Un sidérurgiste indien en passe de racheter un symbole européen de l’acier. Des discours martiaux sur la « souveraineté industrielle ». Non, nous ne sommes pas en 2006 mais bien en 2025. L’Europe aura-t-elle cette fois la trempe nécessaire pour ne pas en ressortir laminée ?
Le 16 septembre 2025, Thyssenkrupp Steel, la fierté de la Ruhr, a officiellement confirmé avoir reçu une offre de rachat de Jindal Steel International. Pour quiconque a encore en tête la saga Arcelor/Mittal de 2006, la scène a des airs de déjà-vu : même sidération politique, même électrochoc économique. Il y a dix-neuf ans, le géant indien Mittal s’offrait alors un morceau de l’histoire industrielle européenne à coup d’OPA et déclenchait les passions dans l’hexagone, toujours prompt à déceler les signes du déclin industriel français. Dix-neuf ans plus tard, on nous ressert le même plat, en plus sec, encore moins digeste. Mais entre-temps, l’industrie européenne a encore un peu plus perdu de sa superbe. Et par une ruse de l’histoire, au même moment, comme piquée à vif, l’Europe soudain se ressaisit et s’accroche à ses hauts fourneaux et se prend à rêver dans un ultime sursaut à sa souveraineté industrielle.
Car dans la foulée de cette annonce, Bruxelles vient en effet de dégainer son plan miracle : doubler les droits de douane sur l’acier importé (50 %) et couper les quotas d’importation de moitié. Un geste martial, censé protéger une industrie « au bord de l’effondrement », selon Stéphane Séjourné, désormais vice-président exécutif de la Commission européenne chargé de la Prospérité et de la Stratégie industrielle. « Il y a une prise de conscience des responsables politiques européens que le monde est de plus en plus protectionniste […] et que l’Europe était encore le seul marché ouvert, notamment dans le secteur de l’acier. »
L’Europe à l’offensive ?
L’Europe passe donc à l’offensive peut-être. Mais contre qui, exactement ? Et surtout au bénéfice de qui ?
La sidérurgie européenne n’a plus grand-chose d’offensif. Cela fait des années qu’elle encaisse les coups sans riposter. Ou alors timidement. En 2019, l’Europe s’est par exemple dotée d’une clause de sauvegarde, qui limite les importations d’acier chinois sur le continent, mais elle disparaîtra à la fin du mois de juin 2026.
Avec son nouveau plan, l’ancien ministre des affaires étrangères français entend incarner une nouvelle posture plus musclée et durable, « j’assume le même agenda que Donald Trump », c’est-à-dire un mélange de patriotisme économique assumé et de foi en un « protectionnisme intelligent ». « L’Europe a été naïve pendant trop longtemps », martele Stéphane Séjourné. « Nous devons protéger nos filières stratégiques, sinon nous dépendrons demain entièrement des importations étrangères ».
Mais n’est-il pas déjà trop tard ? Pendant que l’Europe s’épuisait en discussions sur l’ouverture de son marché, la Chine avançait ses pions : le pays produit aujourd’hui dix fois plus d’acier que toute l’UE réunie. (voir encadré). Les aciéries asiatiques vendent à prix cassés, pendant que les européens subissent la flambée des prix de l’énergie, des normes environnementales plus strictes, et l’effondrement de la demande… Résultat : 18 000 emplois ont été détruits rien qu’en 2024, dans un secteur qui compte encore 300 000 directs et 2,5 millions indirects dans l’UE. Ils étaient 100 000 de plus il y a dix ans.
Mais soit. Prenons Stéphane Séjourné au mot. Et acceptons ce changement de pied majeur.
Sauf que ce que Stéphane Séjourné ne dit pas trop fort, ou bien oublie de préciser c’est que cette politique a déjà été mise en œuvre. Outre Atlantique. Et que l’on connaît déjà la fin du film. En 2018, quand Donald Trump avait imposé des tarifs sur l’acier et l’aluminium, les aciéries américaines ont brièvement repris des couleurs. Quelques milliers d’emplois ont été « sauvés » ou recréés dans les hauts fourneaux. Mais les entreprises consommatrices d’acier — automobile, électroménager, machines-outils — ont pris une claque : explosion des coûts, répercussions en chaîne, délocalisations. Selon une récente enquête de la COFACE, 1000 emplois auraient été créés dans l’acier contre…75 000 détruits dans le secteur manufacturier national. Autrement dit : Trump a sauvé quelques hauts fourneaux, au prix d’une casse sociale massive en aval. La leçon américaine est sévère et rien ne permet de penser que l’Europe pourra échapper à ces mêmes mécanismes.
Le prix de la souveraineté
L’acier, ce n’est pas un produit de niche : c’est la colonne vertébrale de l’économie industrielle. Automobile, aéronautique, BTP, machines, électroménager… on le retrouve partout. Augmenter son prix revient à injecter une dose d’inflation dans chaque voiture, chaque pont, chaque lave-linge.
Stéphane Séjourné d’ailleurs ne s’en cache pas « C’est le prix de la souveraineté ». Et quel est ce prix justement ? : « On a estimé la hausse à 50 € par voiture et à 1 € par machine à laver. » 50 € ici, 1 € là, ça semble anodin — jusqu’à ce qu’on multiplie ça par des millions d’unités produites.
Les constructeurs automobiles, déjà étranglés entre la transition électrique, la concurrence asiatique et les coûts énergétiques, risquent de voir leurs marges se réduire encore davantage. Et quand les marges fondent, les emplois fuient.
Cet élan protectionniste ne serait au final qu’une lubie ? Ce n’est pas vraiment le genre de la maison Von Der Leyen.
Le plan européen n’est pas qu’une taxe. Il s’appuie aussi sur une promesse : transformer la sidérurgie européenne en championne de l’acier « vert ». Comment ? En « électrifiant » les fours, en remplaçant le charbon, et en investissant massivement dans l’hydrogène.
Car si en France, le secteur industriel est le quatrième le plus émetteur en gaz à effet de serre, il en est le premier à l’échelle mondiale. Fabriquer de l’acier exige en effet des quantités d’énergie colossales comme l’a rappelé Anaïs Maréchal, journaliste et docteure en géosciences : « la fonte atteint par exemple 1 500 °C au sein du haut fourneau. Or, en 2019, les trois quarts de l’énergie consommée par le secteur étaient fournis par le charbon ».
Le pari européen consiste donc à miser sur la décarbonation à coup de milliards pour faire baisser les prix. Comme l’avoue S. Séjourné, « c’est assez contre intuitif »…
Sans compter que ces promesses sont souvent lentes, conditionnées, et noyées dans des procédures kafkaïennes. C’est même ce qui jusqu’ici a conduit ArcelorMittal à suspendre le plan de modernisation de son usine de Florange. Une forme de chantage destinée à pousser l’administration européenne à aller au-delà des mots et à préférer l’acier made in Europe dans ses commandes publiques.
Ce qui se joue, ce n’est donc pas qu’une guerre commerciale. C’est un choix de modèle économique. L’Europe prétend défendre son industrie, mais elle n’y parviendra qu’à condition de réduire le coût de l’énergie, le fardeau réglementaire, et les délais d’investissement. Sinon ériger un mur tarifaire tout en laissant le sol industriel s’effriter, c’est ouvrir une sorte de parapluie dans un ouragan. Et les nouvelles taxes ne feront qu’enrichir quelques aciéristes sans sauver les emplois en aval. Le mur tarifaire risque alors de ne protéger que des ruines.
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