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Protéger votre enfant contre 5 cancers et plus ? C’est possible.

28 novembre 2025 à 21:31

Deux grandes méta-analyses confirment l’efficacité impressionnante des vaccins contre les papillomavirus (HPV). Ça tombe bien, la campagne pour appeler nos collégiens à recevoir gratuitement la petite piqûre vient de commencer.

La lettre de l’Éducation nationale est désormais dans toutes les boîtes. Elle invite chaque élève de collège à se faire vacciner contre les HPV. Et, contrairement aux idées reçues, les garçons doivent également être concernés, le virus étant loin de provoquer le seul cancer de l’utérus. Il est également responsable de nombreuses infections et traitements parfois lourds et mutilants, pouvant toucher les deux sexes.

Les HPV, des virus très banals… mais à l’origine de cancers

Les papillomavirus humains se transmettent lors des contacts intimes. On estime que 80 % des femmes et des hommes seront touchés au moins une fois dans leur vie. La plupart des infections disparaissent spontanément, mais certains types de HPV sont à « haut risque ». À force d’irriter les cellules, ils peuvent provoquer des lésions précancéreuses puis des cancers, parfois vingt ou trente ans plus tard.
En France, ils sont responsables d’environ 6 400 de ces maladies chaque année. Du col de l’utérus bien sûr, mais aussi de l’anus, de la vulve, du pénis, de l’oropharynx (gorge, amygdales). Les hommes ne sont donc pas épargnés. Les HPV causent aussi des lésions précancéreuses au niveau du col de l’utérus (plus de 30 000 par an), qui obligent à pratiquer examens et actes médicaux, en plus d’être des sources d’inquiétude chez les patientes. Ils sont aussi à l’origine de plus de 100 000 verrues ano-génitales, tous sexes confondus, tous les ans.

Deux études éloquentes

Deux très grandes « études-synthèse », appelées méta-analyses, publiées fin 2025 par la Collaboration Cochrane, menées par la même équipe, témoignent de l’efficacité et de la pertinence du vaccin. Une méta-analyse ne reflète pas un unique travail, mais compile et étudie les résultats de dizaines d’essais. Cela donne une vision beaucoup plus solide de l’efficience et de la sécurité d’un vaccin.

La première d’entre elles rassemble 60 études et plus de 150 000 personnes, vaccinées ou non, suivies jusqu’à 10–11 ans. Chez les jeunes femmes, le vaccin réduit nettement les lésions précancéreuses importantes du col de l’utérus et diminue le nombre de gestes invasifs (conisations, destructions de lésions). Concernant les verrues génitales, la baisse est très nette également. Sur cette importante cohorte, on ne relève pas davantage d’effets indésirables graves chez les vaccinés que chez les non-vaccinés. Les problèmes observés sont surtout des douleurs et rougeurs transitoires au point d’injection, comme avec les autres piqûres de ce type.

La deuxième revue (données de « vraie vie ») regarde ce qui se passe dans les pays ayant mis en place la vaccination à grande échelle. Elle compile 225 études et plus de 130 millions de personnes grâce aux registres de cancers et aux bases de données nationales. Les résultats sont impressionnants. Dans les pays où les filles sont bien vaccinées avant 16 ans, le risque de cancer du col diminue d’environ 60 %, et même jusqu’à 80 % chez celles qui ont reçu leur injection très tôt. Les lésions précancéreuses sévères reculent fortement, et les verrues génitales baissent de façon marquée dans toute la population, y compris chez les garçons, ce qui confirme l’intérêt de vacciner les deux sexes.

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Ces revues sont donc vraiment complémentaires. La première montre, dans le cadre très contrôlé des essais, que le vaccin est efficace et sûr pour les dizaines de milliers de volontaires qui y ont participé. La seconde confirme, lors d’un déploiement à grande échelle, le résultat espéré, à savoir des milliers de lésions précancéreuses, de traitements invasifs et de cancers évités. Totalement probant, alors que rares sont les vaccins observés avec autant de données concordantes, à la fois dans des essais randomisés et en vie réelle.

La campagne en 5ᵉ : un rattrapage indispensable pour la France

En France, la vaccination HPV est recommandée dès 11 ans, pour les deux sexes. Mais, longtemps, la couverture est restée très insuffisante. En 2022, seulement 41,5 % des filles et 8,5 % des garçons avaient reçu au moins une dose. D’où l’effort inédit envisagé depuis la rentrée 2023, induisant une vaccination gratuite au collège pour tous les élèves de 5ᵉ, avec l’accord des parents.

Le bilan provisoire est encourageant. Entre septembre 2023 et juin 2024, la couverture par « au moins une dose » a bondi pour atteindre 62 % chez les filles et 48 % pour les garçons. La couverture avec « deux doses » – soit un schéma complet – est de 38 % pour les premières et de 30 % pour les seconds. Une progression spectaculaire justifiant la poursuite de cette stratégie… mais encore loin de l’objectif des 80 % fixé dans le plan décennal de lutte contre les cancers.

Des inégalités territoriales préoccupantes

Derrière les moyennes nationales se cachent de fortes disparités territoriales. Certaines régions approchent ou dépassent les 60 % de jeunes filles vaccinées à 15 ans, d’autres restent nettement en dessous de 50 %, en particulier pour les garçons. En Provence-Alpes-Côte d’Azur, par exemple, 47 % des filles de 15 ans ont initié la vaccination HPV, contre seulement 19 % des garçons, malgré une forte progression en un an.

Les enquêtes menées auprès des parents montrent que les refus ne sont pas marginaux. Autour de 25 à 30 % d’entre eux déclarent s’opposer à cette vaccination ou la juger proposée « trop tôt ». Résultat : les adolescents des territoires les moins informés ou les plus défavorisés restent davantage exposés à des cancers pourtant évitables.

Il faut donc apporter trois réponses aux parents rétifs, particulièrement à ceux doutant de l’utilité du vaccin pour les garçons.

D’abord rappeler que le sexe masculin n’est pas épargné par les cancers liés aux HPV, ceux-ci pouvant toucher l’anus, le pénis ou la gorge. Ces pathologies sont certes moins fréquentes que le cancer du col, mais en augmentation et souvent diagnostiquées tard.

Ensuite, parce qu’un garçon vacciné protège aussi ses futurs partenaires. En vaccinant les garçons et les filles, on fait baisser la circulation du virus dans toute la population. C’est le même principe que pour la rougeole ou la coqueluche. Plus la couverture est élevée, moins le virus trouve de personnes à infecter.
Enfin, parce que c’est au moment d’aborder le collège que le vaccin est le plus utile. Le but n’est pas de parler sexualité à 11 ans, mais de vacciner avant les premiers contacts intimes, quand l’organisme réagit le mieux. Une fois le virus attrapé, le vaccin protège beaucoup moins, voire plus du tout, contre ce type précis de HPV.

À noter qu’un refus de vaccination au collège n’est pas rédhibitoire. Elle reste possible chez le médecin ou en centre dédié et se voit généralement remboursée.

Un levier majeur de prévention

La vaccination HPV n’est pas « un petit vaccin en plus ». C’est un levier majeur de prévention des cancers chez les femmes et les hommes, avec un niveau de preuve aujourd’hui très solide et un recul de plus de quinze ans dans plusieurs pays.

Accepter de faire vacciner son enfant de 11 ans, c’est lui offrir, comme à ses futurs partenaires, quelques risques de cancers en moins à 40, 50 ou 60 ans. Un geste simple aujourd’hui, pour une protection valable durant des décennies.

Aucun lien ou conflit d’intérêts n’est à rapporter avec cet article.

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Pourquoi les géants de la tech valent autant — et comment s’en inspirer ?

22 novembre 2025 à 17:13

1 000 milliards de dollars promis à Elon Musk. Des entreprises qui valent plus de 1 500 milliards de dollars. Le capitalisme est-il devenu fou ? Il y a peut-être une autre explication : les lois de l’économie ont changé.

Nous sommes confrontés depuis quelques années à des annonces d’investissements et de rémunérations au sein de la tech qui ont de quoi donner le tournis. Le vote à plus de 75 % de l’Assemblée générale de Tesla d’une hypothétique rémunération d’Elon Musk à hauteur de 1 000 milliards de dollars a, à son tour, créé un émoi compréhensible, tant le montant est difficilement représentatif. Mais face à des faits inédits, plutôt que de faire part de son effarement, voire de son dégoût, comme l’ont fait certains médias et politiques, il est plus utile d’appliquer la sagesse de Spinoza : « ni rire, ni pleurer, ni haïr, mais comprendre ».

L'émergence du capitalisme cognitif

Les entreprises de la tech sont quasi omniprésentes dans les débats économiques. Responsables de la majorité de la croissance américaine au premier semestre, elles occupent 9 des 10 places du classement des plus grandes valorisations mondiales (où seule Saudi Arabian Oil est la représentante du vieux monde), dépassant toutes les 1 500 milliards de dollars de valorisation. Une emprise sur l’économie mondiale d’autant plus flagrante lorsque l’on compare les valorisations d’entreprises technologiques avec leurs concurrents sectoriels.

La rapidité de l’émergence du capitalisme cognitif nous force à modifier notre vision de ce monde. Pour celui qui aborde encore les lunettes du capitalisme industriel, il peut être difficilement concevable qu’un commerçant sans aucune présence physique puisse valoir trois fois plus que son concurrent ayant pignon sur rue ; qu’un constructeur automobile japonais vendant dix fois plus de véhicules que son jeune concurrent américain ait une valorisation six fois moindre ; ou encore qu’une marque américaine de smartphones vendant autant de modèles que son concurrent coréen soit valorisée neuf fois plus.

En 2025, la création de valeur ne dépend plus exclusivement du chiffre d’affaires ou du bénéfice.

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COP 30 : Et si la transition énergétique était déjà en marche ?

20 novembre 2025 à 05:33

Les COP s’enchaînent presque aussi vite que les records de températures. Désespérant ? La lassitude et le défaitisme ambiants dissimulent pourtant de vrais progrès : en dix ans, l’innovation a déjà réduit de 40 % nos futures émissions de CO₂.

La COP 30 se déroule à Belém, en Amazonie, près de dix ans après les accords de Paris. Pour beaucoup, ces sommets climatiques ne sont que des exercices de communication, sans impact réel sur la trajectoire d’une humanité toujours plus dépendante des énergies fossiles. Les émissions mondiales de CO₂ n’ont jamais été aussi élevées, et les records de chaleur s’enchaînent. Pourtant, derrière ce constat alarmant, des signes tangibles d’espoir émergent. Non pas parce que la situation est bonne, mais parce qu’elle aurait pu être bien pire. Et surtout parce que les mécanismes de la transition énergétique, souvent invisibles, sont déjà à l’œuvre.

