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Malgré l’impôt, une France d’héritiers

28 novembre 2025 à 05:55

Le plus grand transfert de richesse de l’histoire va bientôt avoir lieu. Pourtant, parce qu’il arrive trop tard dans la vie, ce grand héritage ne sera pas un levier d’ascension sociale, mais un multiplicateur d’inégalités. Et le taxer ne changera rien au problème.

Il y a des mythes réconfortants, des fictions nationales qu’on se raconte pour mieux dormir. Chez nous, l’un des plus coriaces dit ceci : « La France n’est pas une société d’héritiers, puisque nous taxons lourdement l’héritage. »

Rien n’est plus faux. Rien n’est plus ironique. Et surtout : rien n’est plus lourd de conséquences pour la mobilité sociale, la croissance et l’équité intergénérationnelle.

Des droits de succession parmi les plus élevés du monde

Car la France est bel et bien devenue une société d’héritiers, mais pas du tout pour les raisons que l’on croit. Un préjugé tenace voudrait que ce soit en raison de droits de succession trop faibles… Or, ils sont parmi les plus élevés de l’OCDE, nous rappelle la Cour des comptes (septembre 2024). Pour le plus grand bénéfice des finances publiques françaises ! Le montant des recettes de droits de succession a plus que doublé entre 2011 (7,0 Md€) et 2023 (16,6 Md€). La France se situe au premier rang de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) pour le poids des DMTG (donations et successions) dans le PIB (0,74 %). Voilà pour les chiffres.

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Nous serions plus inspirés de regarder du côté de la structure même du modèle économique français, du système de retraite à la fiscalité du travail : n’est-ce pas ce modèle qui fabrique mécaniquement une société où le capital ne circule plus et où l’héritage devient décisif ?

Le grand héritage

Comme le résume avec une brutalité lucide l’économiste Erwann Tison : « Ce sont les boomers qui héritent désormais de leurs parents boomers. » Autrement dit : le capital transmis ne finance pas l’avenir, il clôt le passé. Et d’ici quelques années, ces fameux baby-boomers vont – enfin – transmettre leur patrimoine gigantesque, fruit des Trente Glorieuses, façonné par l’envolée des marchés financiers et la flambée de l’immobilier. On parle du « grand transfert de richesse », chiffré à 9 000 milliards d’euros par la Fondation Jean-Jaurès, et qui fait déjà saliver, au-delà des gestionnaires de fortune, certains partis politiques prompts à vouloir taxer cette immense transmission.

Une société d’héritiers, oui — mais pas parce que la fiscalité est laxiste. L’héritage n’arrive plus quand il est utile : il arrive quand il est inutile. Les travaux du Conseil d’analyse économique (décembre 2021) ont mis au jour une anomalie française : la part du patrimoine hérité augmente, mais l’âge auquel on hérite augmente encore plus vite. Au siècle dernier, l’âge moyen des héritiers était de 30 ans… aujourd’hui, on hérite désormais en moyenne dans la cinquantaine. Soit l’âge… où l’on s’apprête à partir à la retraite ! Donc à un moment où le capital n’a plus le moindre rôle productif. E. Tison le dit sans fard : « Hériter à 20 ans, ça change une vie. Hériter à 60 ans, ça ne change que l’ordre de succession chez le notaire. » C’est le premier nœud du problème : la transmission ne finance plus la mobilité sociale mais la confortation patrimoniale.

Un multiplicateur d’inégalités

Pour la première fois, les baby-boomers héritent… de baby-boomers. C’est un cycle inédit dans l’histoire économique. Pourquoi ? Parce qu’une génération – nombreuse – a profité d’un marché du travail fluide, d’une forte progression salariale, de retraites généreuses et de l’explosion des prix immobiliers. Résultat : ils détiennent déjà l’essentiel du patrimoine, et ils reçoivent encore de nouveaux actifs au moment même où ils n’en ont pas besoin. L’héritage devient un mécanisme d’amplification, pas de redistribution. Ce n’est plus un levier d’ascension : c’est un multiplicateur d’inégalités.

