dépenses de l’Ėtat », il a retenu l’attention des médias. « Les entreprises gavées aux aides publiques » (Médiapart). « Des sommes faramineuses versées sans contrepartie » (L’Humanité). « Les sénateurs lèvent le voile sur le pactole des aides aux entreprises » (Challenges). Le rapport, pourtant nuancé, est devenu un unique chiffre choc, parfait pour alimenter la fabrique de l’indignation. Et ceux qui tentent de le contester sont accusés de remettre en cause le travail du Sénat. Suprême habileté : l’onction de la Haute Assemblée confère au chiffre une légitimité médiatique renforcée.

Vraies et fausses aides

La distinction entre les deux périmètres est pourtant essentielle. Les 108 milliards d’euros du plus restreint correspondent à de véritables transferts financiers : subventions budgétaires, dispositifs sectoriels ou encore crédits d’impôt comme le CIR, qui représentait 7,4 milliards d’euros en 2022, répartis entre 25 000 entreprises (38 % pour les grandes, 27 % pour les ETI, 28 % pour les PME et 6 % pour les microentreprises). 

Les 211 milliards du plus large intègrent en revanche des mécanismes différents : 77 milliards d’exonérations de cotisations sociales en 2024, des régimes de TVA réduite ou d’amortissements accélérés, ainsi que des prêts et garanties qui ne coûtent à l’État qu’en cas de défaut. Une large part du total correspond donc à des allègements pérennes de cotisations sociales, conçus comme des mesures structurelles de compétitivité, et non à des aides versées.

Publié le 17 juillet 2025, soit deux semaines après le rapport sénatorial, le rapport du Haut-commissariat à la stratégie et au plan (HCSP) n’a pas eu le même écho. Il confirme pourtant l’existence de périmètres très différents : 45 milliards d’aides d’État au sens européen en 2022, 112 milliards en incluant subventions, dépenses fiscales et aides financières, et plus de 200 milliards si l’on ajoute exonérations sociales, aides locales, européennes et dispositifs fiscaux « déclassés ».

Les paradoxes du rapporteur

On l’a vu, ce chiffre devenu viral doit beaucoup à son porte-voix privilégié : Fabien Gay, rapporteur de la commission, mais aussi directeur de L’Humanité. Une sorte de juge et partie. Rapporteur d’un texte qui alimente ensuite les gros titres en une de son propre journal… Surtout que le rapport rappelle que les aides à la presse représentent environ 205 millions d’euros directement en 2023, auxquelles s’ajoutent d’autres dispositifs (par exemple le transport postal), portant le total à près de 300 millions. Pour L’Humanité seule, cela correspond à 6,6 millions d’euros, soit près de 36 % de son chiffre d’affaires et environ 0,70 € par exemplaire vendu. Ironie : l’un des secteurs les plus subventionnés en proportion de son activité a donc occupé une place centrale dans la dénonciation des « aides sans contrepartie  . Plus ironique encore : son rapporteur a réduit le travail nuancé et approfondi de toute une commission à un chiffre-épouvantail, taillé pour servir son seul agenda idéologique, médiatique et politique.

Tapis rouge

Le dernier acte de la pièce se joue à la télévision, et c’est l’inévitable Complément d’Enquête qui s’y colle ce soir. La bande-annonce donne le ton : musique sombre, tours de verre filmés à contre-jour, salariés en colère, caméra cachée, témoin anonyme, voix off martelant « 211 milliards, c’est plus que le déficit de l’État ». Tout l’arsenal anxiogène est mobilisé, frôlant la mise en scène complotiste. Le chiffre, arraché à son contexte, devient preuve à charge contre ces « Multinationales : les (vraies) assistées de la République ». Coupables, forcément coupables.

Un parallèle s’impose avec la communication autour de la taxe Zucman. Là encore, tout part d’un calcul à la méthodologie contestée, visant cette fois les « ultra-riches » accusés d’échapper à l’impôt. Comme pour les 211 milliards d’aides aux entreprises, un débat technique se transforme en évidence morale, sans passer par la case de la rigoureuse analyse politique. D’un côté « taxer les riches », de l’autre « couper les aides aux multinationales ». Dans les deux cas, le service public déroule le tapis rouge à ces thèses (3 passages de Gabriel Zucman à la radio et la télévision publique  — dont le 20 heures de France 2 — entre le 10 et le 15 septembre) et évacue la complexité économique au profit d’un récit binaire dénonçant les profiteurs contre la France qui souffre. Une grille de lecture simpliste qui alimente les populismes.

Complément d’influence

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Le chiffre qui n(p)ourrit le débat

Dans les deux cas, le barnum médiatique passe à côté de l’éléphant dans la pièce.

D’abord, les aides ne sont qu’une partie du système. En France, les prélèvements sur les entreprises — impôts, cotisations, charges — comptent parmi les plus élevés d’Europe. Même en tenant compte des aides directes, le solde net reste défavorable. Les entreprises françaises supportent un poids fiscal et social supérieur à la moyenne européenne. Autrement dit, l’État taxe d’une main et tente de corriger les effets de l’autre à travers ces fameuses aides. Dans ces conditions, multiplier les contreparties et les conditions d’attribution relève de la politique de Gribouille. Le débat sur les aides ne peut être dissocié de celui sur la fiscalité des entreprises et de la simplification de l’édifice.

Ensuite, reste la question de la contribution des plus riches à la justice fiscale, notamment sur les plus-values latentes. Mais elle mérite d’être posée clairement, sans martyriser les chiffres pour mobiliser l’opinion et dresser les uns contre les autres, au risque de décourager l’investissement et l’innovation, et d’aggraver le mal.

Dans tous les cas, comme l’a montré la polémique autour des ZFE et du chiffre des « 48 000 morts » — brandi jusqu’au président de la République pour justifier la création de ces zones, alors que la part des moteurs thermiques dans les émissions censées en être responsables n’est en réalité que de… 5 % — aucun débat serein et productif ne peut avoir lieu sur des bases biaisées. Et quand l’opinion, intoxiquée, finit par s’en rendre compte, le réveil peut être brutal.