Les accords de Paris ou le paradoxe du progrès invisible

Le principal obstacle à l’optimisme est un biais cognitif : nous n’avons pas de « planète B » témoin. Il est impossible de voir ce qui se serait passé si nous n’avions rien fait. Le verre à moitié vide – la hausse continue des émissions – occulte le verre à moitié plein : la catastrophe que nous avons évitée. Pourtant, des chercheurs de l’Agence internationale de l’énergie (AIE) ont tenté de modéliser ce scénario. Leur conclusion : grâce aux politiques climatiques mises en place depuis 2015, les émissions mondiales de CO₂ sont 40 % inférieures à ce qu’elles auraient été sans ces efforts. Loin d’être un échec, les accords de Paris ont enclenché un ralentissement spectaculaire de la catastrophe annoncée, prouvant que l’action collective, les technologies vertes et l’innovation ont un impact massif.

Non, les énergies ne s’empilent pas (ou la fin d’un mythe)

Mais si les technologies vertes explosent, pourquoi les émissions globales ne baissent-elles pas ? C’est la thèse de « l’empilement », défendue notamment par l’historien Jean-Baptiste Fressoz : les nouvelles énergies (solaire, éolien) ne remplaceraient pas les anciennes (charbon, pétrole), elles ne feraient que s’y ajouter pour satisfaire un appétit énergétique insatiable.

Cette théorie est séduisante mais fausse, car elle ignore la dynamique du développement humain. Les pays très pauvres utilisent majoritairement des énergies « renouvelables » : bois issu de la déforestation, résidus agricoles, bouses de vache séchées. Ces sources sont désastreuses pour les écosystèmes locaux et la santé (pollution de l’air intérieur). Pour ces populations, passer aux énergies fossiles (gaz, charbon) n’est pas un problème : c’est une solution, un accélérateur massif de niveau de vie, de santé et d’éducation.

C’est là qu’intervient la fameuse « courbe de Kuznets » environnementale : les pays en développement consomment logiquement de plus en plus d’énergies fossiles, faisant monter les émissions globales. Mais seulement jusqu’à un certain point. Les pays riches, après avoir atteint un pic d’émissions, voient celles-ci diminuer, même en tenant compte des délocalisations, à mesure que leur prospérité leur permet d’investir dans des technologies plus propres.

Or, jusqu’à présent, environ 80 % de la population mondiale se situait à gauche de la courbe de Kuznets : l’augmentation de leur niveau de vie se traduisait par une hausse des émissions compensant largement la baisse chez les 20 % à droite de la courbe. D’où la hausse mondiale des émissions.

Le grand basculement est imminent

La bonne nouvelle, c’est que des masses démographiques colossales s’apprêtent à franchir ce point d’inflexion. L’exemple le plus frappant est la Chine. Longtemps « usine du monde » alimentée au charbon, le pays opère un virage spectaculaire. Les voitures électriques y représentent désormais 50 % des parts de marché, et le pays installe plus de panneaux solaires et d’éoliennes que le reste du monde réuni, dépassant largement ses nouvelles constructions de centrales à charbon. Parce que des géants comme la Chine et bientôt l’Inde atteignent ce point d’inflexion, le plafonnement des émissions mondiales n’est plus une hypothèse lointaine : il est imminent. La deuxième bonne nouvelle est que beaucoup de pays pauvres vont pouvoir, grâce à la baisse spectaculaire des prix des technologies vertes, sauter des étapes fossiles de développement, c’est-à-dire adopter directement les voitures électriques et les renouvelables sans passer par les voitures thermiques et les centrales à charbon.

Pourquoi Trump ne peut pas tuer la transition

Reste l’argument politique. Un climatosceptique comme Donald Trump à la Maison-Blanche ne risque-t-il pas de tout anéantir ? Pour le comprendre, regardons le Texas. Cet État nous apprend deux choses cruciales.

D’abord, que le fait d’être victime d’événements climatiques extrêmes (comme le blizzard dévastateur de 2021) n’empêche pas de voter massivement pour des candidats niant le problème. Plus globalement, lorsqu’il s’agit de voter ou de payer, l’écologie reste rarement la priorité numéro un du citoyen. La décroissance, si elle vend beaucoup de papier, rapporte peu de bulletins.

Ensuite, et c’est la leçon la plus importante : l’indifférence à l’environnement n’empêche pas d’être un champion de la transition. Le Texas, républicain et pétrolier, est l’État qui installe le plus de panneaux solaires aux États-Unis, devant la Californie démocrate. Pourquoi ? Non pas par idéologie, mais parce que c’est rentable. Trump, pas plus qu’un autre, ne peut lutter contre des forces économiques et technologiques devenues inarrêtables. Le marché et l’innovation sont plus puissants que la politique.

Quand la presse internationale confond scénario et prédiction

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La feuille de route est déjà écrite

Le problème du réchauffement climatique, s’il est complexe, n’a rien de magique. Il peut être résumé à un problème d’ingénierie : il est causé par nos émissions de CO₂. Ces émissions résultent de la combustion des énergies fossiles (gaz naturel, pétrole, charbon). Cette combustion alimente des milliards de machines (voitures, chaudières, usines). Ces machines sont largement inefficaces et ont une durée de vie limitée.

La solution est donc simple dans son principe : accélérer le remplacement de ces machines thermiques par des machines électriques plus efficaces. La plupart de ces machines vertes (voitures électriques, pompes à chaleur, éoliennes, panneaux photovoltaïques) sont déjà disponibles, matures et compétitives. Pour accélérer la bascule, il faut les rendre encore moins chères (via l’industrialisation et des mécanismes de type taxe carbone) et innover pour mettre sur le marché les quelques technologies qui nous manquent (acier vert, ciment décarboné, etc.).

Le mur de la transition énergétique est moins haut qu’on ne le croit

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L’optimisme comme moteur de l’action

Le pessimisme qui entoure la COP 30, s’il est compréhensible, est un luxe que nous ne pouvons plus nous permettre. Il repose surtout sur une lecture statique d’un monde en pleine mutation. La véritable histoire de cette décennie n’est pas celle de notre inaction, mais celle d’un basculement technologique et économique d’une rapidité sans précédent. La transition énergétique n’est pas un vœu pieux : c’est un processus industriel et économique déjà enclenché, largement indépendant des soubresauts politiques. Comme le montrent l’exemple du Texas ou de la Chine, le progrès n’attend pas qu’on lui donne la permission. La question n’est donc plus de savoir si nous allons réussir à décarboner, mais à quelle vitesse nous allons y parvenir. Et dans l’éventualité où nous irions trop lentement, nous pourrons toujours mobiliser certaines techniques de géo-ingénierie pour éviter les effets les plus délétères du réchauffement climatique. Mais cela fera l’objet d’un prochain épisode.

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Voitures autonomes : le monde d’après

5 novembre 2025 à 05:34

Demain, pourrons-nous filer à près de 200 km/h en toute sécurité ? Traverser des villes sans parkings ? Faire la sieste, regarder une série ou travailler au volant ? La révolution des véhicules autonomes approche, et avec elle la promesse d’une nouvelle liberté accessible à tous.

La phase d’expérimentation de la voiture autonome est terminée. Après des décennies de tests, son industrie se déploie à grande échelle. Ce qui était hier une curiosité technologique devient un marché en pleine expansion qui pose des questions de société.

Filiale d’Alphabet, Waymo s’affirme comme le leader mondial incontesté du secteur, avec plus de 161 millions de kilomètres parcourus sans conducteur et plus de 10 millions de trajets commerciaux effectués, soit une progression vertigineuse de 51 % depuis février 2025.

En plus de prévoir d’ajouter neuf nouvelles villes aux cinq où circulent ses véhicules (Phoenix, Los Angeles, San Francisco, Atlanta et Austin), Waymo s’attaque à l’un des marchés les plus complexes et convoités : New York. En juin, l’entreprise a annoncé son retour dans la « Big Apple » après l’obtention d’un permis l’autorisant à conduire de manière autonome avec un « conducteur de sécurité » derrière le volant.
Mais son expansion ne s’arrête pas aux frontières américaines. Après avoir démarré des tests à Tokyo, l’entreprise a révélé en octobre qu’elle commencerait à offrir des trajets entièrement autonomes à Londres dès 2026.

Sur la base d’une analyse de 155 millions de kilomètres, ses données révèlent une sécurité spectaculairement supérieure à celle des conducteurs humains, avec 91 % de collisions graves, 80 % d’accidents corporels et 92 % de piétons blessés en moins.

Les voitures autonomes, plus sûres que les humains

Les principaux concurrents de Waymo : Zoox, Tesla et… Nvidia

Dans le même registre, Zoox, la discrète mais puissante filiale d’Amazon, a aussi ouvert son service de taxis autonomes à Las Vegas en septembre dernier. Elle est devenue la première entreprise au monde à lancer un tel service payant dans un véhicule conçu spécifiquement à cet effet.

Souvent à la pointe de l’innovation, Tesla affiche en revanche un décalage entre ambitions et réalité. Malgré des capacités prometteuses en conditions difficiles, son offre, lancée à Austin en juin 2025, nécessite toujours un superviseur de sécurité. L’objectif de « couvrir la moitié de la population américaine d’ici fin 2025 » se limite à une vingtaine de véhicules sur 635 km² dans la ville texane.

Enfin, Uber a orchestré une alliance stratégique réunissant Nvidia pour son intelligence artificielle, Lucid pour ses SUV électriques et Nuro pour le logiciel de conduite autonome. Ce partenariat nourrit de grandes ambitions : déployer 20 000 robotaxis sur six ans, intégrés dans une flotte totale de 100 000 véhicules d’ici 2027.

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La Chine au taquet, l’Europe à la traîne

À l’automne 2025, le géant chinois Baidu égale désormais Waymo avec 250 000 courses autonomes hebdomadaires. Cette percée illustre la stratégie gouvernementale de Pékin, qui s’imagine en leader mondial d’ici 2035. Après avoir gelé les permis à la suite des protestations de taxis, les régulateurs ont repris leur délivrance, privilégiant l’intérêt stratégique face à la concurrence américaine.

Mais l’Empire du Milieu a d’autres cartes en main : Pony AI, soutenue par Toyota, qui vise 1 000 robotaxis et s’internationalise ; ou WeRide, présente dans trente villes réparties sur dix pays, qui a signé avec Uber pour quinze villes mondiales, avec déjà un service opérationnel en Arabie Saoudite.