La France se retrouve avec l’un de ces paradoxes dont elle a le secret : des droits de succession élevés, mais un monde qui hérite toujours plus.

La question n’est donc pas : « Pourquoi taxe-t-on si peu ? » Mais : « Pourquoi la taxe ne change-t-elle rien ? » Réponse : parce qu’en France, les abattements, les déductions, les régimes matrimoniaux optimisés et surtout les donations échelonnées font que la fiscalité n’atteint jamais vraiment les patrimoines massifs en ligne directe.

La France taxe théoriquement fort. Mais pratiquement, elle taxe mal. Et surtout : elle taxe trop tard.

En fait, le vrai moteur de la société d’héritiers, c’est le modèle économique français, pas Bercy. Le travail est taxé plus que dans n’importe quel pays de l’OCDE. C’est l’un des points les plus importants rappelés par A. Foucher : le vrai problème, ce n’est pas la taxation du patrimoine, c’est celle du travail. En France : cotisations, contributions, impôt sur le revenu, TVA, charges employeurs… Conséquences : il est très difficile d’épargner par soi-même ; ceux qui n’ont pas de capital initial n’en construiront jamais ; l’épargne est mécaniquement concentrée chez les ménages déjà dotés. Celui qui part de zéro n’a aucune capacité d’épargne. Celui qui a déjà a une capacité infiniment plus grande. D’où la spirale auto-entretenue dénoncée par Maxime Sbahi : on refuse de voir l’éléphant dans la pièce, c’est-à-dire l’inéquité entre les générations et le déni qui le sous-tend.

Les retraités épargnent massivement… parce qu’ils n’ont plus rien à financer. Les données récentes de l’Insee (juin 2025) et du DG Trésor (2025) sont accablantes : en 2024, les retraités sont responsables des deux tiers de la hausse du taux d’épargne ; leurs pensions ont été revalorisées de 5,3 % ; leur consommation, elle, n’a presque pas bougé ; résultat : une épargne massive, même chez les plus modestes. On parle d’un taux d’épargne général autour de 18–19 %, mais de plus de 25 % pour les retraités, soit environ 100 milliards d’euros épargnés chaque année sur les 400 milliards de pensions versées. Ce capital, qui pourrait financer l’innovation, la croissance, le logement, les infrastructures… ne circule pas. Les retraités n’ont pas besoin de « décaisser », accumulent par précaution et préparent une transmission future. Là encore, E. Tison enfonce le clou : « Les futurs héritages ne sont pas des investissements. Car ils sont détenus par des profils risquophobes. Les 600 milliards qui vont être transmis ne profiteront pas à l’économie productive. »

Le cycle de vie de Modigliani est brisé. Normalement, selon le théoricien, on épargne pendant la vie active, on atteint un pic vers 55 ans, puis on « décaisse » en vieillissant. En France : les retraités continuent d’épargner. Parce que leurs retraites sont généreuses, indexées et politiquement intouchables. Résultat : pas de décaissement, pas de circulation du capital et une explosion des héritages tardifs.

Le problème n’est donc pas l’héritage : c’est la temporalité de l’héritage. En fait, l’équation pourrait être : hériter tôt favorise l’ascension sociale, hériter tard favorise la reproduction sociale. Hériter à 25 ans permet d’envisager un achat immobilier, la création d’entreprise, la formation, la mobilité géographique. Hériter à 60 ans permet d’optimiser la fiscalité de sa succession à ses propres enfants. Le capital devient un instrument de reproduction, pas d’émancipation. C’est l’une des raisons pour lesquelles E. Tison va jusqu’à dire, volontairement provocateur : « Une taxation à 100 % des héritages serait plus efficace que le système actuel. » Non pas pour punir, mais pour obliger à transmettre avant la mort.