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Le suicide bancaire ottoman

« Il faut faire tomber les banques ». Pour certains, elles sont le cœur pourri de notre système. Mais peut-on s’en passer ? L’Empire ottoman l’a fait, en suivant scrupuleusement la charia. Une politique qui l’a conduit à la ruine, et au pire.

Au XIIᵉ siècle, l’Europe sort lentement du Moyen Âge féodal. Les villes renaissent, le commerce s’épanouit. Grains, épices, soieries, laines, mais aussi pèlerins et croisés, la Méditerranée est au centre des échanges et des quêtes.

En Italie, de grandes familles amassent des fortunes colossales. Peruzzi ou Bardi à Florence, Doria, Spinola ou Médicis à Gênes, pour pouvoir commercer dans plusieurs devises, pour payer les achats et les expéditions, elles deviennent à la fois marchands et créanciers. Elles transportent la laine anglaise, financent les guerres royales, avancent le capital aux artisans florentins.

Leur tâche est compliquée par les pratiques des souverains locaux, qui réduisent chaque année la teneur en or ou en argent de leur monnaie et entretiennent l’inflation. En 1252, leur corporation des changeurs et banquiers, l’Arte del Cambio, crée le florin d’or dans la capitale toscane. Sa solidité en fait la devise de référence, adoptée dans toute l’Europe.

Mais, entre les attaques de pirates, les embuscades de brigands ou l’avidité des potentats locaux, transporter de l’argent reste une affaire périlleuse. Pour l’éviter, on crée la lettre de change : un marchand dépose une somme à Florence auprès d’un banquier contre une lettre qui ordonne à son correspondant de payer la somme à Bruges ou à Londres. Premier instrument de paiement international, c’est l’ancêtre du virement bancaire. Le commerce devient moins risqué et moins cher, ce qui se ressent sur le prix des produits. On invente la comptabilité en partie double, qui révolutionne la gestion, et la commenda, un accord entre deux partenaires, généralement un investisseur et un voyageur, dans le but de réaliser une entreprise commerciale.

Défauts souverains et microcrédit

À la merci d’une mauvaise récolte, écrasés par les taux des petits usuriers, les plus pauvres ne bénéficient pas des nouvelles possibilités bancaires. Pour y remédier, les magistrats de la République de Sienne créent, deux siècles plus tard, en 1472, un Monte di Pietà (mont-de-piété), une institution de prêt sur gage. Bijoux, vaisselle… Les personnes dans le besoin peuvent déposer un objet en gage contre de l’argent, prêté à faible taux. Aujourd’hui, la Banca Monte dei Paschi di Siena est la plus vieille banque en activité.

L’humanité découvre aussi les risques du défaut souverain. Au début du XIVᵉ siècle, la monarchie anglaise veut financer la guerre contre la France, mais son Trésor est vide. Les Peruzzi et les Bardi prêtent des sommes colossales en échange d’un accès privilégié à la laine du royaume, ressource vitale pour l’industrie florentine. En 1340, Édouard III se déclare en défaut de paiement, entraînant la banqueroute des deux familles toscanes et la ruine de milliers d’épargnants. Une crise financière secoue toute la région.

La conquête des Amériques

À la fin du XVe siècle, quand Christophe Colomb appareille, les instruments financiers qui rendent possible le commerce transatlantique sont déjà en place. Les banquiers génois deviennent, avec les Fugger allemands, les financiers principaux de l’Espagne, qui importe des montagnes d’argent de Bolivie et du Mexique… Quand le pays fait à son tour défaut, la finance se tourne vers Amsterdam, où l’on invente la société par actions. Des centaines de petits investisseurs peuvent financer une expédition vers l’Asie ou l’Amérique, en partageant les risques. Londres, Nantes, Bordeaux, Marseille deviennent à leur tour des places financières. Avec l’abolition progressive de la traite, on passe de l’armement des navires négriers à l’investissement dans l’industrie. Le capital accumulé durant trois siècles de commerce entre l’Ancien et le Nouveau Monde alimente la révolution industrielle. Et avec elle, les fondations du monde que nous connaissons aujourd’hui.

Pendant ce temps, de l’autre côté de la Méditerranée…

Au XIIIᵉ siècle, en Anatolie, de petites principautés turques émergent des ruines du sultanat seldjoukide d’Iconium. Parmi elles, celle d’Osman Ier, qui donnera son nom aux Ottomans. En deux siècles, la nouvelle puissance franchit les Dardanelles, s’impose dans les Balkans et prend Constantinople, qu’elle rebaptise Istanbul. Elle atteint son apogée sous Süleyman le Magnifique : Belgrade et la Hongrie tombent, et, d’Oran au Péloponnèse en passant par Jérusalem, la Méditerranée passe sous sa domination. Mais derrière cette force militaire, l’Empire stagne. Tandis que l’Europe se développe, il ne se modernise pas, reste tributaire d’une agriculture archaïque et du transit caravanier.

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1    Sourate 2 (Al-Baqara / La Vache), versets 275 et 279.

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Lycée : les sciences au dernier rang

Plutôt S, ES ou L ? À la veille de la rentrée, souvenez-vous de ces séries qui ont marqué toute une génération. Du passé, désormais. Car la réforme Blanquer, effective depuis 2020, a bouleversé le lycée général. Modernisation nécessaire d’un système archaïque, ou nouvelle usine à gaz made in Éducation nationale ?

La seconde : une porte d’entrée préservée

En classe de seconde, peu de choses ont changé. Les élèves suivent toujours plus ou moins les mêmes matières, avec quelques options facultatives. La répartition horaire reste équilibrée, avec environ un tiers du temps consacré aux matières scientifiques « classiques » (maths, SVT, physique-chimie), un peu plus si l’on inclut les sciences numériques et technologiques (SNT), nouvelles venues dans le tronc commun. On pourrait juste regretter la faible place offerte aux sciences du vivant, reléguées en fond de grille depuis quelques décennies, alors que leurs enjeux (écologie, réchauffement climatique, agriculture, vaccination…) sont centraux dans le débat public.