Face à cette offensive, l’Europe ne compte qu’un seul champion : la startup britannique Wayve. Fondée en 2017, elle développe une IA qui apprend à conduire comme un humain, sans cartes en haute définition. Soutenue par Nvidia et Microsoft, elle cherche à devenir fournisseur de logiciels pour les constructeurs (Nissan dès 2027) et plateformes (Uber à Londres en 2026). Son approche promet aux constructeurs d’intégrer des systèmes avancés de conduite autonome sans surcoûts matériels.

Hélas, cette société incarne les limites et le malaise du vieux continent. Le fait qu’une seule entreprise européenne porte ses couleurs dans le domaine de l’IA automobile révèle l’ampleur du retard accumulé.

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Des millions de vies sauvées et des villes sans parkings

Quels sont les impacts attendus de la généralisation des voitures autonomes ? D’abord, rappelons que l’erreur humaine est à l’origine de 94 % des accidents mortels. Les systèmes autonomes ne boivent pas, ne se fatiguent pas, ne regardent pas leur téléphone et réagissent quasi instantanément.

Si les promesses se réalisent, les accidents pourraient baisser de 80 à 90 % avec une flotte entièrement automatisée. À l’échelle mondiale, cela représenterait potentiellement 1,25 million de vies sauvées chaque année. Concernant l’urbanisme, la demande de parkings en centre-ville pourrait s’effondrer de 90 %, puisqu’une voiture autonome vous dépose et repart.

Résultat : 20 à 30 % de l’espace urbain libéré. C’est la plus grande « banque foncière » du XXIᵉ siècle. À Chandler, en Arizona, on remplace déjà 40 % des places de parking obligatoires par des zones de dépose pour véhicules autonomes.

Des transports bouleversés

La vraie révolution se jouera peut-être loin des métropoles. Dans les zones rurales, le véhicule autonome résout une équation impossible : comment offrir des transports publics de qualité là où la densité de population est trop faible pour rentabiliser bus et trains ?

Dans certains pays comme le Japon, le coût d’exploitation du transport rural est trois fois supérieur aux recettes, essentiellement à cause des salaires des chauffeurs. En supprimant ce coût, les navettes autonomes rendent viable un transport à la demande, flexible, venant vous chercher à domicile.

Fini les lignes de bus désertes à horaires fixes, fini l’isolement des personnes âgées en zone rurale. Imaginez une flotte de véhicules autonomes assurant le « dernier kilomètre », se coordonnant avec des navettes plus grandes sur les axes principaux. C’est le droit à la mobilité pour tous, à faible coût.

Le bouleversement sera particulièrement fort pour celles et ceux qui ne peuvent pas conduire : les personnes âgées, les malvoyants, les personnes handicapées, les jeunes en dessous de l’âge légal. Pour toutes ces personnes, le véhicule autonome, c’est l’indépendance retrouvée. C’est une révolution d’inclusion, qui redonne de la mobilité à ceux qui en étaient privés.

Pour tous les autres, outre les immenses gains de sécurité, la promesse de la voiture autonome, c’est celle du confort : ce temps passé au volant, concentré et stressé, devient un moment de détente ou de productivité. Un trajet de 90 minutes n’est plus une contrainte insupportable s’il permet de travailler ou de se reposer. C’est votre bureau mobile, votre salon roulant, votre salle de sieste.

Le temps de trajet pourrait être grandement raccourci. Grâce au « platooning » — cette capacité des véhicules autonomes à rouler en convoi serré en communiquant entre eux —, l’occupation d’une voie pourrait être multipliée par six. Cela permettrait d’éliminer les embouteillages et ralentissements. Des expérimentations ont montré qu’on peut maintenir seulement quatre mètres entre chaque voiture à 120 km/h, en toute sécurité.

Cette coordination ouvre aussi la voie à une augmentation des vitesses limites sur autoroute. Si tous les véhicules d’une voie sont autonomes et synchronisés, on peut imaginer relever progressivement la vitesse autorisée bien au-delà des 130 km/h actuels, tout en maintenant un très haut niveau de sécurité.

La fin de la conduite humaine ?

Qui sera responsable en cas d’accident ? Il est probable que la responsabilité bascule du conducteur vers le constructeur et l’opérateur. En France, un décret de 2021 dispose que, lorsque le système de conduite automatisée est activé, le conducteur ne peut plus être tenu pour responsable s’il a respecté les conditions d’utilisation.

La conduite manuelle ne sera probablement pas immédiatement interdite par la loi. Quand les véhicules autonomes auront prouvé qu’ils sont cent fois plus sûrs que les humains, il est toutefois probable que votre prime d’assurance pour conduire manuellement devienne prohibitive, ou tout simplement que cette pratique soit interdite pour minimiser les risques.

Résistances syndicales et législatives

L’expansion des robotaxis se heurte cependant à une opposition politique croissante. À Seattle, des manifestants ont protesté contre l’arrivée de Waymo, craignant pour les emplois des chauffeurs Uber et Lyft. Les puissants syndicats Teamsters poussent pour des législations restrictives dans plusieurs États : Washington, le Massachusetts et la Californie, où le gouverneur Newsom a opposé son veto à deux reprises à des projets exigeant un conducteur humain dans les véhicules autonomes lourds.

Pourtant, l’histoire technologique montre que l’emploi se transforme plus qu’il ne disparaît. Les tracteurs ou les distributeurs automatiques n’ont pas créé de chômage massif, mais ont permis aux travailleurs d’évoluer vers des postes moins pénibles. Les emplois liés aux véhicules autonomes — maintenance technique, supervision de flotte — offrent généralement de meilleures conditions qu’un métier de conducteur aux revenus précaires et aux longues heures assises. L’enjeu n’est pas de freiner le progrès, mais d’accompagner cette transition professionnelle.

Cette révolution ne se résume pas au confort de pouvoir se détendre en roulant. Elle ouvre une transformation industrielle, urbaine et sociale majeure, qui va modifier en profondeur notre rapport à la voiture, à la ville et au déplacement. Un bouleversement, mais aussi un champ d’opportunités que citoyens, entreprises et décideurs devront s’approprier sans attendre.

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Comment le monde s’est enrichi

27 octobre 2025 à 05:46

Pourquoi le monde moderne est-il si riche ? La technologie, à elle seule, ne l’explique pas. Pour Joel Mokyr, auteur de La culture de la croissance et nouveau prix Nobel d’économie aux côtés de Philippe Aghion et Peter Howitt, la Révolution industrielle est née d’un big bang intellectuel : l’apparition d’une culture du progrès… que nous avons peut-être oubliée depuis.

Pendant des millénaires, les innovations — moulin à eau, harnais, imprimerie — améliorent la vie sans créer de progrès durable. Au point que chaque génération contemple avec nostalgie la grandeur disparue de l’Antiquité. Les savants, issus des élites cultivées, et les inventeurs, en prise avec le quotidien, ne se côtoient pas. Ils travaillent séparément, sans théorie commune. Impossible, pour un innovateur médiéval, de passer du moulin à eau aux lois de l’hydraulique.

Mais vers 1760, tout bascule. Les innovations s’enchaînent, se renforcent, et le progrès devient une habitude. D’une génération à l’autre, les gens vivent plus longtemps, mangent mieux, travaillent moins et accèdent à des ressources qui, jadis, étaient le privilège exclusif des rois.

Joel Mokyr montre que cette révolution ne vient pas seulement des institutions ou des marchés, mais d’une mutation culturelle : la foi dans la connaissance, le goût du progrès, la récompense de l’innovation. Au cœur de cette culture, des « entrepreneurs culturels » qui osent transformer le monde. À leur sujet, l’économiste cite George Bernard Shaw : « L’homme raisonnable s’adapte au monde ; le déraisonnable persiste à essayer d’adapter le monde à lui-même. Tout progrès dépend donc de l’homme déraisonnable. »

Bouleverser l’ordre établi

Deux figures se trouvent au cœur de ce bouleversement : Francis Bacon et Isaac Newton.

Au début du XVIIᵉ siècle, la science n’est qu’une branche de la philosophie, soumise à l’autorité des Anciens. Bacon rompt avec cette tradition : elle ne doit pas servir uniquement à décrire le monde, mais à le transformer pour améliorer concrètement la condition humaine. Il appelle à unir la théorie des savants et le savoir-faire des artisans. La connaissance devient utile, la recherche se met au service du progrès.

Newton en offre la démonstration. Ses Principia Mathematica révèlent que l’univers obéit à des lois simples, universelles et accessibles à la raison. Cet ordre nouveau nourrit un immense optimisme : comprendre la nature, c’est pouvoir l’utiliser. Dans la Grande-Bretagne du XVIIIᵉ siècle, entrepreneurs et manufacturiers en tirent la conviction que la science peut résoudre leurs problèmes concrets ou offrir de meilleurs produits à leurs clients. La science se diffuse, elle se démocratise.

Le savant et l’artisan

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Premier savant mondialement célèbre, anobli et enterré à Westminster, Newton fait de la science une voie d’accès au prestige social. Avec Bacon, il pose les fondations culturelles sur lesquelles les Lumières bâtiront le monde moderne. La confiance dans la raison et le progrès devient alors la source de l’explosion de richesse qui suivra.

Unité intellectuelle, fragmentation politique

La Révolution industrielle n’avait rien d’inévitable. Elle aurait pu ne jamais avoir lieu, ou surgir ailleurs. Des « entrepreneurs culturels » sont apparus en Chine ou dans le monde islamique, mais ils furent étouffés, marginalisés, réduits au silence.

En Europe, au contraire, ils ont trouvé un allié inattendu : le chaos politique. Entre 1500 et 1700, le continent, morcelé en royaumes, principautés et cités rivales, ressemble à un champ de bataille permanent. Ce désordre crée un véritable marché des idées. Aucun pouvoir ne peut imposer son orthodoxie à tous. Un savant chassé de Paris se réfugie à Amsterdam, un inventeur censuré à Rome s’installe à Londres. Descartes, Locke et Bayle prospèrent grâce à cette libre circulation.

Les princes européens eux-mêmes se disputent les talents. Mathématiciens, ingénieurs et philosophes négocient leur patronage, changent de protecteur et accroissent leur prestige.

Quand l’Europe osa ce que la Chine refusa

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Ce dynamisme s’appuie sur la République des Lettres, un réseau informel de savants qui communiquent par-delà les frontières et inventent ce que nous appelons aujourd’hui la science ouverte. La réputation joue un rôle clé : pour l’obtenir, il faut publier, soumettre ses travaux à la critique des pairs, établir l’antériorité de sa découverte. Le secret devient contre-productif.