Voilà pourquoi durcir les droits de succession ne sert donc (presque) à rien. Parce que la question n’est pas le taux, mais le moment. Taxer plus haut n’incite pas à décaisser plus tôt. Le capital ne circule pas du tout tant qu’il reste concentré chez les seniors épargnants. Tout l’enjeu est ailleurs : notre système fiscal doit pousser à la transmission précoce, pas à la transmission tardive. Il faut que l’héritage cesse d’arriver quand il ne sert plus, qu’il circule pendant les périodes de construction de vie, qu’il finance les âges où les besoins sont élevés. C’est, au fond, ce que proposent une partie des économistes (E. Tison / M. Sbahi), mais aussi la Cour des comptes (septembre 2024) : libérer les donations, réduire la fiscalité sur les transmissions « au fil de l’eau », mais durcir fortement la fiscalité sur les transmissions tardives et financer une partie des revalorisations sociales par les seniors eux-mêmes. En clair : moins d’héritages à 60 ans ; plus de donations à 25 ans.

La gérontocratie, un système perdant-perdant

Mais évidemment, cela suppose de briser le tabou français : la gérontocratie douce. On touche ici à la dimension politique. La France compte 18 millions de retraités, bientôt 23 millions. Et surtout : un électeur sur deux est retraité. Dès qu’on parle de décaissement incité, de fiscalité du patrimoine senior, de donation encouragée, de réforme des retraites… le débat se fige. L’électorat le plus nombreux et le plus mobilisé veille. En mode pavlovien : on a peur de critiquer les retraités, parce que ce sont eux qui votent. Résultat : on sur-revalorise les pensions, on gèle la réforme fiscale, on continue de renchérir le coût du travail et on détruit la mobilité sociale des plus jeunes. C’est une logique perdant-perdant : les retraités épargnent, les jeunes ne peuvent pas épargner, l’économie tourne au ralenti, la dette publique explose.

C’est un débat où la morale tutoie l’économie. Le véritable enjeu est : comment faire pour que le capital se transmette vivant, qu’il circule, qu’il finance les âges productifs et qu’il ne soit plus ce carburant qui arrive toujours trop tard ? Tant que la France ne répond pas à cette question, elle restera la société d’héritiers la plus improbable, la plus silencieuse et la plus coûteuse de tout l’Occident.

Détails de l’infographie

Sur le papier, la France a des taux parmi les plus élevés ; dans les faits, la combinaison d’abattements, de niches et d’un barème non indexé produit une taxation qui pèse particulièrement sur des patrimoines « moyens-supérieurs » et pénalise certains ménages, tandis que d’autres mécanismes atténuent la charge pour les plus riches ou pour les transmissions d’entreprise (loi Dutreil).

France : barème progressif. Taux maximum à partir d’environ 1,8 M€. Barèmes non indexés depuis 2011, ce qui a entraîné une augmentation effective du nombre de successions imposables.

Espagne : État : 34 %. Régions : généralement réduit à 1 % ou 0 % effectif grâce aux bonus régionaux. Abattement : 15 956 € pour les plus de 21 ans ou 47 858 € avant. Entre 100 000 € et 1 000 000 € d’abattement effectif dans la majorité des régions, voire 99 % de réduction (Madrid, Andalousie, Catalogne, Valence, Canaries…). Très faible taxation (voire nulle) en ligne directe dans presque toutes les régions grâce aux abattements et réductions régionaux massifs.

Allemagne : seuils très élevés pour atteindre les taux supérieurs. Abattements plus généreux, barème plus doux : pour des patrimoines comparables, l’impact fiscal est souvent beaucoup moindre qu’en France.

Danemark : abattement de 346 000 DKK (environ 46 400 €) par héritier (enfants, descendants ; exemption totale pour le conjoint). Taux de 15 %, unique, non progressif. Système national unique, simple, avec un abattement correct et un taux fixe modéré.

Italie : abattement de 1 000 000 € par parent-enfant (selon modalités). Taux faibles (par exemple 4 % au-delà de l’abattement dans certains cas). Faibles droits pour la plupart des transmissions en ligne directe.