À l’issue de la seconde, les élèves se répartissent entre le lycée technologique, peu chamboulé par la réforme, et le lycée général, qui accueille environ deux tiers des élèves.

Première et terminale générale : un casse-tête organisationnel

C’est là que la réforme change vraiment la donne. Fini les séries : désormais, un tronc commun assure un socle de culture générale (environ la moitié de l’emploi du temps), tandis que les élèves choisissent trois spécialités en première (4 h chacune), dont ils ne gardent que deux en terminale (6 h chacune).

Simple, vraiment ? En apparence peut-être. Car derrière cette façade se cache un véritable cauchemar organisationnel. En permettant d’innombrables combinaisons de spécialités, la réforme a dynamité les groupes-classes. Concrètement, on compose les classes autour du tronc commun, puis les élèves sont éclatés dans différents groupes pour leurs spécialités — soit 12 heures par semaine.

À l’arrivée, l’entraide entre élèves en prend un coup et les emplois du temps virent au casse-tête. Car il faut caler les spécialités au même moment de la semaine pour tout le monde, en plus de jongler avec les options, les groupes de langues et les dédoublements… Résultat : des emplois du temps individualisés, donc verrouillés à l’extrême. Déplacer une heure, organiser du soutien, programmer un devoir commun ? Mission quasi impossible.

Cerise sur le gâteau : on se retrouve avec des emplois du temps en gruyère, qui sapent l’efficacité et compliquent la vie de tous — des élèves comme des profs.

Et ce n’est pas tout. Le suivi des élèves prend aussi du plomb dans l’aile. Les professeurs de spécialité, éclatés sur plusieurs classes, ne peuvent tout simplement pas assister à tous les conseils. Résultat : certains sont clairsemés, privés bien souvent… des enseignants des matières principales. Quant aux professeurs principaux, forcément issus du tronc commun, ils disposent de trop peu d’heures avec leurs élèves pour réellement bien les connaître.

Plus de choix… mais moins de marge de manœuvre

Du côté des élèves, le constat est tout aussi négatif. Désormais, tout se joue en seconde. Le choix des spécialités, déterminant pour le traitement des vœux sur Parcoursup, conditionne l’orientation post-bac. Avant la réforme, au temps des séries, il suffisait de se situer globalement dans un profil ; aujourd’hui, dès leur première année de lycée, les jeunes doivent faire un choix crucial pour leur avenir, souvent sans avoir la moindre idée de leur projet et sans nécessairement disposer de la maturité requise.

Ainsi, paradoxalement, la prétendue flexibilité se mue en spécialisation imposée, aggravée par la suppression de la troisième spécialité en terminale. Au final, on retrouve des élèves piégés dans leurs choix. Une fois embarqués, nul retour en arrière possible : de la première au bac, le parcours est verrouillé. Et les lycéens le confirment eux-mêmes : ce système ne fait que leur ajouter du stress, ce qui est parfaitement compréhensible.

Et les sciences, dans tout ça ?

Les sciences paient un lourd tribut. Dans le tronc commun, leur enseignement est marginalisé avec seulement 2 heures par semaine, soit deux fois moins que le français ou les langues vivantes. Les programmes, souvent déconcertants, peinent à transmettre une véritable culture scientifique (cf. encart). Maigre compensation : depuis la rentrée 2023, les maths ont fait leur retour dans le tronc commun pour les élèves n’ayant pas opté pour la spécialité… mais seulement à raison d’1 h 30 par semaine, et uniquement en première.

Du côté des spécialités scientifiques, la situation est aussi préoccupante. Pendant des décennies, la série S jouissait d’une image flatteuse. Réputée exigeante, elle imposait moins de spécialisation que les autres séries en conservant la majorité des matières. Il était clair qu’avec un bac S en poche, toutes les portes post-bac étaient ouvertes. Cette filière aimantait ainsi naturellement les élèves indécis, souvent parmi les plus sérieux

L’enseignement scientifique sacrifié sur l’autel de la modernité

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Casser cette hégémonie pouvait sembler un objectif légitime de la réforme. Mais le prix payé est lourd, car les filières scientifiques en sortent fragilisées. La liberté de choix des spécialités a mis les matières en concurrence et, dans ce contexte, les disciplines scientifiques, parfois jugées trop difficiles ou trop calculatoires, séduisent moins. Si, avant la réforme, plus de la moitié des lycéens choisissaient la série S, aujourd’hui, à peine un tiers conserve deux spécialités scientifiques en terminale, un net décrochage au profit des autres matières.

On pourrait tenter de relativiser ces problèmes en supposant que cette évolution corrige simplement l’anomalie qui attirait dans la série S des élèves peu scientifiques. Mais là où les choses se compliquent, c’est que ces tendances se répercutent sur le supérieur : comme le souligne le collectif « Maths&Sciences » dans une tribune du Monde en 2024, les effectifs en première année d’école d’ingénieur, qui étaient en hausse constante depuis les années 2000, diminuent depuis la réforme (cf. figure).

Un constat inquiétant alors que les besoins dans les métiers exigeant un haut niveau de compétences scientifiques et technologiques continuent de croître.

Des spécialités inséparables

Dernier point délicat : la liberté de choix des spécialités se heurte à l’interdépendance des matières scientifiques. La physique-chimie exige des bases solides en maths, tandis que les SVT reposent souvent sur ces deux matières. Conséquence : un élève ayant jeté son dévolu sur la physique-chimie, mais non les maths, rencontrera rapidement des difficultés. De plus, de nombreuses filières post-bac, notamment celles axées sur les sciences du vivant, requièrent un niveau correct dans les trois disciplines scientifiques. Or, en terminale, les élèves ne conservent que deux spécialités. L’option « maths complémentaires » (qui avait été créée pour pallier ce problème) ne suffit pas toujours, et beaucoup en viennent à abandonner les SVT en terminale pour se tourner vers médecine ou STAPS, filières qui, paradoxalement, dépendent majoritairement de cette matière.

