L’effet Barnum, ou comment les charlatans font leur cirque
Si vous lisez cet article, c’est sans doute que vous êtes quelqu’un de curieux, doté d’un esprit ouvert. Vous aimez apprendre, découvrir ce qui se cache derrière les apparences, mais vous ne supportez pas qu’on cherche à vous tromper. Vous vous reconnaissez dans ce portrait ? Normal, il marche sur 99 % d’entre nous.
Ce n’est pas de la voyance, c’est l’effet Barnum, un biais cognitif qui nous pousse à croire qu’une description vague et flatteuse a été écrite spécialement pour nous. C’est l’arme favorite des charlatans pour abuser de notre crédulité et nous soutirer de l’argent. Et elle s’avère redoutablement efficace.
Le marché florissant de la crédulité
Les chiffres donnent le vertige. Près de trois millions de Français consultent chaque année un voyant, un médium ou un astrologue. On estime qu’il y aurait près de 100 000 praticiens en activité dans le pays. Le secteur ne connaît pas la crise. La voyance par téléphone aurait même progressé de 5 % en 2023, malgré l’encadrement de plus en plus strict de la DGCCRF, qui a relevé des irrégularités dans 62 % des établissements contrôlés. Les sanctions peuvent pourtant atteindre 300 000 € pour un particulier ou 1,5 million d’euros pour une entreprise.
Bref, la voyance est tout sauf une activité marginale. C’est une industrie de plusieurs centaines de millions d’euros, avec ses salons spécialisés, comme le festival d’Aix-les-Bains qui, chaque été, réunit des milliers de curieux autour de boules de cristal, de cartes de tarot et de promesses fumeuses.
La science derrière l’illusion
Comment ça marche ? Principalement par manipulation psychologique. Dès 1949, le psychologue Bertram Forer a mené une expérience devenue classique. Il a donné à ses étudiants des profils de personnalité qu’ils croyaient uniques et personnalisés. En réalité, tous avaient reçu le même texte, rempli de généralités flatteuses. La précision perçue fut notée en moyenne 4,26 sur 5.
En 1985, deux chercheurs, Dickson et Kelly, ont passé en revue les travaux existants. Leur constat est limpide : plus une description est positive, plus elle est jugée crédible. Plus la source est perçue comme une autorité, plus elle inspire confiance. Et plus elle paraît personnalisée, plus la personne se laisse convaincre.
Les neurosciences ont depuis éclairé ce mécanisme. Une étude récente a montré que l’effet Barnum active les circuits de récompense du cerveau, ceux-là mêmes qui s’embrasent quand on reçoit un compliment. Autrement dit, notre cortex nous félicite d’avoir cru à la flatterie.
Le manuel du parfait petit charlatan
Entrée en matière : la lecture à froid. Ou plutôt — vous l’aurez compris — l’effet Barnum appliqué. Le voyant commence par une phrase vague mais flatteuse : « Vous êtes sensible, mais vous savez être fort quand il le faut. » Comme dans un miroir (aux alouettes), chacun retrouve son reflet dans ces généralités, persuadé qu’il est unique.
Vient ensuite la lecture à chaud, plus sournoise. Dans les salons de voyance, les stands semblent souvent déserts. Ce n’est pas un signe d’ennui, mais de stratégie. Les médiums s’y baladent, écoutent les conversations au détour d’un couloir. Quand vous repassez devant leur table, ils vous hèlent avec une révélation renversante : « Je ressens un lien avec un chat… » Évidemment, vous veniez d’en parler deux minutes plus tôt. Miracle ? Non. Juste une bonne oreille et une mémoire aiguisée. Pour un rendez-vous pris à l’avance, ça marche aussi, avec tout ce que vous avez laissé filtrer sur vous sur Facebook, sur Instagram ou ailleurs.
À cela s’ajoute la technique de la pêche : « Je vois un prénom en J… ou peut-être en M ? » Si vous avez un Jean ou une Marie dans la famille, vous validez. Sinon, le voyant rebondit habilement : « C’est peut-être quelqu’un qui a eu un lien avec ces lettres. » Peu importe, votre cerveau finit par trouver une correspondance et l’illusion prend.
Ce mécanisme est d’autant plus efficace que, dans la plupart des cas, ceux qui consultent veulent y croire. Quand on accepte de débourser cinquante euros pour écouter un inconnu aligner des banalités, c’est rarement par pur scepticisme. On entre dans la séance avec l’envie de confirmer une croyance, de trouver du sens, de combler un vide. Le voyant le sait, et du fil de ces attentes, il tisse la toile de son numéro.
Les ficelles invisibles
Le spectacle ne se limite pas aux mots. Les charlatans exploitent nos réactions comme autant de panneaux indicateurs. Votre regard s’illumine, ils insistent. Vous vous crispez, ils bifurquent. Chaque micro-expression devient un indice. Comme l’a montré le psychologue Paul Ekman, un simple mouvement de sourcil ou un tressaillement de lèvre peut suffire à trahir une vérité. Les médiums s’emparent de ces signaux pour ajuster leur récit en direct.
Puis arrive le conditionnement. Quand un médium vous dit « Vous ne vous en souvenez pas maintenant, mais cela va revenir », il plante une graine dans votre esprit. Votre mémoire se met en quête d’un souvenir, quitte à l’inventer. Et vous repartez persuadé qu’il a visé juste. L’effet Zeigarnik, identifié en 1927, joue aussi à plein. Ces phrases laissées en suspens, ces prédictions incomplètes, obligent votre cerveau à combler les trous lui-même. Ironiquement, vous devenez co-auteur de la supercherie.
