Une demande qui explose. Portée par l’essor de l’intelligence artificielle, l’Amérique s’attend à devoir investir comme jamais dans des moyens de production électrique. Mais est-ce vraiment sans précédent ?
On entend partout que la demande d’électricité « explose » aux États-Unis. Le mot revient sans cesse, dans les journaux comme dans les conversations. Il n’y a aucun doute : cette demande va bel et bien croître, et dans de nombreux pays cela a déjà commencé. C’est plutôt une bonne nouvelle, car elle traduit le remplacement progressif des combustibles fossiles par l’électricité, l’un des piliers de la transition énergétique.
Mais beaucoup s’interrogent : les réseaux parviendront-ils à suivre cette croissance ? Cette question m’a intriguée. Cette hausse est-elle vraiment inédite ? Comment les rythmes d’aujourd’hui et de demain se comparent-ils à ceux du passé ? Parle-t-on d’une véritable explosion ou simplement d’une accélération marquée ?
Prenons un peu de hauteur en regardant les chiffres américains.
Le graphique qui suit est une projection classique, de celles que l’on croise dans presque tous les rapports d’instituts, d’analystes ou d’agences énergétiques. Celui-ci vient de McKinsey et date de cette année ; il est donc tout frais. Reste à savoir si ses prévisions sont fiables. Je doute personnellement de l’essor fulgurant de l’hydrogène, et personne ne peut prédire avec certitude la consommation des data centers en 2040. D’autres cabinets proposent des scénarios plus prudents ou plus ambitieux. Considérons néanmoins celui de McKinsey comme une hypothèse raisonnable.
On y voit la demande américaine rester stable tout au long des années 2010, repartir à la hausse ces dernières années et continuer sur cette lancée jusqu’en 2040. McKinsey mise sur une croissance moyenne de 3,5 % par an.
Par rapport aux années 2010, toute progression fait figure de rupture. Mais qu’en était-il avant ? Le graphique suivant retrace la production d’électricité aux États-Unis depuis 1950. Attention : production et demande ne coïncident pas toujours. La demande peut dépasser la production, ou l’inverse, ce qui influe sur les prix.
Il est parfois difficile de raccorder parfaitement les données historiques et les prévisions. Et que signifiait exactement « demande » en 1950 ou 1960 ? Peu importe : ce qui frappe, c’est que la production est restée quasiment équivalente chaque année depuis 2005, soit quinze à vingt ans de stagnation. En revanche, les cinquante années précédentes montrent une croissance forte et régulière.
Croissance relative de la production d’électricité depuis 1950
Calculons maintenant les taux de croissance annuels, reportés dans le graphique suivant. Dans les années 1950 et 1960, la production progressait de plus de 5 % presque chaque année, souvent proche de 10 %. Il est vrai que la base était minuscule. J’y reviendrai.
Dans les années 1970 et 1980, les taux oscillent entre 3 % et 4 %. Dans les années 1990, ils tombent autour de 2 %. Dans les années 2000 et 2010, la croissance est quasi nulle, hormis les soubresauts de la crise de 2008 et ceux liés à la pandémie de Covid.
Pour simplifier, voici les mêmes données présentées sous forme de variation moyenne annuelle par décennie. Rappelez-vous maintenant le graphique de McKinsey : il tablait sur une croissance de 3,5 % par an jusqu’en 2040. Ce rythme serait certes élevé par rapport aux vingt dernières années, mais il n’aurait rien d’inédit dès lors qu’on prend du recul et qu’on observe les taux de croissance du milieu et de la fin du XXᵉ siècle.
La production d’électricité, en croissance absolue, depuis 1950
Les taux relatifs sont utiles, mais ils masquent le volume réel. Plus le réseau grossit, plus un même pourcentage représente d’énergie supplémentaire.