La complexe simplification du bac

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Repenser le lycée pour plus d’efficacité

La réforme Blanquer a voulu moderniser le lycée et offrir plus de liberté aux élèves. Mais dans les faits, cette flexibilité crée du stress, complique l’organisation et fragilise l’enseignement des sciences. Une fois encore, le mieux s’est révélé l’ennemi du bien. En voulant abolir le carcan des séries, on a instauré un système qui ne satisfait personne.

Le véritable progrès pourrait finalement passer par un retour à plus de simplicité, quitte à réduire la liberté de choix. Un véritable « choc de simplification » permettrait de clarifier le fonctionnement du lycée, d’en accroître l’efficacité et de redonner aux sciences la place qu’elles méritent.

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Peur sur la dette

En France, le mois de septembre s’annonce comme celui de tous les dangers. L’incapacité du Parlement à voter le budget 2026, la menace d’une chute du gouvernement Bayrou, la perspective de troubles avec le mouvement « Bloquons tout » du 10 septembre et la montée des tensions sur les marchés financiers risquent de mettre le feu aux poudres à la rentrée. Des événements qui placent la dette française au cœur des débats. Mais de quoi parle-t-on quand on évoque cette « dette » ? Pourquoi fait-elle peur ? Est-il possible d’éviter une crise ?

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Les fantômes de la 5e colonne

« On a signé pour fabriquer des voitures, pas des armes. »
Cette semaine, la CGT et FO ont relayé le refus de certains salariés de Renault d’assembler des drones militaires destinés à l’Ukraine. Une réticence qui ravive de vieux démons : en 1939-40 déjà, le PCF freinait — et parfois sabotait — la production d’armes françaises, au nom de sa fidélité à Moscou.

22 Juin 1940, 5h45. Aux premières lueurs de l’aube, quatre Français, dont trois communistes, sont fusillés sur le champ de tir de Pessac (Gironde). Quelques heures plus tard, après six semaines de guerre éclair, la France signe l’armistice avec l’Allemagne nazie.

Parmi les condamnés, un espion, Jean Amourelle. Secrétaire sténographe au Sénat, « membre important et influent du parti socialiste » proche de Léon Blum, il aurait vendu à l’Allemagne les comptes rendus de la commission de l’armée de la Haute-Assemblée. Quelques mois plus tôt, il tente de lancer un hebdomadaire, La Carmagnole, destiné à propager l’antimilitarisme et à organiser des grèves, au moment même où la France réquisitionne ses usines pour préparer la guerre. Pour le financer, il n’hésite pas à contacter Berlin et reçoit pas moins de 400 000 francs de la part des services secrets nazis. Il est condamné à mort pour « intelligence avec l’ennemi » et pour avoir voulu créer « un journal antifrançais prônant la révolution et le sabotage de la défense nationale ».

À ses côtés, deux frères, Roger et Marcel Rambaud, et un ami, Léon Lebeau. Roger, ajusteur aux usines d’aviation Farman de Boulogne-Billancourt, est reconnu coupable de sabotage : il a sectionné un petit fil de laiton qui sécurise l’arrivée d’essence des moteurs, provoquant l’explosion des appareils en plein vol. Marcel et Léon, militaires, lui ont soufflé ce mode opératoire. Dans les affaires de Roger, on retrouve un tract recopié de sa main :
« Courage on les aura ! Confiance camarade, le parti communiste vivra toujours. Pas de canon, pas d’avion et la guerre finira. Paix immédiate.
Le Parti communiste français »

Tous les quatre essuient la salve des 24 fusils du peloton, avant d’être achevés d’une balle de revolver par un sous-officier.

Quelques jours plus tard, cinq autres détenus accusés d’espionnage doivent subir le même sort. Mais en pleine débâcle française, leur transfert précipité de Bordeaux vers le camp de Gurs, plus au sud, ne se déroule pas comme prévu. Lors d’un arrêt en gare d’Orthez, les cinq condamnés interpellent un groupe de soldats de la Wehrmacht stationné sur le quai. Le bataillon allemand, armes à la main, obtient leur libération immédiate – en 40, les communistes sont encore leurs alliés.

Fidèles au pacte

Un an plus tôt, dans la nuit du 23 au 24 août 1939, le pacte germano-soviétique est signé à Moscou, avec une clause secrète qui définit le partage de l’Europe de l’Est entre l’Allemagne nazie et l’Union soviétique. Une semaine plus tard, l’armée allemande envahit la Pologne, décidant la France à déclarer la guerre à son belliqueux voisin. C’est le début de la « drôle de guerre », pendant laquelle les Alliés, attentistes, restent sur la défensive derrière la ligne Maginot, le temps de rassembler leurs forces. Le 17 septembre, l’URSS attaque elle aussi, par l’Est, son voisin polonais. Les autorités françaises interdisent quasi immédiatement le Parti communiste français, ses organisations satellites et ses organes de presse, notamment L’Humanité.

Car depuis une quinzaine d’années, le parti et son journal sont à la tête d’un véritable réseau d’espionnage au service de l’Union soviétique. Dès 1927, L’Humanité appelle chaque ouvrier à devenir un informateur, « non pas pour de l’argent, mais pour la révolution ». Les usines d’armement françaises sont les premières ciblées, et les renseignements ainsi collectés alimentent régulièrement Moscou.

Le 27 octobre 1939, l’austère général Héring, gouverneur militaire de Paris, adresse au président du Conseil, Édouard Daladier, un « rapport sur l’activité des milieux défaitistes et, plus particulièrement, communistes » : « le PCF, après avoir réclamé la guerre à tout prix, réclame maintenant la paix immédiate, la cessation des hostilités ». Le pacte a instantanément changé la ligne du parti : ennemis jurés d’hier, les nazis sont devenus tout à fait fréquentables.

Mais ce n’est qu’un début. Peu de temps après, l’état-major fait état d’actes de sabotage par des communistes travaillant dans les manufactures d’armement de la région parisienne.

