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L’usine invisible qui fait tourner le monde

11 novembre 2025 à 06:17

Sans elle, plus de fleurs, plus de fruits… et plus de vie. La biodiversité n’est pas un inventaire d’espèces menacées, mais une immense usine biologique qui filtre notre eau, stabilise le climat et nourrit nos sols. Les scientifiques appellent cela les « services écosystémiques » : l’ensemble des fonctions que les écosystèmes assurent gratuitement pour maintenir la vie sur Terre. Bienvenue au cœur de la machine qui fait fonctionner la planète.

Les cycles invisibles qui rendent la Terre habitable

Le phytoplancton océanique assure près de la moitié de la photosynthèse planétaire et pompe chaque année des quantités massives de CO₂ atmosphérique. Les forêts, elles, ont longtemps joué leur rôle de puits de carbone. L’excès de CO₂ stimule encore leur croissance, mais le bilan se dégrade : en Australie, les forêts émettent désormais plus de carbone qu’elles n’en absorbent, victimes de la sécheresse et des canicules. En France, les forêts ont capté 38 % de carbone en moins entre 2015 et 2023 qu’entre 2005 et 2013. Le puits se fissure. Et quand les amortisseurs naturels lâchent, c’est le climat qui s’emballe.

Sous nos pieds, l’action est tout aussi frénétique. Les sols contiennent plus de carbone que toute la végétation terrestre et l’atmosphère réunies. Une armée invisible — bactéries, champignons, vers de terre — décompose la matière organique, la transforme en humus et recycle les nutriments indispensables aux plantes. Sans ces recycleurs, la planète croulerait sous un manteau de cadavres végétaux, stérile et improductif.

Les mycorhizes, ces champignons microscopiques qui s’associent aux racines, multiplient par dix à cent la capacité d’absorption des plantes. Quatre-vingt-dix pour cent des végétaux terrestres vivent en symbiose avec eux. Quant aux bactéries fixatrices d’azote, elles transforment le gaz atmosphérique — inutilisable par les plantes — en ammonium assimilable, première étape du cycle de l’azote.

Le thermostat naturel de la planète

Les écosystèmes ne se contentent pas de recycler, ils régulent. La forêt amazonienne, par exemple, agit comme une pompe biotique géante — un mécanisme par lequel la végétation influence le climat. En absorbant l’eau du sol et en la relâchant dans l’air par évapotranspiration, les arbres humidifient l’atmosphère. Chaque jour, près de 20 milliards de tonnes d’eau s’élèvent ainsi dans le ciel amazonien, soit 3 milliards de plus que le débit du fleuve Amazone. Cette vapeur crée une zone de basse pression qui aspire l’air humide de l’Atlantique vers le continent, générant des pluies qui, à leur tour, entretiennent la forêt. Sans cette pompe végétale, l’intérieur de l’Amérique du Sud serait un désert, car l’air océanique ne pénétrerait pas aussi loin dans les terres.

Les forêts tropicales retiennent à elles seules environ 1 °C de réchauffement mondial, à 75 % grâce au carbone stocké et à 25 % par effet de refroidissement lié à l’évapotranspiration. Les océans, eux, absorbent 90 % de la chaleur excédentaire liée au changement climatique grâce à la capacité thermique exceptionnelle de l’eau. Si ces régulateurs naturels s’enrayaient, les températures terrestres grimperaient en flèche.

Baleines : les fertiliseurs des océans

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Les mangroves et les forêts côtières sont, elles, les brise-lames du littoral. Elles réduisent jusqu’à 75 % la force des vagues lors des tempêtes et protègent plus de 15 millions de personnes des inondations chaque année. Les récifs coralliens, quant à eux, atténuent 97 % de l’énergie des vagues et protègent environ 200 millions d’habitants dans plus de 80 pays, dont l’Indonésie, l’Inde et les Philippines. Les détruire, c’est condamner les côtes à l’érosion — et dépenser des milliards en digues pour tenter de remplacer, mal et cher, ce que la nature faisait gratuitement.