Le graphique suivant montre l’évolution, en térawattheures ajoutés chaque année depuis 1950. Même avec 8 à 10 % de croissance dans les années 1950 et 1960, la production américaine n’augmentait que de 40 TWh par an. Dans les années 1970, 1980 et 1990, on approchait les 100 TWh. Les années 2000 affichent de forts à-coups, mais aucune tendance durable, du moins jusqu’aux années 2020.
Voici, une fois encore, la variation moyenne annuelle par décennie : elle lisse les à-coups et rend la tendance limpide.
La croissance absolue a atteint son sommet dans les années 1970. Ce qui frappe surtout, c’est la régularité de l’augmentation en térawattheures tout au long de la seconde moitié du XXᵉ siècle. On retrouve exactement la même ligne droite que sur le graphique de la production totale montré plus tôt : avant le plateau des années 2000, la courbe était d’une linéarité remarquable.
Croissance à court terme de la production d’électricité
Et demain, justement ?
Avant de nous projeter dans les années 2030, demandons-nous si la hausse prévue pour 2025 et 2026 a vraiment de quoi nous effrayer. On entend déjà que les réseaux saturent. C’est vrai, mais le problème ne vient pas seulement du volume total : les data centers créent des pointes ultra-localisées, les lignes de transport arrivent à saturation, tandis que les contraintes sur le réseau se multiplient.
Face à l’histoire, cette accélération immédiate est-elle hors norme ? Pas du tout.
Sur le graphique ci-dessous, j’ai reporté les variations annuelles en pourcentage et ajouté les prévisions pour 2025 et 2026. Elles proviennent de l’Energy Information Administration (EIA) et datent de ce mois-ci ; elles sont donc récentes.
La production devrait progresser de 2,5 % en 2025 et de 2,7 % en 2026. Le creux du Covid et le rebond qui a suivi faussent la moyenne de la décennie 2020, mais ces deux chiffres collent parfaitement aux hausses observées en 2022 et 2024. Rien de révolutionnaire, donc.
La demande d’électricité va-t-elle vraiment « s’envoler » à la fin des années 2020 et dans les années 2030 ?
Pour finir, revenons sur les prévisions de McKinsey. Elles tablaient sur 3,5 % de croissance annuelle de 2025 à 2040.
Reportons ce 3,5 % sur le graphique ci-dessous pour la décennie 2030. Pour les années 2020, c’est plus compliqué : la première moitié a été calme, et même les 2,5 % et 2,7 % prévus par l’EIA pour 2025-2026 restent sous la barre des 3 %. Même si les quatre dernières années s’emballent, la moyenne décennale ne dépassera probablement pas 3 %.
Le passage d’une croissance nulle au début des années 2000 à une vraie reprise dans les années 2020-2030 marque bel et bien une rupture. Mais, en rythme relatif, rien d’inédit quand on regarde plus loin dans le temps. Et si ces prévisions se confirment, à quoi ressemblera la croissance en volume absolu ? Voici un graphique pour en donner la mesure. Il est volontairement simplifié — la réalité historique est moins linéaire —, mais je projette une montée progressive jusqu’à 3,5 % en 2030, puis 3,5 % par la suite.
Certes, il y a déjà eu des années où la demande a augmenté de 150 TWh d’un coup. Mais c’était presque toujours un « rattrapage » après une chute brutale observée l’année précédente ; jamais on n’a connu une telle addition, année après année, sans relâche.
En volume brut, les États-Unis (et d’autres pays dans leur sillage) s’apprêtent donc à vivre une période absolument inédite. Pour injecter 150 à 250 TWh supplémentaires chaque année, il faudra construire à tour de bras — et vite.
Après la longue interview que nous a accordée Hannah Ritchie, pour le lancement en France de son livre Première génération, nous publions notre traduction de son dernier article, sorti hier sur le siteOur world in data. (Titre original : « L’utilisation des ressources compte, mais l’empreinte matérielle est une mauvaise méthode pour la mesurer »)
Additionner le poids de matériaux très différents ne nous informe pas sur leur rareté, leurs impacts environnementaux ou socio-économiques.