Quand le mentalisme devient une arnaque
À vrai dire, les techniques utilisées sont fascinantes en soi. Dans les mains d’un mentaliste, elles deviennent un art du spectacle. On paie pour être bluffé, on applaudit, on ressort ébahi mais conscient d’avoir assisté à une illusion. Le problème apparaît quand ces méthodes sont maquillées en pouvoirs surnaturels. Là, on quitte la scène pour entrer dans la manipulation émotionnelle.
Un médium ne dira jamais que votre grand-mère décédée vous a vu tricher au jeu ou sécher l’école. Non. Elle vous aime, elle est fière de vous et elle vous encourage. Autrement dit, il vous renvoie l’image que vous espériez entendre. Ses prédictions ressemblent moins à un canal avec l’au-delà qu’à une IA qui enchaîne les hypothèses statistiquement les plus probables. Si votre grand-père avait été un tyran violent, vous n’auriez pas eu envie de reprendre contact avec lui. Les charlatans le savent et misent sur l’opium de la nostalgie.
Finalement, les médiums ne lisent pas l’avenir mais vos attentes. Ils ne scrutent pas vos lignes de main mais exploitent vos lignes de faille. L’effet Barnum, les biais cognitifs, le conditionnement et les micro-expressions sont leurs outils de travail. Mais la matière première, c’est vous. Vous fournissez les indices, vous complétez les phrases, vous inventez les souvenirs. Bref, vous payez pour participer à votre propre illusion.
La pire version d’eux-mêmes
On pourrait se croire à l’abri de ce folklore, mais le vrai danger est ailleurs, dans l’essor des pseudo-thérapies en ligne. Les techniques des médiums ont trouvé un nouveau terrain de chasse : celui des réseaux sociaux. Les coachs « bien-être » et « développement personnel » recyclent les mêmes ficelles. Une phrase vague mais flatteuse — « vous traversez une période de doutes, mais vous trouverez votre force » — suffit à engranger des millions de vues, parce que chacun peut s’y projeter.
Des chercheurs en communication numérique ont montré que les vidéos TikTok d’astrologie ou de coaching motivationnel obtiennent des taux d’engagement supérieurs à la moyenne dès qu’elles emploient ce langage pseudo-personnalisé. Le cerveau du spectateur réagit comme dans l’expérience de Forer : il s’approprie le message, croit qu’il lui est destiné et en redemande.
La promesse de « devenir la meilleure version de soi-même » vire alors au piège. Une injonction faussement bienveillante qui met la pression et pousse à la culpabilité. Et à la dépense. Au lieu d’apprendre à s’aimer soi-même.
Cantique du quantique
Souvent, pour appâter ou épater le chaland, ces promesses se parent d’un vernis scientifique. Mais quand on préfère prêcher ses théories à des profanes sur YouTube plutôt que les soumettre à ses pairs, ce n’est pas de la science, c’est du prosélytisme.
L’Américain Eric Pearl, chiropracteur devenu « guérisseur quantique », a bâti un empire autour de sa méthode Reconnective Healing, censée vous « connecter à l’intelligence de l’univers ». Pour « rétablir l’équilibre et la conscience à travers votre être multidimensionnel », il vend des séances, des livres, des formations en ligne, des séminaires à mille dollars le week-end et un système de formation pyramidale pour devenir soi-même praticien. Aucun protocole clinique validé, aucune publication scientifique, mais un cocktail bien dosé de spiritualité, de charabia pseudo-scientifique et de storytelling personnel. Pendant les séances — qui peuvent même avoir lieu à distance — « vous pouvez également ne rien ressentir ou même vous endormir. Cela ne veut pas dire que les fréquences du Reconnective Healing® n’ont pas agi. » Pratique.
Autre champion quantique : le Suisse Nassim Haramein, fondateur de la ronflante « Fédération internationale de l’Espace ». Autodidacte se présentant comme physicien, il se dit « à l’avant-garde mondiale de la physique unifiée », et certains sites new age le présentent comme le « successeur d’Einstein ». Ses théories, censées réconcilier la physique quantique et la physique relativiste, mais aussi expliquer la biologie et la conscience, n’ont jamais été validées par une revue scientifique sérieuse. Mais peu importe. Haramein vend des formations, des retraites « quantum » et même des cristaux amplifiant, paraît-il, les vibrations de l’univers. Dans sa « physique spirituelle », tout se monnaye.
Soyons (extra)lucides
La prétendue connaissance de l’univers a remplacé celle de l’avenir. Les voyants d’hier avaient leurs salons, ceux d’aujourd’hui ont leurs chaînes YouTube et leurs plateformes de formation. Pseudo-thérapies en ligne ou formations miracles vendues sur YouTube, ce nouvel avatar 2.0 du charlatanisme n’est rien d’autre qu’un marché de la vulnérabilité qui prospère sur nos failles et notre désir de croire.
L’antidote n’est pas de se fermer à tout, mais d’apprendre à reconnaître les mécanismes en jeu. Savoir que l’effet Barnum existe, que notre mémoire peut fabriquer de faux souvenirs, que nos biais d’attention nous poussent à ne retenir que ce qui conforte nos attentes, voilà déjà une protection. Les mentalistes honnêtes transforment ces biais en spectacle, les chercheurs en objets d’étude. Nous pouvons en faire des outils d’autodéfense.
Alors, la prochaine fois que vous croiserez la route numérique d’un vendeur de bonne fortune, souvenez-vous que sa bonne fortune à lui, c’est vous. La seule chose qu’il prédit vraiment, c’est la croissance de son propre compte en banque. Et le vrai miracle, c’est que son petit commerce de la crédulité fonctionne encore.
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