Pollinisation : le service à 153 milliards d’euros… ou plus

Environ 75 % des cultures mondiales dépendent des pollinisateurs à des degrés divers. Mais, en volume de production, cette dépendance se réduit à 35 % : les céréales, base de notre alimentation, sont pollinisées par le vent, non par les insectes. En revanche, certaines plantes seraient tout simplement impossibles à cultiver sans eux : la noix du Brésil, le kiwi, le cacao, la pastèque, le melon, la courge, le fruit de la passion ou la vanille. Pour d’autres — café, agrumes, amandes, tomates, pommes — leur absence ferait chuter les rendements de 40 % à 90 %, selon les variétés. Un monde sans abeilles est… un monde sans chocolat.

Comment mesurer la valeur économique de ce service ? En multipliant le volume et le prix de chaque culture par son taux de dépendance aux pollinisateurs, une méthode élaborée en 2009 par Nicola Gallai, professeur en sciences économiques au LEREPS, et ses collègues. Résultat : 153 milliards d’euros en 2005, soit près de 10 % de la valeur totale de la production agricole mondiale destinée à l’alimentation humaine. Les estimations les plus récentes, ajustées de l’inflation et de l’expansion des surfaces cultivées, portent ce chiffre entre 235 et 577 milliards de dollars par an. Trois filières concentrent l’essentiel de cette valeur : les légumes (≈ 50 milliards €), les fruits (≈ 50 milliards €) et les oléagineux (≈ 40 milliards €), suivis des stimulants comme le café et le cacao. Des cultures à forte valeur marchande, mais dépendantes du travail gratuit de milliards d’insectes.

Purification : les stations d’épuration gratuites

Les zones humides filtrent naturellement l’eau en éliminant l’azote, le phosphore et les métaux lourds. Les forêts riveraines — ces bandes boisées le long des cours d’eau — éliminent jusqu’à 90 % de l’azote et 74 % du phosphore provenant des ruissellements agricoles. Les tourbières saines agissent comme d’immenses filtres naturels : elles retiennent les polluants et réduisent les flux de nutriments vers les rivières et les lacs. Quant aux forêts, elles purifient l’air en capturant les particules fines et l’ozone.

Ces écosystèmes accomplissent gratuitement ce que nos technologies ne pourraient reproduire qu’à des coûts considérables. Construire une station d’épuration coûte des millions ; restaurer une zone humide revient bien moins cher — tout en apportant d’autres bénéfices : régulation des crues, habitats pour la faune, qualité des paysages, loisirs. Dans bien des cas, préserver vaut mieux que remplacer.

Résilience et régulation : l’assurance-vie génétique

La diversité génétique est notre police d’assurance face aux crises à venir. Plus un écosystème est riche, plus il résiste aux perturbations : maladies, sécheresses, invasions. Plusieurs espèces assurent souvent la même fonction ; si l’une disparaît, les autres prennent le relais. C’est ce qu’on appelle la redondance fonctionnelle.

Les variétés agricoles traditionnelles en offrent une illustration frappante. Souvent plus rustiques, elles résistent mieux aux maladies et aux conditions locales. Mais elles ont été largement remplacées par des variétés modernes à haut rendement, qui ont permis de nourrir plus de monde sur moins de terres — un progrès majeur pour la sécurité alimentaire. Leur revers, c’est une vulnérabilité accrue : moins de diversité signifie moins de capacité d’adaptation et un risque plus élevé en cas d’épidémie.

Exemple récent : la betterave sucrière française, frappée par la jaunisse virale en 2020, a perdu 30 % de sa récolte. Privés d’insecticide, les producteurs réclament des dérogations, alors que des variétés résistantes issues de programmes de sélection sont attendues d’ici la fin de la décennie — un processus que les nouvelles techniques génomiques (NGT) pourraient accélérer. La diversité génétique n’est pas un musée à préserver, mais une bibliothèque de solutions dans laquelle la recherche puise pour concevoir les variétés de demain. Là où la chimie ne fait que gagner du temps, la génétique offre une réponse durable.