Saboter pour Staline

Dans les usines, la rhétorique antimilitariste se diffuse rapidement. Fin novembre, un rapport classé « secret » signale que la Société industrielle pour l’aviation (SIPA) subit la propagande communiste « sur une grande échelle, depuis le dernier des manœuvres jusqu’aux chefs d’équipes ». Il dénonce un freinage de la production et du sabotage dans leur usine d’Asnières. Plusieurs pièces du Lioré et Olivier LeO 45, un bombardier parmi les plus modernes de l’armée de l’air française, sont refusées pour malfaçon.

Les trotskystes, dont les organisations ont elles aussi été dissoutes en 1939, appellent au défaitisme révolutionnaire et distribuent des tracts dans les usines, dans les gares et dans les armées.

Au même moment, l’URSS envahit la Finlande. Staline veut sécuriser Leningrad (aujourd’hui Saint-Pétersbourg), située à seulement 30 km de la frontière finlandaise et, pour cela, récupérer une partie de la Carélie et quelques îles stratégiques. Il imagine une victoire rapide, mais les Finlandais résistent héroïquement.

Daladier promet des armes pour aider le petit État nordique. Quelques jours plus tard, Jacques Duclos, l’un des dirigeants clandestins du PCF, écrit ces mots terribles à Benoît Frachon, futur secrétaire général de la CGT : « Le moment est venu pour nous d’orienter les ouvriers vers le sabotage des fabrications de guerre destinées à la Finlande et d’attirer leur attention sur l’utilisation antisoviétique du matériel de guerre fabriqué en France ».

Rapidement, deux tracts exhortent les ouvriers à tout mettre en œuvre pour « retarder, empêcher, rendre inutilisables les fabrications de guerre (…) destinées à combattre l’Armée rouge ». Ils veulent « rendre impossible l’envoi d’avions, de canons, de mitrailleuses et de munitions (…) aux ennemis de l’Union soviétique ». Dans les vestiaires des usines, les militants dénoncent une guerre « impérialiste » et placent les tracts directement dans les poches.

En février 1940, Pierre Lambert, future figure de Force ouvrière, est arrêté avec neuf militants trotskystes pour « publication de textes de nature à nuire au moral de l’armée et de la population ». Incarcéré à la prison de la Santé, il s’évade lui aussi en juin 1940 pendant un transfert.

En Finlande, l’URSS subit des pertes humaines colossales, malgré des effectifs trois fois plus nombreux que ceux de leurs adversaires. Mais les Finlandais s’épuisent, les munitions d’artillerie viennent à manquer et l’usure du matériel devient problématique. Ils n’ont d’autre choix que d’accepter la paix, en cédant 9 % de leur territoire. 450 000 Caréliens sont évacués et perdent leur foyer. Mais cette victoire laborieuse fissure l’image de Moscou : un « colosse aux pieds d’argile », qui ne pourra résister à la volte-face allemande sans aide américaine.

Malgré le cessez-le-feu, dans les usines d’armement, la production continue à ralentir partout, à l’unisson de la propagande révolutionnaire. Des détériorations de machines sont régulièrement constatées. Les militants, se félicitant de la « paix de la Russie imposée à la Finlande », encouragent les arrêts de travail, ou, pire, proposent de provoquer « des blessures (…) pour ralentir la production », selon un autre rapport secret de la police d’État de Seine-et-Oise.

À la Société nationale de constructions aéronautiques du Centre, le nombre de pièces défectueuses du Bréguet 696, un avion de chasse-bombardement français, explose.

Le 10 mai, l’Allemagne attaque la France.
La bataille ne durera que six semaines.

Lâchetés et trahisons

Deux jours avant l’armistice, Denise Ginollin, secrétaire fédérale du PCF, est arrêtée avec en poche une lettre infâme, où l’antisémitisme rivalise avec la soumission. Destinée aux Allemands, la « Déclaration du 20 juin » espère leurs bonnes grâces, dans l’espoir de voir L’Humanité publié à nouveau et d’obtenir la libération des militants communistes emprisonnés pour sabotage :
« Sommes communistes avons appliqué ligne PC sous Daladier, Reynaud et juif Mandel. Juif Mandel et Daladier nous ont emprisonnés. Fusillé des ouvriers qui sabotaient la défense nationale. Sommes PC français pas eu peur. »

Duclos et Tréand, qui dirigent le PC clandestin, exploitent sans scrupules la judéité du ministre de l’Intérieur Georges Mandel (de son vrai nom Louis Rothschild, sans aucun lien avec la célèbre famille du même nom) pour courtiser l’occupant nazi. Plus tard, leur entrée tardive en résistance ne sera pas, contrairement à l’engagement sincère de nombre de leurs adhérents, un acte patriotique pour la France, mais une lutte dictée par la volte-face des adversaires de Moscou.

Jacques Duclos, l’homme de Moscou

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Les ailes brisées de la défense française

En 1939-40, la production aéronautique française a été bien inférieure aux objectifs, pas seulement à cause des sabotages communistes, mais aussi à cause de graves problèmes d’organisation. Le peu d’entrain des ouvriers, la faiblesse des cadres et la politique incohérente du ministère de l’Air sont souvent pointés du doigt par les historiens.

Le fiasco du Dewoitine D.520, « fleuron » de l’aviation française, capable de tenir tête aux Bf 109 allemands, représente bien cette convergence des failles. Guy La Chambre, ministre de l’Air, refuse que les armes soient montées directement dans les usines, de peur que des ouvriers communistes les utilisent pour fomenter des troubles. Les avions arrivent désarmés dans des ateliers militaires débordés. Sur les 437 appareils livrés avant l’armistice, seule une cinquantaine est vraiment prête à affronter la Luftwaffe.

La libérannexion soviétique

Après la guerre, le PCF tentera de se justifier en accusant les « vrais » coupables : le grand patronat ou « les hommes des trusts ». À la Libération, Jacques Duclos est réélu député de la Seine et Denise Ginollin députée de Seine-et-Oise. Benoît Frachon devient secrétaire général de la CGT. Le trotskyste Pierre Lambert fondera l’Organisation communiste internationaliste, que rejoindra Jean-Luc Mélenchon.