Portugal, Suède, Norvège, Autriche : droits de succession inexistants ou très réduits. Plusieurs pays européens ont supprimé ces droits ou les ont marginalisés.


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L’impôt parfait n’existe pas. Le moins mauvais, oui.

23 octobre 2025 à 22:01

« taxer la terre, pas les hommes ». Dans la grande galerie des « ismes » où s’exposent les courants politiques et économiques, nul n’ignore l’existence du communisme, du keynésianisme ou du libéralisme. Mais avez-vous déjà entendu parler du georgisme ? Probablement pas. Tombée dans les oubliettes de la pensée, cette théorie pourrait pourtant être le chaînon manquant entre justice sociale, efficacité économique et transition écologique. Rien que ça !

Elle est née il y a près de 150 ans aux États-Unis, dans le cerveau — et surtout grâce à l’observation empirique — d’un journaliste autodidacte de San Francisco, Henry George, dont la vie rocambolesque a sans doute été sa première source d’inspiration.

Henry George, le prophète oublié de San Francisco

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George n’était ni un marxiste ni un capitaliste pur jus. Il croyait en la liberté, au travail et au progrès — mais il voyait aussi l’injustice d’un monde où la richesse collective finissait dans les poches de ceux qui possèdent la terre. En cette fin de XIXᵉ siècle, les usines poussent bien plus rapidement que les avantages sociaux. Et la Révolution industrielle ne permet pas encore les progrès sanitaires, l’élévation de l’espérance de vie et la réduction des inégalités sociales, qui n’apparaîtront que lors des décennies suivantes.

Pourquoi assiste-t-on alors à une augmentation de la pauvreté, malgré l’accroissement des richesses et les progrès phénoménaux de la science et de l’industrie ? C’est la question centrale de son ouvrage Progrès et pauvreté, publié en 1879.

Certes, à l’époque, George n’est pas le seul à être obsédé par ce problème. Il n’a pas lu Marx, mais a étudié Malthus, qui avait déjà posé son diagnostic : la pauvreté est liée à la surpopulation. Il a aussi analysé la théorie méritocratique, estimant qu’au fond, les pauvres seraient paresseux ou affligés de tares congénitales. George remet en cause ces approches et explique que le problème vient plutôt de l’organisation sociale, qui privilégie notamment les propriétaires fonciers au détriment du reste de la population.

Pour appuyer sa démonstration, il utilise ses propres observations. Il prend notamment l’exemple de la famine irlandaise, qui a décimé une immense partie de la population dans un pays — le Royaume-Uni — alors le plus riche de la planète. Selon lui, c’est l’immense concentration de la propriété foncière entre les mains de quelques milliers de lords, possédant 95 % des terres, qui a provoqué la famine. D’où sa conviction : le foncier est une rente qu’il faut taxer, une ressource naturelle qui appartient aux citoyens d’une même nation, tous en étant copropriétaires.

Si certains souhaitent la privatiser, ils doivent dédommager les autres en payant une taxe en fonction de la valeur de la parcelle. C’est le concept de la Land Value Tax (LVT), qui doit remplacer à ses yeux toutes les taxes.

L’idée paraît d’une simplicité désarmante. Quand une ville se développe, quand les transports, les écoles, les hôpitaux améliorent un quartier, la valeur des terrains grimpe. Mais cette plus-value, produite par la collectivité, est captée par le propriétaire du sol. Pourquoi en profiterait-il alors qu’il n’a rien fait pour augmenter la valeur de cette terre ? Henry George propose donc de rendre au public ce que le public a créé, à travers la LVT, qui en retour finance les services publics.

Son idée a la force de l’évidence : elle ne punit ni le travail, ni la production, ni l’investissement, seulement la rente.