Les prédateurs naturels participent eux aussi à la régulation : coccinelles contre pucerons, chauves-souris contre insectes nocturnes. L’absence ou le retour d’un grand prédateur peut remodeler tout un écosystème. Ainsi, à Yellowstone, la réintroduction du loup en 1995 a modifié le comportement des cerfs, favorisé la repousse des arbres, le retour des castors et même stabilisé le cours des rivières.

La diversité agit enfin comme barrière sanitaire : c’est l’effet de dilution. Plus il y a d’hôtes différents, moins un pathogène circule efficacement. Les monocultures, au contraire, sont des autoroutes à épidémies. Mais de plus en plus émergent des solutions combinées — agroforesterie, haies, rotations — qui réintroduisent de la diversité sans sacrifier la productivité. Des approches hybrides, à la fois technologiques et écologiques, où la biodiversité redevient une alliée plutôt qu’une contrainte.

Le coup du lapin

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Ces services que personne ne remarque

Le vivant inspire aussi nos technologies. Le Velcro imite les crochets de la bardane ; les pattes du gecko, des adhésifs réversibles ultra-puissants. Le bec du martin-pêcheur a inspiré la forme du TGV japonais Shinkansen, réduisant sa consommation d’énergie de 15 %. Les fils d’araignée, d’une résistance inégalée, nourrissent la recherche militaire et biomédicale. Les termitières ont inspiré des systèmes de ventilation naturelle pour les bâtiments.

Le biomimétisme transforme ainsi l’observation du vivant en innovation technologique — preuve que la biodiversité est aussi un immense laboratoire d’idées. Elle constitue en outre un réservoir de molécules précieuses pour le développement de nouveaux médicaments. La nature ne se contente pas de nous nourrir et de nous protéger : elle nous inspire, nous soigne et maintient les équilibres invisibles dont dépend notre civilisation.

Une architecture à préserver

Chaque fonction écosystémique — épuration de l’eau, régulation du climat, fertilisation des sols, pollinisation, protection contre les catastrophes — est un service gratuit rendu chaque jour par le vivant.
La biodiversité n’est pas un luxe ni une curiosité : c’est l’infrastructure invisible sur laquelle repose toute notre civilisation. Et elle n’a rien d’indestructible. Retirer un maillon peut fragiliser toute la chaîne.

Selon l’IPBES, près d’un million d’espèces sont aujourd’hui menacées d’extinction, 75 % des terres émergées sont altérées par l’activité humaine et deux tiers des océans sont dégradés.
Mais fragile ne veut pas dire condamnée.
Chaque fonction peut être restaurée, chaque cycle réparé — à condition de savoir ce qu’on protège et pourquoi.

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Les millions de visages du vivant

4 novembre 2025 à 04:44

On la réduit souvent à quelques icônes attendrissantes — pandas, abeilles, ours polaires. Mais la biodiversité, c’est bien plus que cela : le tissu vivant du monde, du gène au champignon, du plancton à la baleine, où tout s’entremêle et se transforme.

Imaginez un instant que tous les pollinisateurs disparaissent. Au début… rien. Puis, petit à petit, plus de fruits, plus de café, plus de chocolat, ni de tomates, d’amandes ou de tournesols. Le monde végétal s’effondrerait, entraînant dans sa chute des milliers d’espèces animales — dont la nôtre. Cette expérience de pensée, volontairement extrême, illustre ce qu’est la biodiversité : non pas un simple inventaire d’espèces rares et menacées, mais l’immense toile d’interdépendances qui relie tous les êtres vivants.