Enfin, l’Europe se distingue par sa perméabilité intellectuelle. Là où d’autres civilisations dressent des barrières, elle emprunte sans complexe : poudre et imprimerie chinoises, chiffres arabes, techniques textiles indiennes. Le continent devient le lieu de convergence des savoirs du monde.

Que reste-t-il aujourd’hui de la culture qui a permis le Grand Enrichissement ? De cette foi dans la connaissance, de cette volonté de comprendre la nature pour l’harnacher aux besoins humains ? La marche du progrès n’est pas éternellement acquise. Elle peut s’éroder, se diluer, disparaître. La peur des OGM, des vaccins, de l’intelligence artificielle ou du nucléaire en témoigne : autant d’inquiétudes souvent démesurées face à des technologies qui améliorent la vie et préservent l’environnement. Comme au XVIIIᵉ siècle, nous devons célébrer la connaissance plutôt que la craindre, encourager l’innovation plutôt que la freiner, voir dans la science un instrument d’émancipation plutôt qu’une menace.

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L’impôt parfait n’existe pas. Le moins mauvais, oui.

23 octobre 2025 à 22:01

« taxer la terre, pas les hommes ». Dans la grande galerie des « ismes » où s’exposent les courants politiques et économiques, nul n’ignore l’existence du communisme, du keynésianisme ou du libéralisme. Mais avez-vous déjà entendu parler du georgisme ? Probablement pas. Tombée dans les oubliettes de la pensée, cette théorie pourrait pourtant être le chaînon manquant entre justice sociale, efficacité économique et transition écologique. Rien que ça !

Elle est née il y a près de 150 ans aux États-Unis, dans le cerveau — et surtout grâce à l’observation empirique — d’un journaliste autodidacte de San Francisco, Henry George, dont la vie rocambolesque a sans doute été sa première source d’inspiration.

Henry George, le prophète oublié de San Francisco

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George n’était ni un marxiste ni un capitaliste pur jus. Il croyait en la liberté, au travail et au progrès — mais il voyait aussi l’injustice d’un monde où la richesse collective finissait dans les poches de ceux qui possèdent la terre. En cette fin de XIXᵉ siècle, les usines poussent bien plus rapidement que les avantages sociaux. Et la Révolution industrielle ne permet pas encore les progrès sanitaires, l’élévation de l’espérance de vie et la réduction des inégalités sociales, qui n’apparaîtront que lors des décennies suivantes.

Pourquoi assiste-t-on alors à une augmentation de la pauvreté, malgré l’accroissement des richesses et les progrès phénoménaux de la science et de l’industrie ? C’est la question centrale de son ouvrage Progrès et pauvreté, publié en 1879.

Certes, à l’époque, George n’est pas le seul à être obsédé par ce problème. Il n’a pas lu Marx, mais a étudié Malthus, qui avait déjà posé son diagnostic : la pauvreté est liée à la surpopulation. Il a aussi analysé la théorie méritocratique, estimant qu’au fond, les pauvres seraient paresseux ou affligés de tares congénitales. George remet en cause ces approches et explique que le problème vient plutôt de l’organisation sociale, qui privilégie notamment les propriétaires fonciers au détriment du reste de la population.

Pour appuyer sa démonstration, il utilise ses propres observations. Il prend notamment l’exemple de la famine irlandaise, qui a décimé une immense partie de la population dans un pays — le Royaume-Uni — alors le plus riche de la planète. Selon lui, c’est l’immense concentration de la propriété foncière entre les mains de quelques milliers de lords, possédant 95 % des terres, qui a provoqué la famine. D’où sa conviction : le foncier est une rente qu’il faut taxer, une ressource naturelle qui appartient aux citoyens d’une même nation, tous en étant copropriétaires.

Si certains souhaitent la privatiser, ils doivent dédommager les autres en payant une taxe en fonction de la valeur de la parcelle. C’est le concept de la Land Value Tax (LVT), qui doit remplacer à ses yeux toutes les taxes.

L’idée paraît d’une simplicité désarmante. Quand une ville se développe, quand les transports, les écoles, les hôpitaux améliorent un quartier, la valeur des terrains grimpe. Mais cette plus-value, produite par la collectivité, est captée par le propriétaire du sol. Pourquoi en profiterait-il alors qu’il n’a rien fait pour augmenter la valeur de cette terre ? Henry George propose donc de rendre au public ce que le public a créé, à travers la LVT, qui en retour finance les services publics.

Son idée a la force de l’évidence : elle ne punit ni le travail, ni la production, ni l’investissement, seulement la rente.

Et pourtant, le georgisme a été relégué dans les marges de l’histoire, entre utopie oubliée et lubie d’économistes hétérodoxes. Pourquoi cela n’a-t-il pas marché ? Proposer de taxer la rente foncière revient à déclarer la guerre aux notables, aux spéculateurs urbains et aux grands propriétaires. Selon Jérémy Boer, infatigable défenseur de la pensée georgienne sur les réseaux sociaux, c’est l’opposition farouche de ces derniers qui en a eu raison. Ils n’ont eu de cesse de combattre une approche qui avait tout pour leur déplaire, notamment en disqualifiant intellectuellement ceux qui oseraient penser comme George.

C’est d’ailleurs la thèse soutenue par deux économistes américains, Fred Harrison et Mason Gaffney, dans The Corruption of Economics (1994) : ils démontrent que les propriétaires fonciers n’ont pas hésité à financer des universités et des professeurs afin de « ruiner les thèses de Henry George ». Car, aux yeux de J. K. Galbraith, qui en a préfacé l’édition de 2006, « l’idée georgiste selon laquelle seule la terre devrait être taxée — afin de ne pas imposer ni les profits ni les salaires — risquait de créer une alliance politique dangereuse entre le capital et le travail contre le propriétaire foncier ».

Le Georgisme en pratique : où l’idée vit encore aujourd’hui

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Si la théorie d’Henry George n’a pas percé, elle a quand même connu quelques traductions concrètes dans différents endroits du monde, sans que l’on sache pourquoi elle y a prospéré plus qu’ailleurs. Le georgisme a finalement essaimé sans jamais régner : des réformes partielles ici ou là, des clubs, des congrès internationaux… mais pas de révolution. À défaut, l’économiste a inspiré néanmoins un vaste mouvement politique, le « georgisme ».

C’est d’ailleurs lui qui a donné à une ardente militante georgiste, Elizabeth Magie, l’idée de créer le jeu du Landlord’s Game, dévoyé en… Monopoly.

Le jour où Monopoly a trahi le georgisme

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Des économistes de renom comme Milton Friedman ou Paul Krugman ont aussi salué son approche ; Joseph Stiglitz a même repris à son compte les intuitions de George, en 1977, dans sa Théorie des biens publics locaux.

Mais les démocraties de l’époque ont préféré empiler les taxes sur le revenu, sur la consommation, sur le travail — tout sauf sur la rente. Parce que taxer la terre, c’est toucher au nerf du pouvoir : la propriété. Peut-être que le georgisme a aussi manqué d’un champion politique capable de porter son programme transpartisan, mais hélas jugé trop égalitariste pour la droite et trop libéral pour la gauche.

D’ailleurs, Marx, qui a lu Henry George, n’est pas tendre avec son approche, qu’il décrit dans une lettre écrite en 1881 à Friedrich Adolph Sorge comme une « tentative, agrémentée d’un vernis socialiste, de sauver la domination capitaliste et, en réalité, de la refonder sur une base encore plus large que l’actuelle ».

Pourtant, à la faveur de la crise environnementale, le georgisme pourrait-il retrouver des couleurs ? L’époque cherche désespérément une théorie capable de sortir de la nasse : croissance plus juste et écologie sans récession. Et si la solution était déjà là, dans les marges jaunies de Progress and Poverty ?

Dans le contexte actuel, l’idée prend une dimension nouvelle : taxer le sol, c’est valoriser l’usage efficace de l’espace. Fini les terrains vides en attente de plus-value ; place à la densité, à la justice spatiale, en quelque sorte. Taxer la propriété non productive, c’est aussi un excellent moyen d’alléger le coût du travail, de redonner du pouvoir d’achat aux travailleurs, de rendre nos entreprises plus compétitives pour renouer avec la croissance.

Cette théorie n’a peut-être donc pas dit son dernier mot. C’est la conviction de deux économistes, Alain Trannoy et Étienne Wasmer. Dans leur livre Le Grand Retour de la terre dans les patrimoines, ils militent pour l’appliquer en France, où « la valeur foncière dans la richesse nationale (8 900 milliards) connaît même une croissance continue ».

Ils proposent d’instaurer une taxe annuelle de 2 % sur la valeur foncière, contre des allègements sur la fiscalité du travail et du capital. Une façon, à leurs yeux, de répondre aussi bien à l’objectif de zéro artificialisation nette des sols qu’à celui de la modération des prix de l’immobilier.

C’est, au fond, le message de George : « la terre appartient aux vivants ». Il serait peut-être temps de s’en souvenir.

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Méga-canal, méga-opportunité ?

23 octobre 2025 à 04:15

On se souvient encore des méga-manifestations contre les méga-bassines, des cris d’alarme autour du méga-tunnel transalpin ou encore de la fameuse méga-ferme des 1000 vaches, stoppée net par la fronde écologiste. Et voilà qu’un nouveau méga-projet entre en scène : un méga-canal, censé relier la Seine à l’Escaut, deux grands bassins économiques du nord de l’Europe. Des méga-problèmes en vue ? Ou une méga-opportunité ?

Au nord, le bassin de l’Escaut : véritable carrefour logistique et industriel de l’Europe septentrionale. Centré sur le port d’Anvers – le deuxième plus important du continent – il se distingue par une forte densité industrielle et un réseau de voies navigables profondes et larges, permettant une logistique fluviale de grande capacité. Autant de caractéristiques qui en font la principale interface du fret maritime européen.

Au sud, le bassin de la Seine, cœur battant de l’économie française. C’est là que se concentrent la production, la consommation et les échanges, avec Paris et sa région comme moteurs. Grâce au système portuaire HAROPA, véritable porte d’entrée maritime du pays, les conteneurs venus du monde entier remontent vers la capitale, tandis que les céréales françaises prennent le large vers l’exportation.

Entre les deux ? Des échanges commerciaux considérables, soutenus essentiellement par le transport routier, notamment via l’autoroute A1. Il existe bien un canal – le canal du Nord – mais sa capacité ne permet pas le passage de grands convois fluviaux. Conçu pour des péniches d’à peine 400 tonnes, il ne peut accueillir les convois modernes, dix fois plus lourds, qui sillonnent déjà le nord de l’Europe. Le trafic y avance donc au ralenti, trop lent et trop coûteux pour concurrencer la route. D’où l’idée du Canal Seine-Nord Europe (CSNE) : une version grand gabarit de 107 km, pensée pour remettre la voie d’eau au cœur du fret du XXIᵉ siècle.