Dès 1945, Staline tente d’imposer l’idée que l’URSS a « sauvé l’humanité du fascisme ». L’URSS impérialiste n’a pourtant pas « libéré les peuples », elle les a enchaînés. 

La paix des dupes

Bien sûr, les réticences actuelles chez la firme au losange sont encore loin des sabotages de 1939. Mais dans une France fracturée, où la défiance envers l’État et les institutions est à son comble, l’histoire donne des raisons de s’inquiéter. D’autant que ressurgit le vieux mythe d’une Russie libératrice de l’Europe face au nazisme. Un récit forgé par le PCF, entretenu chaque 9 mai par Vladimir Poutine, et crédibilisé par Jean-Luc Mélenchon, qui commémore l’armistice à Moscou. Une réécriture de l’histoire qui oublie bien vite les 11 Milliards de dollars d’aide militaire US.

Le leader insoumis, qui promet de « tout conflictualiser », adhère sans scrupule à la fable du Kremlin sur la « provocation de l’OTAN », sinistre écho à l’« impérialisme » supposé de la pauvre Finlande de 1939. Ou à celle des frontières définies sans l’accord des peuples, alors que 92 % des électeurs ukrainiens ont, à la chute de l’empire soviétique, voté en faveur de l’indépendance. « En campagne contre la diabolisation de Vladimir Poutine », il désapprouve la livraison d’armes et rêve d’un cessez-le-feu qui ne serait autre qu’une reddition de Kiev. Il n’est pas le seul, rejoint en cela par certains pseudo-patriotes ou cadres du RN. Certaines postures de paix sont, depuis toujours, un masque bien commode pour dissimuler l’allégeance à l’ennemi. Et la réécriture de l’histoire, une façon bien pratique de justifier l’innommable. Au vu des trahisons passées, on comprend que certains n’aient pas d’autres choix.

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Le royaume du bonheur, sauvé par le Bitcoin ?

Ralentir. Se méfier du progrès, sanctuariser l’environnement, pour inventer un nouveau modèle, celui de la post-croissance… un petit état l’a fait. Un autre monde est possible ?

« Le Produit national brut ne nous intéresse pas. Ce qui compte, c’est le Bonheur national brut. » Cette phrase célèbre, Jigme Singye Wangchuck, jeune héritier de tout juste 17 ans, la prononce spontanément lors de son accession au trône du Bhoutan, en 1972. Le concept ne sera sacralisé que 33 ans plus tard, avec la création de la Commission du Bonheur national brut. Mais cet état d’esprit anime depuis lors ce petit pays de 765 000 habitants.

Le dernier pays au monde à accepter la télévision

Le bonheur, au Bhoutan, passe par un grand respect des traditions. Au point de nourrir une méfiance sans égale à l’égard du changement, notamment quand il vient d’Occident. La télévision, accusée de nuire au bien-être collectif, n’est autorisée qu’en 1999. Internet, un an plus tard, pour quelques connexions commerciales. Les premiers téléphones mobiles n’arrivent qu’en 2003, sept ans après les premiers forfaits européens.

Le bouddhisme tibétain, religion de cet État himalayen enclavé entre l’Inde et la Chine, nourrit par ailleurs un immense respect pour la nature qui l’entoure. Toute forme de vie a une valeur spirituelle : tuer un être vivant est censé nuire au karma collectif. Il est interdit de chasser et d’abattre des animaux à des fins commerciales. Les Bhoutanais mangent pourtant de la viande, mais celle-ci est importée d’Inde. On privilégie les grands animaux, car en prélevant une seule âme, on nourrit plus de monde avec une vache qu’avec un poulet.

Cette volonté de limiter son impact environnemental se traduit concrètement en 2007, avec la promulgation du Land Act. Les terres agricoles sont limitées à 10 hectares par famille. Les forêts, les parcs nationaux, les terres de monastères et les corridors écologiques sont déclarés intransférables et inaliénables. Plus de la moitié de la surface du pays est aujourd’hui protégée. Et ce n’est pas encore un aboutissement : en 2008, la nouvelle Constitution bhoutanaise déclare que le pays « doit maintenir au minimum 60 % de couverture forestière pour l’éternité ». Le Bhoutan a une empreinte carbone négative : ses centrales hydroélectriques, construites par le voisin indien, lui fournissent une énergie décarbonée abondante, et les quelques émissions du pays sont largement compensées par les millions d’arbres qui couvrent son territoire.

Une unanimité planétaire

À l’heure où la conscience environnementale pousse le capitalisme dans ses retranchements, le Bonheur national brut (BNB) du royaume interpelle. Pour Joseph Stiglitz, « Le Bhoutan a compris quelque chose que les pays riches ont oublié : la croissance n’est pas tout ». Kate Raworth, à l’origine de la théorie du donut, voit dans le BNB une boussole sociale compatible avec les limites planétaires, qui ne dépend pas d’une croissance infinie. Nicolas Sarkozy, alors président français, va jusqu’à lancer la fameuse commission Stiglitz-Sen-Fitoussi, pour trouver une alternative au PIB. Elle s’inspire bien entendu du Bhoutan. En 2011, sous l’impulsion de l’économiste américain Jeffrey Sachs, l’ONU intègre même le BNB aux discussions internationales.

Entre-temps, le pays matérialise son concept : la Commission du Bonheur national brut identifie neuf domaines qui définissent la qualité de vie, du bien-être psychologique à la vitalité communautaire, en passant par la santé, l’éducation et le temps disponible. Trois enquêtes, en 2010, 2015 et 2022, sont menées auprès de la population. Des milliers de personnes sont interrogées pendant près de trois heures. À chaque fois, le pays semble baigné dans une félicité un peu plus grande que précédemment.