Un mot jeune pour une réalité ancienne

Le terme « biodiversité » n’a que 39 ans. Il naît en 1986, lors d’une conférence au Smithsonian Institution, où les biologistes E. O. Wilson et Thomas Lovejoy cherchent un mot plus percutant que l’austère « diversité biologique ». Six ans plus tard, au Sommet de Rio, la biodiversité devient une vedette politique. Aujourd’hui, protéger la biodiversité équivaut à arborer sa vertu environnementale. Le mot rassure autant qu’il culpabilise. Mais sait-on qu’il recouvre trois dimensions imbriquées ?

Un surmulot dans la contrebasse

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La diversité génétique, d’abord : la variété des versions d’un même gène — appelées allèles — au sein d’une population. C’est elle qui explique que deux individus d’une même population ne réagissent pas de la même façon face à une maladie ou à un changement climatique. Elle permet la sélection naturelle, l’une des forces principales de l’évolution du vivant.

Vient ensuite la diversité spécifique, qui désigne la richesse en espèces d’un milieu donné : une forêt tropicale, une prairie alpine, un récif corallien. C’est le niveau le plus médiatisé, mais compter les espèces ne suffit pas. Un écosystème avec cinquante espèces redondantes — qui font toutes la même chose — peut être plus fragile qu’un autre avec vingt espèces complémentaires. Ce qui compte, ce n’est pas seulement combien d’espèces, mais lesquelles, et ce qu’elles font.

Enfin, la diversité écosystémique, celle des milieux eux-mêmes : forêts, zones humides, océans, mangroves, déserts, toundras. Chaque type d’écosystème joue un rôle spécifique dans les grands équilibres planétaires.

C’est la combinaison de ces trois niveaux — gènes, espèces, écosystèmes — qui fait la résilience du vivant. Mais pour comprendre cette mosaïque, encore faut-il s’entendre sur sa brique de base : l’espèce.

Cas d’espèces

L’ornithologue est aux aguets, jumelles rivées sur le parc du Marquenterre. « Plumage blanc, bec aplati, cou tendu… c’est une spatule blanche ! Cou replié en S, bec pointu… héron cendré ! »

Oiseaux des villes, oiseaux des champs

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Derrière cette routine d’apparente simplicité se cache l’un des plus grands casse-têtes de la biologie : la notion d’espèce. Depuis trois siècles, on part d’un principe simple : si deux individus se ressemblent, c’est la même espèce.

C’est la définition typologique, formalisée au XVIIIᵉ siècle par Carl von Linné, le grand architecte de la classification du vivant. Facile, pratique, elle reste celle que nous utilisons pour ranger le monde : chaque oiseau dans sa case, chaque plante dans son tiroir.

Sauf que la nature se moque de nos étiquettes. Les canards colverts, par exemple, affichent deux plumages radicalement différents : monsieur, vert émeraude ; madame, brun tacheté. Deux « espèces » selon le critère visuel ? Non : simplement deux variations d’une même espèce. Dans la nature, les différences au sein d’une même espèce peuvent être aussi marquées — voire davantage — que celles qui séparent deux espèces voisines. Le critère de ressemblance s’effondre dès qu’on l’examine de près.

Inclassables

Il a fallu attendre Darwin pour comprendre que le vivant ne se contente pas d’être classé : il évolue. Les espèces changent, se transforment, se séparent, se recombinent. La nature n’est pas un musée, mais un processus en marche.

À cette approche morphologique, les biologistes ont ajouté un critère plus solide : la reproduction. Deux individus appartiennent à la même espèce s’ils peuvent se reproduire et donner une descendance fertile. C’est la définition dite biologique, formulée par Ernst Mayr en 1942 : « Les espèces sont des groupes de populations naturelles qui s’accouplent réellement ou potentiellement entre elles et qui sont isolées reproductivement des autres groupes similaires. »

Mais là encore, la règle se fissure : comment l’appliquer aux fossiles ? Aux organismes clonés ? Aux plantes qui se reproduisent sans partenaire ? Et que faire des hybrides, ces « bâtards » viables mais stériles, comme le mulet ? La réalité biologique est toujours plus nuancée que la théorie.