© SCSNE

Mais voilà que le projet entre à son tour dans le collimateur de l’écologie militante. Le 11 octobre dernier, plus d’un millier de manifestants se sont retrouvés dans l’Oise pour dire « non » au méga-canal. Parmi eux, les Soulèvements de la Terre et l’association historique « Mégacanal, non merci ! ». Une mobilisation qui vient clore plusieurs mois d’actions, réunissant les figures familières de la contestation écologique : Extinction Rebellion, Greenpeace, la Confédération paysanne ou encore Attac. Comme un air de déjà-vu…

Des méga-impacts sur la biodiversité ?

« J’avais une forêt devant chez moi. Ils ont absolument tout détruit. Ça me donne envie de chialer », lâche un manifestant. Difficile de ne pas comprendre sa colère : un chantier de cette ampleur laisse forcément des traces. Car si l’on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs, on ne creuse pas un méga-canal sans bousculer des écosystèmes.

Les chiffres donnent le vertige : 107 km de long, 54 m de large, 4,5 m de profondeur… et 74 millions de m³ de terre déplacée ! L’étude d’impact est claire : la construction du canal et la gestion des déblais bouleverseront 222 hectares de forêts, 240 hectares de zones humides et plus de 2 400 hectares de terres agricoles. Le tracé traverse au passage six zones naturelles d’intérêt écologique (ZNIEFF) de type 1, trois de type 2 et deux sites Natura 2000. Autant dire que la biodiversité n’en sortira pas indemne.

Mais avant de crier au désastre, prenons un peu de recul. Après tout, les 240 hectares de zones humides concernées ne représentent que 2 % de celles de la plaine alluviale de l’Oise moyenne, et les forêts touchées à peine 0,2 % des surfaces boisées du département. Quant aux terres agricoles, les pertes s’élèvent à 0,6 % des surfaces cultivées locales. En clair, l’impact existe, mais il reste contenu à l’échelle du territoire.

Et surtout, le projet ne laisse pas ces dégâts sans réponse. Pour limiter la fragmentation des milieux, une cinquantaine de passages à biodiversité sont prévus. De plus, des rampes et escaliers seront aménagés sur les berges pour éviter que la faune ne se retrouve piégée.

Passage à biodiversité ©SCSNE-ONE-AEI

Mieux encore, des compensations massives sont planifiées : 463 hectares de zones humides seront créés ou restaurés, notamment dans la vallée alluviale de l’Oise. D’anciennes gravières seront réaménagées en habitats aquatiques, des cours d’eau restaurés – comme la source de la Tortille – et des berges lagunées aménagées.

Berges lagunées ©SCSNE-PIXXIM

Côté forêts, le projet prévoit de replanter près de trois fois la surface détruite, en y ajoutant des haies le long des berges pour renforcer les corridors écologiques. Bref, les promoteurs du canal ne se contentent pas de réparer : ils affichent la volonté de compenser les impacts, voire d’améliorer la biodiversité locale. Reste à savoir combien de temps il faudra pour que la nature retrouve son équilibre.

De méga-perturbations du cycle de l’eau ?

26 millions de mètres cubes. L’équivalent de plus de quarante mégabassines de Sainte-Soline. Forcément, ça fait réagir : tout ce volume d’eau pour un seul canal ? Mais rassurons-nous : en matière de gestion de l’eau, ce n’est pas tant la quantité qui compte que le moment et l’endroit où elle est prélevée.

Ici, l’eau ne sera pas pompée dans les nappes phréatiques, mais simplement dérivée de grands cours d’eau qui, de toute façon, se jettent dans la mer. Et contrairement à l’ancien Canal du Nord, le nouveau sera en grande partie étanche. Fini donc le drainage souterrain qui faisait baisser les niveaux d’eau. Les rares tronçons non étanchéifiés se situeront dans des zones argileuses ou crayeuses, où les échanges avec le sous-sol restent minimes. Ironie du sort : en remplaçant l’ancien canal, le projet devrait même remonter localement certains niveaux piézométriques.

La méga-bassine du méga-canal

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Seule ombre au tableau : cette modification du régime hydrique affectera tout de même quatre captages d’eau potable et cinq forages agricoles. Mais là encore, des mesures sont prévues : sécurisation, approfondissement ou déplacement de ces points de captage, histoire que personne ne soit privé d’eau au robinet.

Des méga-émissions de gaz à effet de serre ?

Un méga-canal, c’est forcément un méga-chantier. Et qui dit chantier dit pelleteuses, bétonnières et ciment à la tonne. Forcément, ça pèse sur le bilan carbone : plus de 2,8 millions de tonnes de CO₂ émises rien que pour la phase de construction.

Mais avant de crier au scandale climatique, rappelons l’objectif du projet : le report modal. Autrement dit, transférer une partie du fret de la route vers la voie d’eau. Or, un convoi fluvial, c’est jusqu’à quatre fois moins d’émissions qu’une file de camions. En conséquence, le canal devrait atteindre la neutralité carbone en une dizaine d’années, puis générer un bénéfice net de 56 millions de tonnes de CO₂ d’ici 2070 — soit l’équivalent de deux années de transport routier national.

Et ce n’est pas tout : moins de camions, c’est aussi moins de particules fines, moins de bruit et moins de routes saturées. Bref, un chantier lourd… pour un allègement durable.

Un projet méga-pharaonique ?

Le Canal Seine-Nord Europe, c’est un projet titanesque. Et dans un contexte de déficit public, la question du « combien ça va nous coûter ? » est légitime. D’autant que le budget initial, fixé à 4,2 milliards d’euros, a vite explosé. La Cour des comptes européenne pointait dès 2020 une hausse de 199 % — soit 3,3 milliards de plus que prévu, le plus gros débordement parmi les grands projets audités.

Mais depuis, de l’eau a coulé sous les ponts : le montage financier a été entièrement revu, le pilotage simplifié et les coûts optimisés. Tracé allégé, ouvrages réduits, déblais mieux gérés. Résultat : la facture reste élevée — 5,1 milliards pour la construction — mais plus réaliste. En ajoutant les investissements connexes (ports, plateformes multimodales, raccordements), le total grimpe à 8 milliards d’euros, chiffre largement relayé par les opposants.

Sauf que cet argent ne s’évapore pas : c’est un investissement. Pendant la décennie de travaux, 13 000 emplois seront créés, principalement dans les entreprises locales du BTP et les bureaux d’études. Et une fois le canal opérationnel, c’est un tout autre monde économique qui s’ouvrira : davantage de transport fluvial, donc moins de coûts logistiques, moins de carburant brûlé et plus de compétitivité pour les filières exportatrices. À terme, 50 000 emplois pourraient en découler, en France comme en Europe.

L’étude d’impact chiffre la valeur actuelle nette (le gain global sur 50 ans) à 8,4 milliards d’euros pour la France et 11,6 milliards à l’échelle européenne. On pourrait critiquer les hypothèses de trafic, souvent jugées optimistes, mais même en restant prudent, le projet reste rentable. D’après nos calculs, même si le transit était divisé par deux par rapport aux prévisions, le canal dégagerait encore un bénéfice. Il faudrait une erreur d’un facteur trois, ou une explosion majeure des coûts, pour que la balance vire au rouge.

Et encore : le calcul ne prend pas en compte la nouvelle valeur du carbone. L’étude se base sur un prix de 32 €/t de CO₂ (celui de 2010). Or, aujourd’hui, on parle de 256 €/t, selon le Haut-Commissariat à la Stratégie et au Plan. Avec cette mise à jour, le bénéfice carbone pourrait grimper à plus de 14 milliards d’euros, rendant le projet rentable dans presque tous les scénarios — même les plus pessimistes.

Alors, trop cher, le méga-canal ? Pas forcément. Et il est savoureux de voir certains écologistes s’inquiéter soudain de rentabilité économique, eux qui, d’ordinaire, jugent les projets à l’aune de leurs vertus climatiques plutôt que de leurs bilans comptables.

Rhin-Ruhr, la prospérité économique au fil de l’eau

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La méga-peur des méga-projets

Les mégabassines de Sainte-Soline, le tunnel Lyon–Turin et maintenant le canal Seine–Nord Europe : trois projets titanesques qualifiés tour à tour d’aberrations écologiques. Trois projets qui, pourtant, pourraient bien représenter une véritable plus-value environnementale. Car lorsqu’on prend la peine d’aller au-delà des slogans, le scandale n’est pas toujours là où on le croit.

Mais que combattent vraiment leurs opposants ? Défendent-ils sincèrement la nature, ou s’opposent-ils à un modèle de société qu’ils rejettent — celui du progrès, de l’innovation, de la croissance ? À moins qu’ils ne cherchent simplement des symboles tangibles à abattre pour fédérer autour d’eux et faire avancer leur agenda politique. Ou, plus profondément encore, expriment-ils une angoisse collective face à un futur qu’ils perçoivent comme hors de contrôle ?

Après tout, qui a décrété qu’un méga-projet ne pouvait pas être, aussi, une méga-opportunité pour l’avenir ?

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Hannah Ritchie, l’éco-logique

19 octobre 2025 à 06:58

Et si nous étions la première génération capable de construire un monde durable ? C’est la thèse d’Hannah Ritchie, tête de pont d’Our World in Data, une plateforme en ligne hébergée par l’université d’Oxford, qui fournit des données sur la santé, l’éducation, le climat et la pauvreté. Son premier ouvrage, mondialement célébré, Not the End of the World, sort enfin en France sous le titre Première génération*. Une occasion de publier notre première interview qui semblait presque trop belle, tant les travaux de la jeune chercheuse écossaise, tout comme ceux de son inspirateur Hans Rosling, ont eu une importance majeure dans la création des Électrons Libres.

Les Électrons Libres : Au début de votre premier livre, vous expliquez qu’étudiante en sciences de l’environnement, vous souffriez d’éco-anxiété et que quelqu’un vous a fait changer d’avis, vous ouvrant de nouvelles perspectives. Pouvez-vous nous en parler ? Beaucoup de jeunes Français partagent sans doute votre ancien état d’esprit.