La grande démission

Pourtant, rien ne va plus au Royaume du Bonheur. Les familles désertent peu à peu les campagnes. Le développement y est âprement contrarié : les projets d’industries sont rejetés les uns après les autres. Même la construction de routes est découragée. Impossible, dans ces conditions, d’envisager un autre avenir que celui d’une vie harassante et misérable de cultivateur, sans aucune aide mécanique. Avec 10 hectares par famille, regrouper les exploitations n’est pas une option, et à ce rythme, les 60 % de nature sauvage seront bientôt atteints.

La vie n’est pas plus rose dans la capitale, où il manque plus de 20 000 logements pour faire face à cet exode rural. Les normes, drastiques, freinent la construction. Pierres, boiseries sculptées… Les bâtiments doivent respecter tous les standards de l’architecture traditionnelle, tant pour les matériaux que pour les ornements, être « éco-responsables », et la densité urbaine est limitée par la loi. Devant la pénurie, les loyers explosent, forçant les ménages à y consacrer souvent plus de 40 % de leurs revenus.

En 2023, 12 000 étudiants fuient le pays. Les jeunes sont bien formés, mais n’ont aucun débouché pour exercer leurs talents. « Il est préférable de travailler comme femme de ménage à l’étranger », témoigne Yangchen, une jeune expatriée, au quotidien The Bhutanese. Dans son pays natal, le salaire moyen pour un jeune diplômé ne dépasse pas les 150 €.

En quelques années, près d’un dixième de la population s’expatrie. Une hémorragie d’autant plus préoccupante que les jeunes, désabusés, renoncent à faire des enfants. Le taux de natalité est aussi faible qu’en Allemagne ! Aujourd’hui, il y a presque deux fois plus de trentenaires que de moins de dix ans au Bhoutan.

Même les fonctionnaires, trop mal payés, quittent le navire. En 2023, plus de 5 000 sur 30 000 ont démissionné.

Le salut par les riches et par le bitcoin

Quelques années plus tôt, Ujjwal Deep Dahal a eu une idée novatrice. PDG de la Druk Holding and Investments (DHI), le bras d’investissement du gouvernement royal, il décide d’attirer les mineurs de bitcoin pour utiliser les excédents de production d’électricité de ses barrages hydroélectriques. En quelques années, le Bhoutan devient le troisième plus grand détenteur de la cryptomonnaie. L’an dernier, ses réserves atteignent 1,3 milliard de dollars, près de 40 % de son PIB. Au point que le pays se découvre de nouvelles ambitions, et veuille ajouter 15 GW aux 3,5 existants. Rien n’est trop beau pour le bitcoin, ni l’électricité que l’on refuse à l’industrie, ni la nature dont l’engloutissement ne fait d’un seul coup plus débat. Car c’est une manne inespérée, dans laquelle le gouvernement puise pour augmenter de 50 % les salaires de ses fonctionnaires, du jour au lendemain, et endiguer leur départ.

Autre projet, une ville entière dédiée à l’écotourisme, la Gelephu Mindfulness City, actuellement en construction. Nature, développement durable, spiritualité… Une initiative à l’intention des riches Occidentaux, qui pourront faire une pause bien-être dans leur vie ultra-connectée. Le positionnement haut de gamme est assumé : en imposant à chaque visiteur une taxe de 100 $ par jour, on interdit le tourisme de masse.

Espaces naturels intacts, villes hors du temps… Les décennies de conservatisme ont créé un « pays-musée », concrétisation idéale pour les visiteurs d’un Orient fantasmé, mais financé par tout ce qu’il refuse à sa propre jeunesse.

Jeunesse à qui on espère que le Bhoutan donnera un jour la chance de forger son propre monde. L’immobilisme ne semblant pas conduire à un bonheur intemporel, mais à un inexorable déclin.

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Cette norme qui pourrait rendre nos logements invivables

Pensée en contradiction avec la réalité du changement climatique et du développement du télétravail, la RE2020 illustre les travers normatifs français. En voulant réduire l’impact énergétique et climatique des bâtiments, elle pourrait rendre nos logements… invivables.

La Réglementation environnementale 2020, entrée en vigueur le 1er janvier 2022, s’applique à toutes les constructions neuves, en remplacement d’une autre norme, la RT2012. Son ambition est triple : diminuer la consommation d’énergie primaire (soit celle consommée par nos équipements), prendre en compte les émissions de carbone sur l’ensemble du cycle de vie des bâtiments et garantir un niveau acceptable de confort intérieur en période estivale, dans le contexte du réchauffement climatique. Présentée comme l’un des cadres réglementaires les plus exigeants au monde, cette RE2020 concerne un pan colossal de l’économie. En 2023, la construction neuve représentait près de la moitié du chiffre d’affaires du bâtiment, soit environ 100 milliards d’euros sur les 215 que pèse le secteur.

Contrairement à une loi débattue et votée au Parlement, la RE2020 n’est pas un texte législatif, mais un règlement technique, élaboré sous forme de décret et d’arrêtés. C’est une nuance essentielle, d’abord parce que le pouvoir réglementaire dépend du gouvernement, contrairement au pouvoir législatif, ensuite parce qu’elle repose sur une immense mécanique administrative peu lisible pour le grand public comme pour les élus. À elle seule, la documentation du moteur de calcul thermique – qui sert de base à l’évaluation de conformité – dépasse les 1800 pages. Ce sont ces modèles, d’une extrême précision, qui déterminent si un bâtiment respecte ou non la réglementation. Or, dans un tel système, le moindre paramètre peut faire basculer un projet du bon ou du mauvais côté de la norme.

Une norme déjà obsolète…

Parmi les nouveautés introduites, l’indicateur de confort d’été est l’un des plus discutés. Il mesure, pour chaque logement, le nombre d’heures durant lesquelles la température intérieure dépasse les 26 °C, pondérées en fonction de l’intensité de ce dépassement. Les seuils de tolérance varient selon les zones géographiques, l’orientation des logements et leur configuration (traversante ou non). Le choix du terme « confort d’été » est toutefois trompeur. Il laisse entendre qu’il s’agit d’un simple agrément, alors qu’il est en réalité question d’un enjeu vital face à des canicules qui deviennent plus longues, plus fréquentes et plus sévères. Derrière cette appellation presque légère se cache tout simplement la question centrale de l’habitabilité des logements.