Depuis les années 1950, de nouvelles définitions sont venues enrichir le débat : phylogénétique, pour retracer l’histoire évolutive d’un groupe, ou écologique, centrée sur le rôle d’un organisme dans son milieu. Résultat : il existe aujourd’hui plus de vingt manières différentes de définir l’espèce. Loin d’être une vérité biologique, l’espèce est avant tout un outil pratique, un découpage commode du vivant. Utile pour penser la biodiversité, certes, mais incapable d’en saisir toute la complexité.

Et si, au-delà des espèces que nous connaissons, le vivant se cachait surtout dans ce que nous ne voyons pas ?

Le vivant invisible

Environ deux millions d’espèces ont été décrites scientifiquement. Les estimations totales oscillent entre 8,7 millions et 100 millions. Autrement dit, nous n’en connaissons qu’une infime partie. Car l’essentiel de la biodiversité nous échappe : elle est invisible. Sous nos pieds, dans l’océan, sur notre peau, vivent des milliards d’organismes dont dépend la vie sur Terre.

Une cuillère à café de sol forestier contient environ un milliard d’organismes — autant que d’humains en Chine ou en Inde. Bactéries, champignons, protozoaires, nématodes : une armée silencieuse qui recycle la matière organique, fixe l’azote, nourrit les plantes. Sans eux, pas de forêt. Sans eux, pas de vie terrestre. Et selon une étude publiée dans PNAS, 99,999 % des espèces microbiennes restent inconnues.

Dans l’océan, le phytoplancton assure à lui seul la moitié de la photosynthèse planétaire. Ces microalgues forment la base de la chaîne alimentaire marine, nourrissant le zooplancton, les poissons, les baleines, les oiseaux… et nous. Mais ce pilier invisible est fragile : l’acidification et le réchauffement des eaux réduisent déjà sa productivité, menaçant la pompe à carbone naturelle des océans.

Les champignons, eux, sont les grands oubliés. On en connaît 150 000 espèces, mais il en existerait vingt fois plus. Ce sont eux qui décomposent la matière morte, qui nourrissent les racines des plantes, qui relient les arbres entre eux via un réseau souterrain — le fameux wood wide web. Sans champignons, les forêts meurent.

Même notre corps est un écosystème : il abrite autant de bactéries que de cellules humaines. Notre microbiote digère, synthétise, régule. Quand cet équilibre se rompt, les maladies apparaissent.

La biodiversité, ce n’est donc pas l’arche de Noé, mais un réseau invisible de milliards de connexions dont dépend la vie. Une dynamique où l’évolution, la coopération et la transformation écrivent sans cesse de nouveaux équilibres.

Protéger les pandas, c’est bien. Protéger les bactéries du sol, le phytoplancton ou les champignons, c’est vital. Car derrière cette diversité d’êtres et de fonctions se cache une mécanique plus vaste encore : l’usine du vivant, la machinerie silencieuse qui fait tourner la planète.

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Le vent de l’IA souffle sur l’Europe

8 octobre 2025 à 04:14

2 milliards d’euros levés en deux mois. Une décacorne française. Des licornes qui éclosent partout. L’Europe, longtemps spectatrice du grand bal numérique américain, s’invite à la table de l’intelligence artificielle. Et si cette fois, on ne ratait pas le coche ?

Soyons honnêtes : l’Europe a en grande partie loupé le train du numérique. Pas de GAFAM européen, pas de suite bureautique, aucun moteur de recherche ni réseau social majeur. Pendant que la Silicon Valley transformait le monde, nous regardions passer les trains. Nos talents partaient s’exiler outre-Atlantique, nos investissements restaient frileux et nos champions se faisaient racheter avant même d’atteindre leur majorité. De quoi constater avec amertume l’existence d’un écart qui pourrait sembler insurmontable pour l’Europe.