Et pourtant, le georgisme a été relégué dans les marges de l’histoire, entre utopie oubliée et lubie d’économistes hétérodoxes. Pourquoi cela n’a-t-il pas marché ? Proposer de taxer la rente foncière revient à déclarer la guerre aux notables, aux spéculateurs urbains et aux grands propriétaires. Selon Jérémy Boer, infatigable défenseur de la pensée georgienne sur les réseaux sociaux, c’est l’opposition farouche de ces derniers qui en a eu raison. Ils n’ont eu de cesse de combattre une approche qui avait tout pour leur déplaire, notamment en disqualifiant intellectuellement ceux qui oseraient penser comme George.

C’est d’ailleurs la thèse soutenue par deux économistes américains, Fred Harrison et Mason Gaffney, dans The Corruption of Economics (1994) : ils démontrent que les propriétaires fonciers n’ont pas hésité à financer des universités et des professeurs afin de « ruiner les thèses de Henry George ». Car, aux yeux de J. K. Galbraith, qui en a préfacé l’édition de 2006, « l’idée georgiste selon laquelle seule la terre devrait être taxée — afin de ne pas imposer ni les profits ni les salaires — risquait de créer une alliance politique dangereuse entre le capital et le travail contre le propriétaire foncier ».

Le Georgisme en pratique : où l’idée vit encore aujourd’hui

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Si la théorie d’Henry George n’a pas percé, elle a quand même connu quelques traductions concrètes dans différents endroits du monde, sans que l’on sache pourquoi elle y a prospéré plus qu’ailleurs. Le georgisme a finalement essaimé sans jamais régner : des réformes partielles ici ou là, des clubs, des congrès internationaux… mais pas de révolution. À défaut, l’économiste a inspiré néanmoins un vaste mouvement politique, le « georgisme ».

C’est d’ailleurs lui qui a donné à une ardente militante georgiste, Elizabeth Magie, l’idée de créer le jeu du Landlord’s Game, dévoyé en… Monopoly.

Le jour où Monopoly a trahi le georgisme

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Des économistes de renom comme Milton Friedman ou Paul Krugman ont aussi salué son approche ; Joseph Stiglitz a même repris à son compte les intuitions de George, en 1977, dans sa Théorie des biens publics locaux.

Mais les démocraties de l’époque ont préféré empiler les taxes sur le revenu, sur la consommation, sur le travail — tout sauf sur la rente. Parce que taxer la terre, c’est toucher au nerf du pouvoir : la propriété. Peut-être que le georgisme a aussi manqué d’un champion politique capable de porter son programme transpartisan, mais hélas jugé trop égalitariste pour la droite et trop libéral pour la gauche.

D’ailleurs, Marx, qui a lu Henry George, n’est pas tendre avec son approche, qu’il décrit dans une lettre écrite en 1881 à Friedrich Adolph Sorge comme une « tentative, agrémentée d’un vernis socialiste, de sauver la domination capitaliste et, en réalité, de la refonder sur une base encore plus large que l’actuelle ».

Pourtant, à la faveur de la crise environnementale, le georgisme pourrait-il retrouver des couleurs ? L’époque cherche désespérément une théorie capable de sortir de la nasse : croissance plus juste et écologie sans récession. Et si la solution était déjà là, dans les marges jaunies de Progress and Poverty ?

Dans le contexte actuel, l’idée prend une dimension nouvelle : taxer le sol, c’est valoriser l’usage efficace de l’espace. Fini les terrains vides en attente de plus-value ; place à la densité, à la justice spatiale, en quelque sorte. Taxer la propriété non productive, c’est aussi un excellent moyen d’alléger le coût du travail, de redonner du pouvoir d’achat aux travailleurs, de rendre nos entreprises plus compétitives pour renouer avec la croissance.

Cette théorie n’a peut-être donc pas dit son dernier mot. C’est la conviction de deux économistes, Alain Trannoy et Étienne Wasmer. Dans leur livre Le Grand Retour de la terre dans les patrimoines, ils militent pour l’appliquer en France, où « la valeur foncière dans la richesse nationale (8 900 milliards) connaît même une croissance continue ».

Ils proposent d’instaurer une taxe annuelle de 2 % sur la valeur foncière, contre des allègements sur la fiscalité du travail et du capital. Une façon, à leurs yeux, de répondre aussi bien à l’objectif de zéro artificialisation nette des sols qu’à celui de la modération des prix de l’immobilier.

