Méga-canal, méga-opportunité ?
On se souvient encore des méga-manifestations contre les méga-bassines, des cris d’alarme autour du méga-tunnel transalpin ou encore de la fameuse méga-ferme des 1000 vaches, stoppée net par la fronde écologiste. Et voilà qu’un nouveau méga-projet entre en scène : un méga-canal, censé relier la Seine à l’Escaut, deux grands bassins économiques du nord de l’Europe. Des méga-problèmes en vue ? Ou une méga-opportunité ?
Au nord, le bassin de l’Escaut : véritable carrefour logistique et industriel de l’Europe septentrionale. Centré sur le port d’Anvers – le deuxième plus important du continent – il se distingue par une forte densité industrielle et un réseau de voies navigables profondes et larges, permettant une logistique fluviale de grande capacité. Autant de caractéristiques qui en font la principale interface du fret maritime européen.
Au sud, le bassin de la Seine, cœur battant de l’économie française. C’est là que se concentrent la production, la consommation et les échanges, avec Paris et sa région comme moteurs. Grâce au système portuaire HAROPA, véritable porte d’entrée maritime du pays, les conteneurs venus du monde entier remontent vers la capitale, tandis que les céréales françaises prennent le large vers l’exportation.
Entre les deux ? Des échanges commerciaux considérables, soutenus essentiellement par le transport routier, notamment via l’autoroute A1. Il existe bien un canal – le canal du Nord – mais sa capacité ne permet pas le passage de grands convois fluviaux. Conçu pour des péniches d’à peine 400 tonnes, il ne peut accueillir les convois modernes, dix fois plus lourds, qui sillonnent déjà le nord de l’Europe. Le trafic y avance donc au ralenti, trop lent et trop coûteux pour concurrencer la route. D’où l’idée du Canal Seine-Nord Europe (CSNE) : une version grand gabarit de 107 km, pensée pour remettre la voie d’eau au cœur du fret du XXIᵉ siècle.

Mais voilà que le projet entre à son tour dans le collimateur de l’écologie militante. Le 11 octobre dernier, plus d’un millier de manifestants se sont retrouvés dans l’Oise pour dire « non » au méga-canal. Parmi eux, les Soulèvements de la Terre et l’association historique « Mégacanal, non merci ! ». Une mobilisation qui vient clore plusieurs mois d’actions, réunissant les figures familières de la contestation écologique : Extinction Rebellion, Greenpeace, la Confédération paysanne ou encore Attac. Comme un air de déjà-vu…
Des méga-impacts sur la biodiversité ?
« J’avais une forêt devant chez moi. Ils ont absolument tout détruit. Ça me donne envie de chialer », lâche un manifestant. Difficile de ne pas comprendre sa colère : un chantier de cette ampleur laisse forcément des traces. Car si l’on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs, on ne creuse pas un méga-canal sans bousculer des écosystèmes.
Les chiffres donnent le vertige : 107 km de long, 54 m de large, 4,5 m de profondeur… et 74 millions de m³ de terre déplacée ! L’étude d’impact est claire : la construction du canal et la gestion des déblais bouleverseront 222 hectares de forêts, 240 hectares de zones humides et plus de 2 400 hectares de terres agricoles. Le tracé traverse au passage six zones naturelles d’intérêt écologique (ZNIEFF) de type 1, trois de type 2 et deux sites Natura 2000. Autant dire que la biodiversité n’en sortira pas indemne.
Mais avant de crier au désastre, prenons un peu de recul. Après tout, les 240 hectares de zones humides concernées ne représentent que 2 % de celles de la plaine alluviale de l’Oise moyenne, et les forêts touchées à peine 0,2 % des surfaces boisées du département. Quant aux terres agricoles, les pertes s’élèvent à 0,6 % des surfaces cultivées locales. En clair, l’impact existe, mais il reste contenu à l’échelle du territoire.
Et surtout, le projet ne laisse pas ces dégâts sans réponse. Pour limiter la fragmentation des milieux, une cinquantaine de passages à biodiversité sont prévus. De plus, des rampes et escaliers seront aménagés sur les berges pour éviter que la faune ne se retrouve piégée.

Mieux encore, des compensations massives sont planifiées : 463 hectares de zones humides seront créés ou restaurés, notamment dans la vallée alluviale de l’Oise. D’anciennes gravières seront réaménagées en habitats aquatiques, des cours d’eau restaurés – comme la source de la Tortille – et des berges lagunées aménagées.