Mais voilà qu’une nouvelle course est lancée : celle de l’intelligence artificielle. Et le Vieux Continent a compris qu’il pouvait y participer. Les jeux ne sont pas encore faits. Les positions ne sont pas figées. Et surtout, nos atouts — la qualité de notre recherche, la force de nos ingénieurs — s’affirment. Notre exigence réglementaire, elle, reste un handicap… à moins que l’Europe ne réussisse à l’imposer au monde entier, auquel cas nos start-ups pourraient avoir un coup d’avance.

La France joue ses cartes : Mistral et le pari de la souveraineté

Décembre 2023 : Mistral AI est valorisée 2 milliards d’euros. Septembre 2025 : 11,7 milliards. En moins de deux ans, cette start-up française qui développe ses propres LLM a multiplié sa valeur par six, devenant au passage la première décacorne tricolore. Ce n’est pas juste une histoire de levée de fonds spectaculaire, c’est le symbole que l’Europe peut créer ses propres leaders de l’IA générative.

L’approche de Mistral ? Jouer la carte de la transparence et de l’open source face aux géants américains. Proposer une alternative qui respecte le RGPD plutôt que de le contourner. Faire de la souveraineté des données un atout commercial plutôt qu’une contrainte bureaucratique. Pour les entreprises européennes qui ne veulent pas confier leurs informations sensibles à des serveurs américains ou chinois, c’est une aubaine. Pour les citoyens soucieux de leurs données personnelles, c’est rassurant. Pour l’Europe, c’est stratégique.

Et Mistral n’est pas seule. Hugging Face, cette autre pépite française devenue « le GitHub de l’IA ». Concrètement ? Une plateforme collaborative et open source qui démocratise l’intelligence artificielle en offrant une bibliothèque géante de modèles préentraînés. Au lieu de créer son IA de zéro, n’importe quel développeur peut y piocher des briques prêtes à l’emploi et les adapter à ses besoins. Résultat : 1,3 million de modèles hébergés, un milliard de requêtes par jour, et même Google ou Meta y publient leurs créations. Avec une valorisation de 4,5 milliards de dollars, Hugging Face est devenue une infrastructure incontournable de l’écosystème mondial de l’IA et l’une des rares start-ups du secteur ayant déjà atteint son seuil de rentabilité.

De Londres à Stockholm : l’écosystème prend forme

Le phénomène dépasse largement nos frontières. À Londres, Synthesia révolutionne la production vidéo : des avatars numériques ultra-réalistes qui parlent toutes les langues, sans caméra ni acteur. Résultat ? 60 % des entreprises du Fortune 100 utilisent leur technologie pour leurs communications internes. Valorisation : 2,1 milliards de dollars.

En Suède, Lovable permet à n’importe qui de créer un site web fonctionnel simplement en décrivant ce qu’il veut. Au Royaume-Uni, PhysicsX applique l’IA à la simulation physique pour accélérer l’innovation en ingénierie. En Allemagne, DeepL offre des traductions d’une qualité qui fait rougir les géants américains, tandis que Black Forest Labs a développé FLUX Kontext, l’un des modèles d’édition d’images les plus performants au monde : il suffit de lui dire « change la couleur de la voiture en rouge » pour qu’il modifie précisément cet élément sans toucher au reste de l’image. Sans oublier Wayve, qui enseigne aux voitures à conduire seules dans les rues londoniennes.

Ces start-ups ne sont pas des imitations tardives de modèles américains. Elles explorent des niches, innovent selon des approches différentes et répondent à des besoins spécifiques. Elles construisent un écosystème diversifié où chacun apporte sa pierre à l’édifice global de l’IA européenne.