Hannah Ritchie : Oui. J’entends beaucoup de gens, surtout des jeunes, qui disent ressentir des sentiments très similaires à ceux qui me touchaient. J’ai moi-même grandi en me préoccupant des problèmes environnementaux et du changement climatique. J’ai ensuite étudié les sciences de l’environnement, ma vocation. Pourtant, mes études ont souvent douché mon enthousiasme. Lorsque vous vous penchez sur ces sujets, vous avez l’impression que la situation ne cesse d’empirer, sans perspective d’amélioration. Malgré ma passion, j’avais l’impression de ne rien pouvoir faire pour changer les choses et qu’il n’y avait aucune possibilité de traiter ces problèmes à l’échelle mondiale. J’étais découragée, très inquiète pour mon propre avenir et celui des autres. Notre planète sera-t-elle encore habitable demain ? À cette époque, j’étais extrêmement pessimiste.

Les indicateurs environnementaux n’étaient pas les seuls à nourrir mon pessimisme. En regardant les informations, j’avais l’impression que les évolutions sociales et économiques allaient aussi dans la mauvaise direction. Les désastres succédaient aux désastres, les enfants mouraient de faim… L’idée générale était que, dans le monde, tout empirait.

La découverte du travail de Hans Rosling a vraiment changé ma façon de voir les choses. Ce statisticien suédois charismatique prenait du recul et disait : « Regardons les données et l’évolution du monde, non pas sur le dernier jour, mais au fil des siècles. » Ce que l’on constate de cette manière, c’est que les humains ont fait des progrès incroyables face à des problèmes vraiment importants, dont beaucoup d’entre nous n’ont pas conscience.

Rosling posait des questions simples à des gens très instruits, venant de la Banque mondiale ou de grandes organisations internationales, comme : « La pauvreté extrême dans le monde a-t-elle augmenté ou diminué ? » Or, la majorité des gens se trompent en répondant. Ils pensent que les choses vont dans la mauvaise direction, alors que nous avons assisté à des améliorations massives. De la pauvreté à la mortalité infantile et maternelle, en passant par l’espérance de vie, nous avons fait d’énormes progrès. Je n’en avais pas conscience. Cela a changé ma façon de voir les choses.

Factful test : connaissez-vous bien notre monde ?

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Cela ne signifie pas que nous n’avons plus de problèmes environnementaux, mais cela m’a donné le sentiment que les humains peuvent les résoudre, s’ils y consacrent les ressources nécessaires et s’ils y mettent vraiment du leur. Ce constat m’a conduite à ausculter les données et à y trouver une base factuelle pour comprendre ce qui se passe réellement dans le monde.

LEL : Cette méthode propre à Hans Rosling, rationnelle et basée sur les faits — dont nous avons proposé notre propre version — a été très efficace sur vous. Mais, malheureusement, elle ne semble pas l’être sur tout le monde. Vous avez dû parler à beaucoup de gens qui n’y étaient pas réceptifs. On a l’impression que les émotions gagnent du terrain. Certaines personnes affirment même que nous devrions utiliser la peur pour changer les esprits, en recourant aux pires scénarios climatiques et à la menace d’un effondrement planétaire. Comment changer efficacement l’esprit des gens qui ne sont pas réceptifs à la rationalité ?

HR : C’est très difficile. En tant que data scientist, je suis très influencée par les données, mais je ne suis pas naïve au point de penser que montrer un graphique à quelqu’un va complètement changer son opinion et ses comportements. Je pense que les données sont nécessaires — pour comprendre ce qui se passe et comment les choses peuvent changer —, mais insuffisantes. Il faut associer des informations et des données solides, auxquelles les gens peuvent faire confiance, à un cadre narratif. Nous ne sommes pas des êtres purement rationnels ; nous avons besoin de récits qui parlent à nos émotions. Je pense que cette combinaison est absolument déterminante.

Mais ma narration n’est pas axée sur la peur. Elle peut, certes, être l’étincelle initiale qui pousse à l’action — elle l’était pour moi quand j’étais jeune et que j’ai commencé à me préoccuper du changement climatique —, mais il est très difficile de maintenir cela dans le temps. On ne peut pas effrayer les gens pendant des décennies. Le cadrage que j’essaie d’adopter, et que je trouve plus efficace, consiste à sensibiliser aux problèmes tout en essayant de présenter une vision positive de ce à quoi le monde pourrait ressembler.

LEL : La question est peut-être : y a-t-il une crise dans l’histoire qui ait déjà été résolue par la peur ?

HR : Je ne sais pas, bonne question. Si vous regardez certains des défis environnementaux historiques que nous avons résolus, comme celui de la couche d’ozone, l’inquiétude était là. Il fallait expliquer aux gens qu’il se passait quelque chose de grave. Mais leur présenter une solution a été déterminant. Nous n’aurions pas pu nous attaquer à ce problème s’il n’y avait pas eu un remède relativement facile à mettre en œuvre, permettant de faire pression sur les entreprises et les gouvernements.

On pourrait dire la même chose de la réduction de la pollution de l’air dans de nombreuses villes, un progrès que la plupart des gens oublient. Cela a été déclenché en sensibilisant aux dommages sanitaires, mais aussi en montrant qu’il existait une solution pour y remédier. C’est souvent cette combinaison psychologique qui fonctionne.

Aujourd’hui, la majorité des gens croient au changement climatique. Ils veulent que des mesures soient prises. Le point de blocage n’est plus la simple reconnaissance du problème (« Nous avons un problème, soyez inquiets »), mais la transition vers sa résolution. Ce qui préoccupe les gens maintenant, c’est : avons-nous des solutions viables ? Sont-elles abordables ? Sont-elles accessibles et disponibles ?

LEL : L’un des arguments centraux de votre livre, sans doute assez étrange pour beaucoup de gens, est de rappeler que le monde n’a jamais été durable. Pourriez-vous développer cette vision ?

HR : Quand j’étudiais les sciences de l’environnement, je concevais la durabilité sous un angle purement écologique : « Quelle est l’ampleur de notre impact en la matière ? » Or, celui-ci a augmenté de façon spectaculaire. Selon moi, la définition du développement durable comporte deux aspects. Ce que nous voulons, c’est offrir une vie agréable à toute l’humanité — huit milliards de personnes. En même temps, nous voulons aussi avoir un faible impact environnemental pour protéger les générations futures et l’ensemble des espèces.

Il n’existera pas de durabilité tant que ces deux objectifs ne seront pas conjointement atteints. Si vous regardez notre passé, nos ancêtres avaient un faible impact environnemental, mais leur niveau de vie était souvent extrêmement bas. La moitié des enfants mouraient avant d’atteindre la puberté. Ce ne sont pas des conditions de vie acceptables aujourd’hui.

Au fil du temps, ces échelles ont changé. Nous avons eu des gains énormes en termes de développement humain, mais cela s’est fait historiquement au détriment de l’environnement. La proposition que j’avance dans le livre est que nous sommes à ce moment particulier de l’histoire où nous avons l’opportunité de faire ces deux choses en même temps. Je pense que nous pouvons améliorer la vie de huit milliards de personnes tout en réduisant notre impact environnemental.

LEL : Vous dites que nous pourrions être la première génération à rendre le monde durable. Oseriez-vous donner une estimation du moment où nous pourrons y parvenir ?

HR : Ce sera de mon vivant, certainement [Hannah Ritchie a 32 ans, NDLR]. Tout le monde se concentre sur 2050. Mais je ne pense pas que nous y arriverons à cette date. Je pencherais plutôt pour entre 2060 et 2070. Cela peut paraître pessimiste par rapport à l’objectif initial, mais je ne suis pas vraiment préoccupée par l’atteinte du zéro absolu. Le problème du changement climatique n’est pas que nous émettions du dioxyde de carbone, mais que nous en émettons plus de 41 milliards de tonnes chaque année. Si nous parvenons à une réduction de 90 % ou 95 %, le réchauffement serait si faible que nous aurions le temps de trouver les solutions pour les derniers pourcents. Là est mon objectif.

LEL : Beaucoup de gens pensent pourtant que la durabilité est théoriquement impossible à atteindre. Ils affirment que, dans notre système capitaliste, cupide et extractiviste, il serait inenvisageable de construire un monde durable à cause de besoins sans cesse croissants. Devons-nous renverser le capitalisme ? La science peut-elle répondre à ce genre de question ?

HR : Je ne pense pas que la science puisse répondre à cette question. Mais elle est en réalité double : devrions-nous renverser le capitalisme ? Et pouvons-nous le faire ? Sur la dernière, ma réponse est non : cela ne va tout simplement pas arriver. J’en suis désormais convaincue. Compte tenu de la situation politique mondiale, faire d’énormes progrès sur le changement climatique en vendant le message que nous devons tous être plus pauvres et démanteler notre système économique ne me semble ni réalisable ni souhaitable. C’est un argument perdant.

LEL : …une perte de temps et d’énergie ?

HR : Oui. Concernant la première partie de la question — devrions-nous renverser le capitalisme ? — ma réponse est encore négative. Historiquement, l’augmentation des revenus et la croissance économique ont été fortement corrélées à l’augmentation des dommages environnementaux, surtout pour les émissions de carbone. Cette relation était forte, car l’énergie, moteur du développement, provenait principalement des combustibles fossiles. Mais nous ne sommes plus dans ce moment.

Nous avons des alternatives aux combustibles fossiles, de plus en plus bon marché et de meilleure qualité. Vous pouvez produire de grandes quantités d’énergie sans émissions de carbone et sans le même niveau de pollution. D’un point de vue technique et technologique, il est possible de découpler la croissance économique et l’amélioration du développement humain de la hausse des émissions et de la pression exercée sur les écosystèmes. Cela ne signifie pas atteindre un impact environnemental nul — toute source d’énergie a des effets —, mais les réduire considérablement.

On critique aussi les énergies renouvelables (solaire, éolien, batteries) parce qu’elles nécessitent une énorme quantité d’extraction et de minage. C’est vrai. Mais comparez cela au système actuel, dans lequel nous brûlons 15 milliards de tonnes de combustibles fossiles chaque année : en réalité, nous réduisons considérablement notre empreinte minière, nos émissions de CO₂ et la pollution grâce à ces alternatives.

LEL : Permettez-nous de jouer les avocats du diable. Il s’agit tout de même d’un flux que vous devez extraire chaque année, avec certes une empreinte inférieure à celle des combustibles fossiles. Mais il ne s’agit toujours pas de durabilité…

HR : C’est un flux initial qui devient ensuite un stock. Dans un système de combustibles fossiles, vous devez extraire la même quantité d’énergie — ou plus — encore et encore. Avec la transition, vous avez une période de montée en puissance initiale où nous extrayons davantage pour construire des panneaux solaires, des éoliennes et des batteries. Mais le but est qu’une fois le panneau solaire installé, il n’y ait plus besoin de minage pour obtenir cette énergie année après année.