Qu’ont en commun une tonne de pommes de terre, de gravier, de charbon et de cuivre ? Pas grand-chose, si ce n’est qu’ils pèsent tous le même poids et qu’ils sont considérés de manière identique par un indicateur appelé « empreinte matérielle ».
Cette empreinte matérielle additionne le poids de toutes les ressources utilisées par une économie. Ainsi, si l’empreinte matérielle d’un pays est de 60 millions de tonnes, cela signifie qu’il extrait 60 millions de tonnes de « matières » par an. Cela inclut à la fois les ressources non renouvelables comme les métaux et les combustibles fossiles, et les ressources « renouvelables » comme les cultures et le bois. La rareté ou l’impact environnemental des différentes ressources n’est pas prise en compte, de sorte que chaque kilogramme de l’une est considéré comme aussi important que chacun d’une autre.
Certains lecteurs ne connaissent peut-être pas cet indicateur, mais il gagne en popularité dans les débats environnementaux et les politiques internationales. Il figure parmi les outils clés des Objectifs de développement durable des Nations Unies, ce qui explique pourquoi nous présentons des graphiques à ce sujet. Il est mesuré par habitant et illustré dans le graphique ci-dessous. Il est également utilisé dans l’indice des pressions planétaires du Programme des Nations Unies pour le développement, et de nombreux rapports de l’OCDE, des agences européennes et d’autres organisations s’y réfèrent.
Cependant, pour les raisons que je développerai dans cet article, je considère que cet indicateur est peu pertinent pour évaluer la durabilité de l’utilisation des ressources ou ses impacts environnementaux. Loin de nous aider à relever nos plus grands défis environnementaux et liés aux ressources, il risque au contraire d’en brouiller notre compréhension et de détourner notre attention des enjeux les plus urgents.
L’utilisation des ressources importe — mais l’empreinte matérielle n’explique pas pourquoi
Il y a au moins trois raisons pour lesquelles nous devrions mesurer et surveiller notre utilisation des ressources :
1. Pour savoir si nous risquons d’épuiser une ressource particulière.
Si nous risquons d’épuiser les réserves mondiales de cuivre, de cobalt ou de lithium, il est crucial de le savoir. Pour cela, nous devons connaître la quantité de chaque matériau spécifique que nous utilisons et ce qu’il reste en réserve. Cela signifie suivre la consommation annuelle de cuivre, de cobalt ou de lithium, ainsi que l’état des stocks mondiaux. Ces informations existent et sont publiées par des organisations comme l’US Geological Survey ou le British Geological Survey, et nous en présentons une grande partie sur notre site, Our World in Data. Il en va de même pour les écosystèmes naturels ou les populations que nous exploitons. Par exemple, si nous nous préoccupons de l’épuisement du thon rouge de l’Atlantique, il faut examiner combien nous en pêchons, combien il en reste et à quelle vitesse ces populations se régénèrent. Notre équipe fournit également des données sur la pêche et l’épuisement d’espèces spécifiques. Regrouper le poids du thon avec celui du bois, du charbon ou du gravier dans un seul indicateur ne permet pas de comprendre la rareté de chacun de ces éléments.
2. Pour évaluer l’impact environnemental de l’extraction et de la consommation des ressources.
L’exploitation minière consomme des terres, bouleverse les paysages et peut engendrer de la pollution. L’utilisation des combustibles fossiles produit des émissions de carbone et de la pollution atmosphérique. La production de bœuf contribue à la déforestation et à la perte de biodiversité. Ces impacts sont cruciaux à surveiller (nous en traitons la plupart, voire tous, sur Our World in Data). Cependant, l’empreinte matérielle nous renseigne peu sur ces effets environnementaux. Produire une tonne de gravier n’a pas le même impact qu’une tonne d’uranium ou de porc.