C’est, au fond, le message de George : « la terre appartient aux vivants ». Il serait peut-être temps de s’en souvenir.

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Protéger l’acier, couler l’industrie ?

17 octobre 2025 à 05:37

Un sidérurgiste indien en passe de racheter un symbole européen de l’acier. Des discours martiaux sur la « souveraineté industrielle ». Non, nous ne sommes pas en 2006 mais bien en 2025. L’Europe aura-t-elle cette fois la trempe nécessaire pour ne pas en ressortir laminée ?

Le 16 septembre 2025, Thyssenkrupp Steel, la fierté de la Ruhr, a officiellement confirmé avoir reçu une offre de rachat de Jindal Steel International. Pour quiconque a encore en tête la saga Arcelor/Mittal de 2006, la scène a des airs de déjà-vu : même sidération politique, même électrochoc économique. Il y a dix-neuf ans, le géant indien Mittal s’offrait alors un morceau de l’histoire industrielle européenne à coup d’OPA et déclenchait les passions dans l’hexagone, toujours prompt à déceler les signes du déclin industriel français. Dix-neuf ans plus tard, on nous ressert le même plat, en plus sec, encore moins digeste. Mais entre-temps, l’industrie européenne a encore un peu plus perdu de sa superbe. Et par une ruse de l’histoire, au même moment, comme piquée à vif, l’Europe soudain se ressaisit et s’accroche à ses hauts fourneaux et se prend à rêver dans un ultime sursaut à sa souveraineté industrielle.

Car dans la foulée de cette annonce, Bruxelles vient en effet de dégainer son plan miracle : doubler les droits de douane sur l’acier importé (50 %) et couper les quotas d’importation de moitié. Un geste martial, censé protéger une industrie « au bord de l’effondrement », selon Stéphane Séjourné, désormais vice-président exécutif de la Commission européenne chargé de la Prospérité et de la Stratégie industrielle. « Il y a une prise de conscience des responsables politiques européens que le monde est de plus en plus protectionniste […] et que l’Europe était encore le seul marché ouvert, notamment dans le secteur de l’acier. »

L’Europe à l’offensive ?

L’Europe passe donc à l’offensive peut-être. Mais contre qui, exactement ? Et surtout au bénéfice de qui ?

La sidérurgie européenne n’a plus grand-chose d’offensif. Cela fait des années qu’elle encaisse les coups sans riposter. Ou alors timidement. En 2019, l’Europe s’est par exemple dotée d’une clause de sauvegarde, qui limite les importations d’acier chinois sur le continent, mais elle disparaîtra à la fin du mois de juin 2026. 

Avec son nouveau plan, l’ancien ministre des affaires étrangères français entend incarner une nouvelle posture plus musclée et durable, « j’assume le même agenda que Donald Trump », c’est-à-dire un mélange de patriotisme économique assumé et de foi en un « protectionnisme intelligent ». « L’Europe a été naïve pendant trop longtemps », martele Stéphane Séjourné. « Nous devons protéger nos filières stratégiques, sinon nous dépendrons demain entièrement des importations étrangères ».

Mais n’est-il pas déjà trop tard ? Pendant que l’Europe s’épuisait en discussions sur l’ouverture de son marché, la Chine avançait ses pions : le pays produit aujourd’hui dix fois plus d’acier que toute l’UE réunie. (voir encadré). Les aciéries asiatiques vendent à prix cassés, pendant que les européens subissent la flambée des prix de l’énergie, des normes environnementales plus strictes, et l’effondrement de la demande… Résultat : 18 000 emplois ont été détruits rien qu’en 2024, dans un secteur qui compte encore 300 000 directs et 2,5 millions indirects dans l’UE. Ils étaient 100 000 de plus il y a dix ans.

La Chine, ogre de l’acier

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Mais soit. Prenons Stéphane Séjourné au mot. Et acceptons ce changement de pied majeur.