Quand ces technologies arrivent en fin de vie, vous avez l’espoir et la possibilité de les recycler pour en faire de nouvelles batteries ou de nouveaux panneaux solaires. Ce que les gens sous-estiment également, c’est que cette équation s’améliore en permanence : la quantité de matière utilisée pour un panneau solaire aujourd’hui est bien inférieure à celle d’un panneau construit il y a dix ou quinze ans. Et si vous en prenez un en fin de vie maintenant, avec la somme des minéraux qu’il contient, vous en auriez probablement assez pour en fabriquer deux, trois, voire cinq nouveaux. Au fil des décennies, vous multipliez réellement cet effet.

Max Roser, l’anti Piketty

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LEL : Regardons la France maintenant. Comme vous le savez, notre réseau électrique est assez particulier, reposant fortement sur le nucléaire. Mais se joue ici une petite musique selon laquelle la construction de nouveaux réacteurs ne serait pas viable économiquement. Certains préconisent d’ailleurs le 100 % renouvelable, comme Mark Jacobson. Qu’en pensez-vous ?

HR : Le réseau français est intéressant dans le contexte européen, en raison de sa forte dépendance au nucléaire. Au niveau mondial, de nombreux pays, surtout près de l’équateur, peuvent aller très loin avec le solaire, l’éolien et les batteries. Mais dans un pays comme le Royaume-Uni, ce ne sera pas suffisant. Nous avons souvent ici ce que l’on appelle la Dunkelflaute (longues périodes avec très peu de vent). La question est de savoir ce que vous faites pour combler ces trous d’air.

Lorsque vous réfléchissez à la manière de combler les 10 derniers pourcents, l’argument selon lequel la construction de nouvelles centrales nucléaires est trop chère est à considérer. La réalité est que presque toutes les solutions que vous trouvez pour ces 10 % sont relativement coûteuses. Pour le Royaume-Uni, le nucléaire actuel reste une solution viable pour assurer cette stabilité. Quant à la France, elle a construit rapidement et à bon marché une énorme flotte nucléaire qui a alimenté le pays pendant des décennies.

Mais désormais, dans la majeure partie de l’Europe et de l’Amérique du Nord, nous sommes incapables de le faire en respectant les délais et le budget prévus. Seules la Chine et la Corée du Sud sont actuellement en mesure de construire des centrales nucléaires beaucoup moins cher et beaucoup plus rapidement. La France se lance fortement dans les énergies renouvelables maintenant. Ce mix de solaire, d’éolien et de nucléaire me semble bien, et probablement plus rentable que celui d’une France continuant de construire davantage de centrales nucléaires. Car j’ai du mal à voir les pays de l’Ouest le faire à bon marché et rapidement. Et concernant le Royaume-Uni, il me semble…

LEL : … que ce n’est pas très efficace de construire un nouveau réacteur nucléaire pour qu’il fonctionne seulement quelques semaines par an, pendant la Dunkelflaute ou en hiver. Hélas, vous n’êtes pourtant pas en capacité de fournir assez d’électricité si vous avez deux semaines sans vent ni soleil. C’est un défi assez…

HR : … difficile à relever. Oui. Si vous construisez du nucléaire au Royaume-Uni, le fait est qu’il ne fonctionnera pas seulement pendant les deux semaines de Dunkelflaute. Il fournira un niveau de base tout au long de l’année, et vous aurez moins besoin des autres énergies. Pourtant, et c’est souvent impopulaire chez nous, la réalité est que si vous voulez combler ces dernières semaines de l’année, une option consiste à construire une centrale au gaz et à la faire fonctionner sur cette période. C’est bon marché, et les émissions de carbone ne sont pas si élevées, car la centrale fonctionne sur un court laps de temps. C’est flexible et pas si cher. La dépense principale, c’est le gaz, pas la construction de la centrale, contrairement au nucléaire.

LEL : En France, nous commençons à observer la « forme de Batman » de la production solaire pendant les jours ensoleillés, ce qui provoque une forte déperdition. [Cette forme décrit une courbe où la production solaire excédentaire en journée, non stockée, est gaspillée, tandis que la demande d’électricité culmine matin et soir, nécessitant des batteries pour équilibrer le réseau, NDLR.] Ce sont plusieurs gigawatts que nous perdons. Je comprends l’argument des sceptiques sur les énergies renouvelables : pourquoi devrions-nous construire encore plus de solaire, puisque nous en avons déjà trop, d’une certaine manière ?

HR : La solution est le stockage. Une partie du défi consiste à faire comprendre aux gens que le but n’est pas seulement de réaliser une simple substitution de sources d’énergie, contrairement à ce que beaucoup pensent. L’enjeu, c’est de remplacer des combustibles fossiles par des sources d’électricité bas carbone, mais aussi de reconstruire un système flexible, capable d’utiliser l’énergie quand c’est nécessaire. Cela passe en grande partie par l’électrification.

Si vous avez beaucoup d’excès en solaire, vous devriez avoir des véhicules électriques branchés sur le réseau, qui absorbent cette énergie quand elle est bon marché, c’est-à-dire au moment où elle pourrait être gaspillée. Il y a aussi du stockage pouvant servir quand les approvisionnements sont plus faibles. Il y a toute une partie d’équilibrage de charge dans cette équation, qui est cruciale. Pour le consommateur moyen, ce sont ces produits de consommation qui font la plus grande différence dans leur vie, en leur permettant de faire des économies d’énergie, et pas seulement de substituer une source d’énergie à une autre.

LEL : C’est un récit complexe à vendre, ce qui explique la raison de sa relative impopularité et de l’incompréhension de beaucoup de gens. D’ailleurs, dans votre livre, vous remettez en question beaucoup d’idées reçues sur la façon dont nous pouvons répondre au changement climatique et sur la réalité des problèmes environnementaux. Est-ce que les gens sont mal informés, trop peu informés, ou n’est-ce pas plutôt qu’ils ne souhaitent pas l’être tant que ça ?

HR : Je pense qu’il y a un peu de tout cela. Il y a une interaction malheureuse entre les informations diffusées par les médias et ce que les consommateurs veulent apprendre. Les médias se sentent obligés de raconter des histoires qui produisent du « clic » ou qui divertissent. Et nous sommes souvent attirés par les présentations extrêmes, dans un sens ou dans l’autre : soit « le changement climatique est un canular et nous voulons démasquer ceux qui nous ont menti », soit, à l’inverse, « le changement climatique va tous nous tuer et nous sommes condamnés ».

LEL : Mais ne pourrions-nous pas avoir de bonnes histoires fondées sur la vérité ?

HR : C’est en partie ce que j’essaie de faire. Mais je pense qu’il y a une boucle de rétroaction entre la diffusion de ces histoires fondées sur des points de vue extrêmes et ce que les gens veulent lire ou entendre. Beaucoup d’organes de presse font passer le divertissement avant l’information. Il est très courant, dans les émissions de télévision, de ne faire venir que des personnalités représentant les points de vue extrêmes dans les débats sur le changement climatique.

Ils invitent le climatosceptique — qui dit que c’est absurde — et la personne qui n’est pas non plus en phase avec la vérité — qui affirme que nous sommes tous condamnés après une augmentation de 1,5 °C de la température terrestre. Ils choisissent des gens pour divertir et créer un débat enflammé, plutôt que pour informer réellement l’audience. J’en ai parlé avec des journalistes. Ils m’ont répondu : « Nous avons écrit des histoires plus nuancées, mais personne ne clique dessus, donc ça ne marche pas. »

LEL : Quelque chose a changé depuis quelques décennies avec un nouveau mot : infotainment. Ça change les règles. Ce n’est pas de l’information, ce n’est pas du spectacle, c’est un véritable mélange entre deux choses qui ne sont pas compatibles.

HR : Oui. Mais pour revenir à la question précédente, une grande partie du travail consiste à construire une narration. Il ne s’agit pas seulement de donner des faits et des chiffres, mais de savoir comment produire une histoire intéressante ou de trouver des exemples qui lui donnent vie. Cela penche légèrement vers l’infotainment : vous devez rendre l’information intéressante, ce qui implique une certaine dose de controverse ou la proposition d’une vraie histoire. C’est à cela que les gens réagissent positivement.

Je le constate dans mon propre travail. Ce n’était pas délibéré, mais je suis maintenant souvent présentée comme une sorte de « démystificatrice », ce que je n’aime pas particulièrement. Pourtant, les gens réagissent mieux à cela. Au lieu de me contenter de leur donner des informations, je dois leur livrer le message le plus intéressant pour eux : « Vous avez entendu ceci, mais laissez-moi vous expliquer ce qui se passe en réalité. » Cela nous conduit à produire un narratif certes un peu controversé, mais plus engageant.

Our World In Data : la connaissance en accès libre

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LEL : Dans votre livre, vous expliquez que beaucoup de gens de bonne volonté se trompent souvent sur la façon d’agir efficacement pour l’environnement. Ils se fourvoient sur les ordres de grandeur, se concentrent sur les petites choses, parfois même sur des actions contre-productives, et négligent ce qui est vraiment efficace. Pourriez-vous nous donner quelques exemples de ce qui est peu ou pas efficace, et de ce qui l’est vraiment au quotidien ?

HR : Il y a beaucoup d’exemples où les gens pensent faire quelque chose de positif, alors que cela n’a qu’une très faible utilité ou, pire, augmente même leur impact environnemental. Notamment l’idée selon laquelle se nourrir avec des produits locaux serait forcément meilleur pour l’environnement. Si vous posez aux gens la question de ce qui leur semble le plus important, ils vous répondront sûrement que c’est la distance entre producteurs et consommateurs. La réalité est que le transport de la nourriture ne représente qu’environ 5 % des émissions en matière alimentaire et n’a pratiquement aucun impact sur l’empreinte carbone de votre régime. La plupart des émissions proviennent du changement d’affectation des terres ou des procédés de production. L’emballage est extrêmement faible par rapport à ces autres facteurs. Si vous voulez réduire l’impact de votre alimentation, vous devriez vous concentrer sur ce que vous mangez plutôt que sur la distance parcourue. L’une des choses les plus efficaces est d’adopter un régime plus végétal. Les arguments comme : « Je mange du bœuf local, ce n’est sûrement pas pire que d’importer du soja ou des avocats de l’autre côté du monde » sont faux.

La notion selon laquelle chaque pays peut produire n’importe quel aliment est une illusion. Il y a des contraintes climatiques. Le Royaume-Uni n’a pas intérêt à cultiver une grande variété de fruits et légumes dans une serre en utilisant des tonnes d’énergie. Il est préférable d’importer la nourriture du pays où la production est la plus efficace. Se concentrer uniquement sur la production et la consommation locales peut souvent avoir des impacts négatifs, en augmentant l’empreinte carbone.