Côté forêts, le projet prévoit de replanter près de trois fois la surface détruite, en y ajoutant des haies le long des berges pour renforcer les corridors écologiques. Bref, les promoteurs du canal ne se contentent pas de réparer : ils affichent la volonté de compenser les impacts, voire d’améliorer la biodiversité locale. Reste à savoir combien de temps il faudra pour que la nature retrouve son équilibre.
De méga-perturbations du cycle de l’eau ?
26 millions de mètres cubes. L’équivalent de plus de quarante mégabassines de Sainte-Soline. Forcément, ça fait réagir : tout ce volume d’eau pour un seul canal ? Mais rassurons-nous : en matière de gestion de l’eau, ce n’est pas tant la quantité qui compte que le moment et l’endroit où elle est prélevée.
Ici, l’eau ne sera pas pompée dans les nappes phréatiques, mais simplement dérivée de grands cours d’eau qui, de toute façon, se jettent dans la mer. Et contrairement à l’ancien Canal du Nord, le nouveau sera en grande partie étanche. Fini donc le drainage souterrain qui faisait baisser les niveaux d’eau. Les rares tronçons non étanchéifiés se situeront dans des zones argileuses ou crayeuses, où les échanges avec le sous-sol restent minimes. Ironie du sort : en remplaçant l’ancien canal, le projet devrait même remonter localement certains niveaux piézométriques.
Seule ombre au tableau : cette modification du régime hydrique affectera tout de même quatre captages d’eau potable et cinq forages agricoles. Mais là encore, des mesures sont prévues : sécurisation, approfondissement ou déplacement de ces points de captage, histoire que personne ne soit privé d’eau au robinet.
Des méga-émissions de gaz à effet de serre ?
Un méga-canal, c’est forcément un méga-chantier. Et qui dit chantier dit pelleteuses, bétonnières et ciment à la tonne. Forcément, ça pèse sur le bilan carbone : plus de 2,8 millions de tonnes de CO₂ émises rien que pour la phase de construction.
Mais avant de crier au scandale climatique, rappelons l’objectif du projet : le report modal. Autrement dit, transférer une partie du fret de la route vers la voie d’eau. Or, un convoi fluvial, c’est jusqu’à quatre fois moins d’émissions qu’une file de camions. En conséquence, le canal devrait atteindre la neutralité carbone en une dizaine d’années, puis générer un bénéfice net de 56 millions de tonnes de CO₂ d’ici 2070 — soit l’équivalent de deux années de transport routier national.
Et ce n’est pas tout : moins de camions, c’est aussi moins de particules fines, moins de bruit et moins de routes saturées. Bref, un chantier lourd… pour un allègement durable.
Un projet méga-pharaonique ?
Le Canal Seine-Nord Europe, c’est un projet titanesque. Et dans un contexte de déficit public, la question du « combien ça va nous coûter ? » est légitime. D’autant que le budget initial, fixé à 4,2 milliards d’euros, a vite explosé. La Cour des comptes européenne pointait dès 2020 une hausse de 199 % — soit 3,3 milliards de plus que prévu, le plus gros débordement parmi les grands projets audités.
Mais depuis, de l’eau a coulé sous les ponts : le montage financier a été entièrement revu, le pilotage simplifié et les coûts optimisés. Tracé allégé, ouvrages réduits, déblais mieux gérés. Résultat : la facture reste élevée — 5,1 milliards pour la construction — mais plus réaliste. En ajoutant les investissements connexes (ports, plateformes multimodales, raccordements), le total grimpe à 8 milliards d’euros, chiffre largement relayé par les opposants.
Sauf que cet argent ne s’évapore pas : c’est un investissement. Pendant la décennie de travaux, 13 000 emplois seront créés, principalement dans les entreprises locales du BTP et les bureaux d’études. Et une fois le canal opérationnel, c’est un tout autre monde économique qui s’ouvrira : davantage de transport fluvial, donc moins de coûts logistiques, moins de carburant brûlé et plus de compétitivité pour les filières exportatrices. À terme, 50 000 emplois pourraient en découler, en France comme en Europe.
L’étude d’impact chiffre la valeur actuelle nette (le gain global sur 50 ans) à 8,4 milliards d’euros pour la France et 11,6 milliards à l’échelle européenne. On pourrait critiquer les hypothèses de trafic, souvent jugées optimistes, mais même en restant prudent, le projet reste rentable. D’après nos calculs, même si le transit était divisé par deux par rapport aux prévisions, le canal dégagerait encore un bénéfice. Il faudrait une erreur d’un facteur trois, ou une explosion majeure des coûts, pour que la balance vire au rouge.

Et encore : le calcul ne prend pas en compte la nouvelle valeur du carbone. L’étude se base sur un prix de 32 €/t de CO₂ (celui de 2010). Or, aujourd’hui, on parle de 256 €/t, selon le Haut-Commissariat à la Stratégie et au Plan. Avec cette mise à jour, le bénéfice carbone pourrait grimper à plus de 14 milliards d’euros, rendant le projet rentable dans presque tous les scénarios — même les plus pessimistes.
Alors, trop cher, le méga-canal ? Pas forcément. Et il est savoureux de voir certains écologistes s’inquiéter soudain de rentabilité économique, eux qui, d’ordinaire, jugent les projets à l’aune de leurs vertus climatiques plutôt que de leurs bilans comptables.
La méga-peur des méga-projets
Les mégabassines de Sainte-Soline, le tunnel Lyon–Turin et maintenant le canal Seine–Nord Europe : trois projets titanesques qualifiés tour à tour d’aberrations écologiques. Trois projets qui, pourtant, pourraient bien représenter une véritable plus-value environnementale. Car lorsqu’on prend la peine d’aller au-delà des slogans, le scandale n’est pas toujours là où on le croit.
Mais que combattent vraiment leurs opposants ? Défendent-ils sincèrement la nature, ou s’opposent-ils à un modèle de société qu’ils rejettent — celui du progrès, de l’innovation, de la croissance ? À moins qu’ils ne cherchent simplement des symboles tangibles à abattre pour fédérer autour d’eux et faire avancer leur agenda politique. Ou, plus profondément encore, expriment-ils une angoisse collective face à un futur qu’ils perçoivent comme hors de contrôle ?
Après tout, qui a décrété qu’un méga-projet ne pouvait pas être, aussi, une méga-opportunité pour l’avenir ?
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