Sauf que ce que Stéphane Séjourné ne dit pas trop fort, ou bien oublie de préciser c’est que cette politique a déjà été mise en œuvre. Outre Atlantique. Et que l’on connaît déjà la fin du film. En 2018, quand Donald Trump avait imposé des tarifs sur l’acier et l’aluminium, les aciéries américaines ont brièvement repris des couleurs. Quelques milliers d’emplois ont été « sauvés » ou recréés dans les hauts fourneaux. Mais les entreprises consommatrices d’acier — automobile, électroménager, machines-outils — ont pris une claque : explosion des coûts, répercussions en chaîne, délocalisations. Selon une récente enquête de la COFACE, 1000 emplois auraient été créés dans l’acier contre…75 000 détruits dans le secteur manufacturier national. Autrement dit : Trump a sauvé quelques hauts fourneaux, au prix d’une casse sociale massive en aval. La leçon américaine est sévère et rien ne permet de penser que l’Europe pourra échapper à ces mêmes mécanismes. 

Le prix de la souveraineté

L’acier, ce n’est pas un produit de niche : c’est la colonne vertébrale de l’économie industrielle. Automobile, aéronautique, BTP, machines, électroménager… on le retrouve partout. Augmenter son prix revient à injecter une dose d’inflation dans chaque voiture, chaque pont, chaque lave-linge.

Stéphane Séjourné d’ailleurs ne s’en cache pas « C’est le prix de la souveraineté ». Et quel est ce prix justement ? : « On a estimé la hausse à 50 € par voiture et à 1 € par machine à laver. » 50 € ici, 1 € là, ça semble anodin — jusqu’à ce qu’on multiplie ça par des millions d’unités produites.

Les constructeurs automobiles, déjà étranglés entre la transition électrique, la concurrence asiatique et les coûts énergétiques, risquent de voir leurs marges se réduire encore davantage. Et quand les marges fondent, les emplois fuient.

Cet élan protectionniste ne serait au final qu’une lubie ? Ce n’est pas vraiment le genre de la maison Von Der Leyen. 

Le plan européen n’est pas qu’une taxe. Il s’appuie aussi sur une promesse : transformer la sidérurgie européenne en championne de l’acier « vert ». Comment ? En « électrifiant » les fours, en remplaçant le charbon, et en investissant massivement dans l’hydrogène.

Car si en France, ce secteur industriel est le quatrième le plus émetteur en gaz à effet de serre, il en est le premier à l’échelle mondiale. Fabriquer de l’acier exige en effet des quantités d’énergie colossales comme l’a rappelé Anaïs Maréchal, journaliste et docteure en géosciences : « la fonte atteint par exemple 1 500 °C au sein du haut fourneau. Or, en 2019, les trois quarts de l’énergie consommée par le secteur étaient fournis par le charbon ». 

Le pari européen consiste donc à miser sur la décarbonation à coup de milliards pour faire baisser les prix. Comme l’avoue S. Séjourné, « c’est assez contre intuitif »…

Sans compter que ces promesses sont souvent lentes, conditionnées, et noyées dans des procédures kafkaïennes. C’est même ce qui jusqu’ici a conduit ArcelorMittal à suspendre le plan de modernisation de son usine de Florange. Une forme de chantage destinée à pousser l’administration européenne à aller au-delà des mots et à préférer l’acier made in Europe dans ses commandes publiques.

Ce qui se joue, ce n’est donc pas qu’une guerre commerciale. C’est un choix de modèle économique. L’Europe prétend défendre son industrie, mais elle n’y parviendra qu’à condition de réduire le coût de l’énergie, le fardeau réglementaire, et les délais d’investissement. Sinon ériger un mur tarifaire tout en laissant le sol industriel s’effriter, c’est ouvrir une sorte de parapluie dans un ouragan. Et les nouvelles taxes ne feront qu’enrichir quelques aciéristes sans sauver les emplois en aval. Le mur tarifaire risque alors de ne protéger que des ruines.

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