Loi contre les « bouilloires thermiques » : demain, attaquer son propriétaire alors qu’on a la clim ?

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Pour modéliser ce confort d’été, la RE2020 utilise des jeux de données météorologiques couvrant la période 2000-2018, auxquels est ajoutée une seule séquence de canicule basée sur le terrible épisode d’août 2003. Cette approche statistique est déjà en décalage avec la réalité actuelle, et encore plus avec celle qui s’annonce dans le futur. Autre biais majeur : le scénario de vie sur lequel repose la simulation. Par convention, un logement est supposé être inoccupé de 10 h à 18 h, au moins pendant quatre jours chaque semaine, comme le mercredi après-midi, et fermé durant une semaine en décembre. Seules les heures dites « d’occupation » sont prises en compte dans le calcul. En d’autres termes, si la température dépasse les seuils en journée, mais que le logement est censé être vide, cela n’a aucun impact sur l’indicateur. Cette hypothèse, acceptable il y a dix ans, est aujourd’hui largement obsolète. Avec l’essor considérable du télétravail introduit par la pandémie de Covid – qui concerne près d’un salarié sur cinq –, sans compter les retraités, les étudiants ou les jeunes enfants, un grand nombre de logements sont désormais occupés en permanence, donc aussi aux moments où la chaleur devient la plus difficile à supporter.

…qui diabolise la clim

Un autre point de friction se situe dans la manière dont la RE2020 traite la climatisation. Spoiler : très mal. En théorie, cette réglementation ne l’interdit pas. En pratique, elle la dissuade fortement. Le cœur du problème réside dans le mode de calcul du besoin bioclimatique, ou Bbio, un indice théorique qui agrège les déperditions thermiques, les apports solaires et les besoins d’éclairage. Depuis l’entrée en vigueur de la RE2020, le seuil de ce Bbio a été abaissé d’environ 30 %. Pour rester dans les clous, les constructeurs sont donc incités à renforcer l’isolation, optimiser l’orientation, limiter les surfaces vitrées exposées… Jusque-là, tout va bien. Mais il sont surtout contraints de ne pas déclarer de système de refroidissement, si jamais ils en ont implanté un. Car déclarer une climatisation devient très pénalisant. Le logiciel de calcul considère alors que le logement devra maintenir une température de 26 °C en continu, jour et nuit, en supprimant toute forme de rafraîchissement naturel, comme la ventilation nocturne ou l’ouverture des fenêtres.

Pour compenser cette consommation mécanique, il faut alourdir considérablement les performances de l’enveloppe thermique, ce qui entraîne une hausse significative des coûts. Résultat : nombre de promoteurs ou constructeurs font le choix de ne pas déclarer de système de froid dans les documents, même si celui-ci est prévu ou facilement activable. Dans les logements collectifs, notamment sociaux, cela peut se traduire par une désactivation complète du mode froid. Dans certains cas, on n’installe même pas le module de réversibilité sur les pompes à chaleur, alors même qu’il pourrait s’avérer salvateur en période de forte chaleur.

Ce paradoxe réglementaire amène à une situation absurde où l’on interdit de fait aux habitants d’utiliser la fonction de rafraîchissement de leur équipement sur l’autel de la conformité énergétique. Or, si les pompes à chaleur, en particulier les modèles air-eau, ne sont pas très efficaces pour produire du froid, elles le font à un coût carbone relativement modeste. De plus, les nouveaux fluides frigorigènes utilisés sont bien moins nocifs pour le climat que les anciens. Le propane (R290), par exemple, a un potentiel de réchauffement global de 3, contre plus de 2000 pour certains fluides encore en usage il y a peu.

Jeter de l’énergie décarbonée plutôt que rafraîchir

Autre verrou : le coefficient de conversion de l’électricité dans le calcul de l’énergie primaire. Aujourd’hui, l’électricité utilisée pour produire du froid est pénalisée par un coefficient de 2,3, pour 1 kWh réellement consommé. Ce taux est censé refléter la consommation d’énergie nécessaire à sa production. Pertinent pour comparer les sources d’énergie pour le chauffage, il n’a pas beaucoup de sens dans le contexte du rafraîchissement, avec une électricité décarbonée. En 2024, l’intensité carbone moyenne de l’électricité française était de 21,3 g de CO₂ par kilowattheure, contre 64 g retenus officiellement dans les calculs pour le froid par notre règlement. En été, cette intensité est encore plus faible, descendant à 15 g/kWh sur les mois de juillet et août. Le réseau connaît même des périodes d’excédent de production, avec des heures où les prix deviennent négatifs, ce qui signifie que de l’électricité est perdue faute de demande. On a ainsi jeté, au sens énergétique du terme, environ 1,7 térawattheure de production renouvelable en 2024, soit presque trois fois plus qu’en 2023.

Enfin, reste la question des effets de la climatisation sur les îlots de chaleur urbains. Il est vrai que les unités extérieures peuvent réchauffer l’air ambiant, notamment dans les centres-villes denses comme Paris, où la température nocturne à deux mètres du sol peut augmenter de deux degrés. Mais cet effet est bien moindre dans les zones pavillonnaires ou peu denses, qui concentrent aujourd’hui la majorité des constructions neuves. Et il peut être atténué par des choix d’implantation, en installant les unités sur les toits plutôt qu’en façade, afin de favoriser la dissipation de chaleur en hauteur.

Ce que révèle l’ensemble de ces paradoxes, c’est un décalage croissant entre la logique réglementaire et la réalité climatique. Alors que les canicules se multiplient et s’intensifient, la RE2020, en voulant bien faire, risque de produire des logements théoriquement performants mais pratiquement invivables en été. Car, on l’a vu, refroidir passivement un logement est tout simplement impossible. Un aveuglement absurde, et même dangereux : depuis le début du XXIe siècle, les canicules ont fait 32 000 morts en France.

L’article Cette norme qui pourrait rendre nos logements invivables est apparu en premier sur Les Électrons Libres.

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