3. Pour mesurer les conséquences socio-économiques de l’extraction et de la consommation des ressources.
L’exploitation minière peut être liée à des conditions de travail dangereuses et certaines chaînes d’approvisionnement maltraitent les travailleurs. Cependant, l’empreinte matérielle ne nous aide ni à repérer ni à améliorer ces situations. Par exemple, l’extraction du cobalt et de l’or est souvent associée à des conditions de travail déplorables dans des pays comme la République démocratique du Congo, mais l’empreinte matérielle ne le reflète pas. En réalité, ces minéraux précieux sont extraits en quantités relativement faibles, si bien qu’ils pèsent à peine dans l’empreinte matérielle d’une économie entière. De même, certaines des pratiques d’exploitation les mieux documentées concernent les chaînes d’approvisionnement textiles. Pourtant, en termes d’empreinte matérielle, les vêtements ont une « intensité matérielle » très faible, ce qui, selon cet indicateur, pourrait faire passer leur achat pour une dépense plus « responsable ».
L’utilisation des ressources est cruciale pour ces raisons, mais l’empreinte matérielle, au mieux, les reflète imparfaitement et, au pire, en dissimule les impacts les plus graves.
La majorité de l’empreinte matérielle de l’Union européenne provient des minéraux non métalliques et de la biomasse.
Le graphique ci-dessous détaille cette répartition : plus de 70 % se compose de biomasse (nourriture et bois pour l’industrie et la construction) et de minéraux non métalliques (essentiellement pour la construction et les infrastructures). Cette prédominance devrait immédiatement alerter.
Une tonne de gravier n’a pas le même impact environnemental qu’une tonne d’uranium ou de porc. La biomasse, si elle est gérée durablement, est renouvelable. Les pommes de terre, tomates ou blé cultivés aujourd’hui peuvent être replantés l’année prochaine. Sur le long terme, la variation nette de la biomasse produite est souvent nulle, contrairement aux ressources non renouvelables qui s’épuisent. Comparer leur poids à celui des combustibles fossiles ou des minéraux non renouvelables n’a pas beaucoup de sens.
Les minéraux non métalliques, comme le gravier, qui dominent l’empreinte matérielle de l’Europe, ne sont pas sans impact environnemental. L’extraction de matériaux tels que le sable peut dégrader les écosystèmes, perturber les lits des rivières et compromettre les défenses naturelles contre les inondations. Leur impact reste toutefois bien moindre que celui des autres catégories. Selon l’Agence européenne pour l’environnement : « Les minéraux non métalliques constituent une large part de l’empreinte matérielle totale, mais leur impact environnemental et climatique est inférieur à celui des métaux et des combustibles fossiles, car ils sont principalement composés de matériaux inertes comme le gravier ou le calcaire. »
Si une empreinte matérielle élevée est jugée problématique, la logique voudrait de réduire l’usage de sable, gravier, bois et calcaire. Cela aurait pourtant un impact limité sur les contraintes de ressources et les effets environnementaux et sociaux les plus importants, comparé à la réduction des combustibles fossiles et de certains minerais métalliques, bien que ces derniers soient extraits en moindre quantité.
Le logement et l’alimentation génèrent la majeure partie de l’empreinte matérielle de l’UE
Étant donné que les minéraux non métalliques et la biomasse prédominent dans cette empreinte, il est logique que le logement et l’alimentation aient finalement l’impact le plus significatif.
Le graphique ci-dessus illustre cette répartition : le logement représente 52 % de l’empreinte matérielle totale, et l’alimentation 19 %. Ensemble, ces deux secteurs constituent près des trois quarts de l’empreinte matérielle. La majorité provient des minéraux non métalliques, comme le gravier et le sable, et principalement des cultures destinées à l’alimentation. En comparaison, les biens souvent jugés « non essentiels », tels que les voitures, les objets ménagers et les vêtements, ont une contribution marginale.