L’effet boule de neige : quand les licornes engendrent des licornes

Cette dynamique ne sort pas de nulle part. La France compte désormais 30 licornes, contre zéro en 2013. Ce changement quantitatif masque une transformation plus profonde : l’émergence d’une génération d’entrepreneurs et d’investisseurs qui ont appris à gérer des hypercroissances. Les fondateurs de Criteo, Fotolia, Datadog, Zenly, BlaBlaCar ou OVHcloud créent de nouvelles entreprises ou investissent dans la génération suivante. Les ingénieurs qui ont bâti ces succès lancent leurs propres projets.

Comment la Suède finance ses startups (et pourquoi la France échoue)

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Ce cercle vertueux, la Silicon Valley le connaît depuis des décennies. Chez nous, il commence à peine à tourner. Mais il tourne. Les gouvernements européens l’ont compris, et l’UE elle-même change de posture, passant du rôle de régulateur méfiant à celui d’accélérateur volontariste, comme en témoigne l’AI Summit organisé à Paris, il y a peu, réunissant tous les acteurs du secteur.

Les fantômes du passé : pourquoi il ne faut pas gâcher notre chance

Pourtant, le tableau n’est pas sans ombres. Les start-ups européennes brillent en phase d’amorçage et en séries A et B. Mais quand vient le moment de passer à l’échelle, de lever des centaines de millions pour conquérir le monde, l’argent se raréfie. Les fonds américains et asiatiques prennent alors le relais, imposant souvent un déménagement du siège social vers des cieux plus cléments fiscalement. Or, la réalité est têtue : avant 2021, nos entrepreneurs ont créé 46 licornes… mais aux États-Unis. Seulement 18 en France.

La fiscalité sur les capitaux et sur les hauts salaires, pourtant indispensable pour attirer les meilleurs ingénieurs mondiaux, reste parmi les plus élevées du monde. Une situation qui ne pourrait qu’empirer en cas d’instauration de la suicidaire taxe Zucman, agitée sans discernement ces dernières semaines, et qui s’en prend directement au capital des entreprises.

Pendant ce temps, la compétition ne s’arrête pas. La Chine, en État stratège omniprésent, injecte des milliards dans ses pépites nationales, tandis que les États-Unis gardent une avance confortable en capacité de calcul et en capitaux disponibles. Même des pays comme les Émirats arabes unis ou Singapour se positionnent agressivement sur le secteur, tandis que l’Inde, pourtant très dépendante du secteur informatique, semble avoir totalement raté le virage IA.

La croissance de demain se construit aujourd’hui

Alors oui, l’Europe a en partie raté la révolution numérique des années 2000. Mais l’histoire ne se répète jamais à l’identique. Nous avons des start-ups qui maîtrisent les fondamentaux. Un écosystème se met en place, des champions émergent. Tirons les leçons du passé pour les aider à grandir.

Mais attention, il serait tragique de saboter cette dynamique par frilosité fiscale ou rigidité réglementaire. L’enjeu n’est pas seulement économique — même si les emplois qualifiés et les exportations futures se jouent maintenant. Il est aussi stratégique : dans un monde où l’IA va structurer tous les secteurs, de la santé à la défense en passant par l’éducation, ne pas avoir nos propres fleurons, c’est accepter de dépendre entièrement de puissances étrangères.

Le risque de la vertu réglementaire

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Les Européens qui s’inquiètent de la domination américaine sur nos vies numériques devraient être les premiers à soutenir nos start-ups d’IA et nos acteurs du cloud souverain. Ceux qui veulent protéger nos données personnelles devraient applaudir Mistral. Ceux qui rêvent de souveraineté technologique devraient faciliter, pas entraver ni dénigrer, l’essor de notre écosystème.

L’Europe a longtemps été spectatrice. Aujourd’hui, elle est sur scène. À nous de lui donner les moyens de jouer les premiers rôles plutôt que de lui couper les jambes au moment où elle s’élance enfin.

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