Il est intéressant de lire l’analyse de l’Agence européenne pour l’environnement sur les implications politiques de cette répartition. Concernant le logement, elle affirme : « L’empreinte matérielle élevée du secteur rend impossible toute réduction notable sans transformer notre manière de construire. Pourtant, limiter l’extraction des minéraux non métalliques présente un intérêt environnemental limité. » En conséquence, réduire fortement notre empreinte matérielle exige de repenser les matériaux de construction ou la taille des logements, mais les bénéfices environnementaux restent faibles. Encore une fois, cela soulève la question suivante : pourquoi en faire le point central de l’action s’il y a si peu d’avantages ?
Pour l’alimentation, les implications politiques restent également vagues : « Le potentiel de réduction significative de l’empreinte matérielle du secteur alimentaire est limité, car il repose sur des produits essentiels aux sociétés. Toutefois, modifier les régimes alimentaires et mieux gérer les déchets alimentaires peuvent contribuer à la réduire. »
Nous avons besoin de nourriture pour manger, donc en limiter substantiellement la production est difficile. Deux solutions évidentes émergent : diminuer les déchets alimentaires et adopter des régimes plus végétariens, moins intensifs en ressources, car ils évitent la production d’aliments pour animaux. Ces recommandations, solidement étayées, ont été largement abordées dans mes écrits précédents.
Ce qui est crucial ici est que nombreuses raisons justifient déjà ces changements : l’alimentation contribue pour un tiers des émissions mondiales de gaz à effet de serre, occupe la moitié des terres habitables, entraîne une consommation massive d’eau, pollue les ressources hydriques, accélère la perte de biodiversité et provoque la déforestation. En outre, plus de 70 milliards d’animaux terrestres sont élevés et abattus annuellement pour l’alimentation. Adopter des régimes plus végétariens et réduire les déchets alimentaires atténuerait ces impacts.
Parmi tous les arguments en faveur de ce changement, l’empreinte matérielle est le moins convaincant. En termes de durabilité, il est difficile de justifier pourquoi le poids du blé, du maïs ou des lentilles cultivés devrait m’inquiéter davantage que la destruction des écosystèmes, l’abattage des forêts, l’élevage d’animaux dans des conditions cruelles ou la pollution des rivières.
Les biens de « luxe », souvent associés à la surconsommation, affichent généralement une empreinte matérielle relativement faible.
Une justification courante de la mesure des empreintes matérielles est que beaucoup d’entre nous surconsomment et doivent réduire cette consommation. À mon niveau personnel, je suis également très consciente de ma consommation. Je réfléchis soigneusement à ce que j’achète et à son impact. Je porte encore des vêtements qui datent de nombreuses années, et je garde mon téléphone portable aussi longtemps que possible.
Lorsque j’en parle à d’autres, ils mentionnent souvent les mêmes articles et industries : la technologie grand public et la « fast fashion » dominent l’attention.
Étonnamment, examiner l’empreinte matérielle n’incite pas à réfléchir minutieusement sur ces achats. Le graphique ci-dessous présente la répartition de la consommation matérielle de l’UE par produit final. Et ces biens de consommation ne représentent qu’une infime partie de l’empreinte totale.
Les textiles et vêtements, incluant les chaussures et les autres types de textiles, constituent seulement 1 % de l’empreinte matérielle totale. Les ordinateurs et l’électronique grand public en représentent 0,8 %, et les produits en caoutchouc et plastique, à peine 0,2 %. Réduire drastiquement l’usage des biens associés à la surconsommation modifierait marginalement l’empreinte matérielle. Je constate que la plupart des gens l’ignorent.
L’empreinte matérielle conduit à édicter des recommandations politiques contre-intuitives que de nombreux écologistes rejetteraient catégoriquement. L’Agence européenne pour l’environnement déclare : « Les services consomment le moins de ressources par euro dépensé, suivis des vêtements et des biens ménagers. Ainsi, les habitudes de consommation influencent directement l’empreinte matérielle de l’UE, et promouvoir des dépenses moins intensives en ressources constitue un moyen de la réduire. »
Dépenser davantage dans les services plutôt que dans des biens physiques est logique pour réduire l’empreinte matérielle. Cependant, les vêtements et les biens ménagers ayant aussi une faible intensité en ressources, augmenter les dépenses en vêtements, télévisions, téléphones ou autres produits similaires pourrait paradoxalement également diminuer cette empreinte.
Conseiller de « dépenser davantage en vêtements et iPhones » pour réduire son empreinte environnementale est une idée que je n’ai jamais entendue, et que je ne recommanderais pas. Pourtant, c’est ce que sous-entend l’Agence européenne pour l’environnement en proposant de « promouvoir des dépenses moins intensives en ressources ». Cette conclusion découle directement des données de l’empreinte matérielle.
La durabilité ne se résume pas aux empreintes carbone : nous devons analyser bien d’autres impacts environnementaux
L’une des motivations initiales pour mesurer les empreintes matérielles était d’élargir la notion de durabilité au-delà de la simple question des émissions de CO2. Une préoccupation que je partage. Mon livre traite d’ailleurs de sept problèmes environnementaux distincts, dont le changement climatique n’est qu’un élément parmi d’autres. Toutefois, additionner le poids des différentes ressources que nous utilisons n’est pas la meilleure approche pour appréhender ces enjeux.
J’ai consacré de nombreux articles à la mesure de la durabilité sous ses multiples facettes, bien au-delà des seules émissions de carbone. Chez Our World in Data, nous avons délibérément conçu une section environnementale très complète (voir la liste des thèmes ci-dessous). Nous y abordons l’usage des terres et de l’eau, l’eutrophisation, la déforestation, la surutilisation des engrais, l’érosion de la biodiversité, le gaspillage alimentaire, et bien d’autres questions encore.
L’utilisation des ressources est une question cruciale, et nous devons surveiller attentivement des problèmes comme le risque d’épuisement de certains matériaux ou les impacts miniers et socio-économiques liés à leur extraction. Nous disposons de nombreux leviers pour rendre nos économies plus sobres en matière et passer d’un modèle d’extraction linéaire à une approche plus circulaire, fondée sur la réutilisation. J’ai déjà évoqué cette opportunité dans le contexte de la transition des énergies fossiles vers les énergies bas carbone. Toutefois, additionner le poids de matériaux très différents ne nous renseigne ni sur leur rareté, ni sur leurs impacts environnementaux ou socio-économiques.
De nombreux indicateurs permettent de mieux saisir ces impacts négatifs. Si nous craignons une pénurie de cuivre, suivons les volumes consommés et les réserves disponibles. Si ce sont les conséquences environnementales et sociales de l’exploitation minière qui nous préoccupent — consommation d’eau, pollution, exploitation dans les chaînes d’approvisionnement —, mesurons-les directement. Or, l’empreinte matérielle peut justement masquer ces problèmes, car les minerais métalliques et les combustibles fossiles ne représentent qu’une faible part du total dans des régions comme l’UE.
Malgré ses nombreuses limites, l’empreinte matérielle repose sur des données individuelles très utiles. Pour la calculer, les chercheurs recensent les tonnes de cuivre, d’or, de cobalt, de gravier, de bois ou de thon de l’Atlantique extraites ou prélevées. Ces données brutes sont précieuses et permettraient de cibler des défis spécifiques. Le problème surgit lors de leur agrégation en un chiffre unique.
Comparer les quantités de ressources dans un cadre commun peut s’avérer instructif. Connaître les besoins miniers des différentes sources d’énergie aide à mieux saisir les implications de la transition énergétique. De même pour les cultures nécessaires à différents régimes alimentaires (alimentation animale incluse). Savoir combien d’uranium le monde consomme annuellement est utile. En revanche, créer un indicateur traitant l’uranium comme les bananes ne l’est pas.
Remerciements
Merci à Max Roser et Edouard Mathieu pour leurs précieux commentaires et suggestions sur cet article et ses visualisations.