Un autre exemple clair est l’utilisation du plastique. Si vous demandez aux gens la principale chose qu’ils font, ils vous diront : le recyclage. La réalité est que l’utilisation et le recyclage du plastique ont un impact environnemental assez faible, surtout en termes de changement climatique [mais un impact néanmoins réel sur la formation de « continents » plastiques océaniques, quand les déchets sont jetés n’importe où et finissent leur course dans la mer, ce qui est peu le cas en Europe, NDLR]. Au Royaume-Uni, il y a une taxe sur les sacs plastiques à usage unique. Très réduite, en fait. Mais elle a fortement stigmatisé ceux qui vont au supermarché sans amener de sacs réutilisables. Les gens marchent très fièrement avec ce genre de sacs, mais ne pensent pas à l’impact environnemental des aliments qu’ils mangent. L’empreinte carbone de la nourriture que vous mettez dans votre sac est probablement des milliers, voire des dizaines de milliers de fois plus importante que celle du sac en plastique lui-même. Les gens pensent au sac et s’auto-congratulent : « J’ai fait ma part. » La réalité est que cela fait une très, très petite différence.

LEL : Pouvez-vous nous donner un autre exemple de ce type en dehors de l’alimentation ?

HR : Les gens se focalisent souvent sur de petites choses, comme le chargement de leur téléphone, leur consommation télévisuelle ou la gestion de leur éclairage. Elles constituent une part minime de leur empreinte énergétique. Pour la majorité, il n’y a en réalité que deux choses qui représentent la majeure partie de leur consommation d’énergie.

D’abord, le transport. Si vous conduisez une voiture à essence, cela marquera une très grande partie de votre empreinte carbone. Le fait de passer à la marche, au vélo, aux transports publics ou à une voiture électrique la réduira considérablement. Prendre l’avion est aussi un gros morceau de la consommation potentielle.

Ensuite, sur le plan domestique, la chose la plus énergivore est soit le chauffage, soit la climatisation. Si vous vivez dans un climat chaud, prendre un climatiseur très efficace fera une énorme différence. Si vous vivez dans un climat plus froid, alors remplacer une chaudière à gaz par une pompe à chaleur électrique en fera de même. Ce sont les principaux aspects qui fondent l’essentiel de l’impact environnemental de la majorité des gens. Le reste compte peut-être pour environ 20 %. Or, les gens ont tendance à se concentrer davantage sur ces 20 % que sur les 80 % qui ont un véritable impact.

LEL : En France, malheureusement, pendant longtemps, nous avons favorisé l’isolation, ce qui est bien, mais nous avons également encouragé les chaudières à gaz au lieu des pompes à chaleur électriques. On a l’impression que, maintenant, économiquement, les pompes à chaleur sont plus efficaces, par euro et par tonne de carbone économisée, que l’isolation.

HR : Je ne crois pas que l’un exclue l’autre. Certes, cela dépend des moyens financiers. Le défi des pompes à chaleur réside dans leurs coûts initiaux, qui restent nettement plus élevés qu’une chaudière à gaz, même si les coûts de fonctionnement sont beaucoup plus bas. Au Royaume-Uni, l’État verse une subvention de 7 500 livres [environ 8 790 euros, NDLR], car la différence de coûts d’installation est encore extrêmement grande. Je pense que c’est la raison pour laquelle l’adoption des pompes à chaleur a été aussi lente.

LEL : Il nous faut maintenant aborder un autre sujet essentiel qui vous tient à cœur : l’intelligence artificielle. Un thème qui génère beaucoup de questions et de peurs. Vous en parlez dans votre dernier livre, Cleaning the Air**. Que pensez-vous de l’IA ? Est-ce un problème majeur pour l’environnement ou une chance pour la lutte contre le changement climatique ?

HR : Je vais encore une fois être assez contrariante en donnant une réponse médiane. Deux arguments s’opposent : soit l’IA va anéantir nos objectifs climatiques et représenter la pire chose pour l’environnement, soit elle va tous nous sauver. Je pense qu’aucun des deux n’est vrai. Beaucoup de gens surestiment les coûts énergétiques et carbone de l’IA. Pour vous donner un ordre d’idée : l’ensemble des centres de données représente environ 1,5 % de la consommation électrique mondiale, et l’IA, une simple fraction, soit un total inférieur à 1 %. Cette consommation attire pourtant énormément l’attention, au point que les gens ne se concentrent plus sur les 99 % restants de l’impact. Ils surestiment considérablement la consommation totale de l’IA, en particulier son impact lié à l’utilisation personnelle. On entend dire que poser une question à ChatGPT a un coût environnemental si élevé que l’on ne devrait jamais le faire. La réalité est que c’est insignifiant. Une question équivaut à regarder Netflix pendant six secondes ou à utiliser un micro-ondes pendant une seconde. Même si vous posiez 100 questions par jour à ChatGPT, cela resterait une très petite partie de votre empreinte environnementale. La question qui se pose est de savoir comment cela va évoluer, et si l’on obtiendra un équilibre entre l’augmentation de la demande et l’efficacité accrue des modèles.

C’est un moment que nous avons déjà connu à l’époque de la croissance d’Internet, où l’on craignait que les centres de données consomment la moitié de l’électricité des États-Unis. Or, nous avions simplement sous-estimé les gains d’efficacité.

Pour l’IA, je pense que les économies réalisées grâce à l’optimisation de la consommation et à la gestion du réseau pourraient annuler l’augmentation d’énergie nécessaire pour l’alimenter. C’est d’ailleurs ce que prévoit l’Agence internationale de l’énergie (AIE). Elle anticipe que, d’ici 2030, l’impact agrégé de l’IA sur l’énergie tendra davantage vers une réduction que vers une augmentation. Mais il ne faut pas non plus se fier aveuglément à cette hypothèse.

LEL : On oublie aussi souvent que l’IA est déjà largement employée au bénéfice du développement durable et de la modélisation comme de l’analyse climatique.

HR : Je pense qu’il existe un éventail d’applications pour lesquelles l’IA sera très bénéfique. D’une part, la gestion et l’optimisation du réseau. D’autre part, les prévisions météorologiques. Ces modèles peuvent atteindre une résolution beaucoup plus élevée, beaucoup plus rapidement et à un coût plus faible, ce qui est crucial dans le contexte du changement climatique. C’est particulièrement important pour les pays qui investissent peu en matière de prévision. En obtenir à haute résolution est vital, par exemple, pour un agriculteur en Ouganda. Même dans des domaines comme l’exploitation minière, l’IA offre des atouts évidents pour comprendre la qualité et l’emplacement des gisements et déterminer la manière la plus efficace d’en extraire les ressources.

LEL : Alors, peut-on vous poser cette question taboue : utilisez-vous ChatGPT pour votre travail, Hannah Ritchie ?

HR : Oui, parfois. Je ne l’utilise pas pour écrire. Il n’est pas très bon dans cette fonction. Je l’emploie de deux manières. Premièrement, pour obtenir une revue de littérature de très haut niveau lorsque j’aborde un nouveau sujet. Il est utile pour m’indiquer les articles clés à lire pour commencer à travailler. Je ne prends jamais ce qu’il dit au pied de la lettre, car il fait des erreurs. Mais il sait m’orienter vers les meilleures sources. Deuxièmement, je m’en sers comme « relecteur numéro deux » (dans le jargon universitaire). Quand j’écris un article, je lui demande de me signaler mes erreurs, mes lacunes potentielles et de faire office d’observateur le plus critique de ma production.

LEL : Pour finir. Selon vous, quelle est la plus grande menace et le plus grand espoir pour l’humanité dont nous ne parlons pas assez ?

HR : Du côté de l’environnement, je crois que les gens sont inconscients de l’impact de l’utilisation des terres. C’est l’un des problèmes les plus sous-estimés. L’idée générale est que, si une terre est cultivable, elle devrait être exploitée au maximum. Les gens ignorent deux points essentiels. D’abord le fait que nous exploitons déjà la moitié des terres habitables du monde pour l’agriculture et l’élevage. Ensuite, l’ampleur des répercussions induites par ce premier constat, particulièrement en termes de biodiversité. La pensée courante est que la plus grande menace serait le changement climatique. Ce n’est pas le cas. Le principal responsable de la réduction de la biodiversité est l’utilisation des terres, notamment la déforestation qu’elle a provoquée et son impact direct sur les écosystèmes.

LEL : Et du côté des bonnes nouvelles ? Vous en citez beaucoup dans votre livre.

HR : Il y a beaucoup d’exemples historiques que les gens oublient, comme la réduction de la pollution de l’air. Si vous interrogez les habitants des grandes villes, ils vous diront qu’ils ont l’impression que l’air est extrêmement pollué. Or, c’était bien pire il y a quelques générations. Les gains sont spectaculaires et les gens n’en sont pas conscients.

Mais, actuellement, la plupart des progrès proviennent de la transition énergétique. Presque tous les jours, je vois une nouvelle donnée qui m’impressionne. Les choses évoluent extrêmement vite. Du déploiement des véhicules électriques (en Chine, plus de la moitié des nouvelles voitures le sont) à la vitesse de la croissance de l’énergie propre. La Chine construit des fermes solaires et éoliennes d’une ampleur énorme. De nombreux autres pays, en particulier ceux à faibles revenus, augmentent de manière spectaculaire leurs importations de panneaux solaires et de technologies bas carbone. Dans ce domaine, nous avons presque chaque jour une très bonne nouvelle qui donne de l’espoir…

* Première génération, Éditions Les Arènes, 284 pages
** Clearing the Air, Chatto & Windus, 304 pages

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Emploi : la nouvelle jeunesse des séniors !

8 octobre 2025 à 19:41

Des boomers de plus en plus geeks, qui dament le pion aux jeunes sur le marché du travail ? Nous n’en sommes pas encore là. Mais un réel progrès en faveur de l’emploi des seniors dans le tertiaire se confirme, notamment grâce à l’entrée dans cette catégorie des premières générations ayant frayé avec les ordinateurs.

Faire du neuf avec du vieux

Imaginez une génération qui a grandi en découvrant, incrédule, les prémices de l’informatique personnelle. Des quinquas qui, enfants, bavaient devant les publicités pour la première console de jeux offrant la possibilité de se démener, manette en main, face au préhistorique « Pong » ; puis, adolescents, ont vu les cafés commencer à se débarrasser de leurs flippers au profit de jeux d’arcade comme Space Invaders, Asteroids, puis Pac-Man et Tetris. La même qui a appris le CD-ROM, puis les délices de ces ordinateurs dépourvus d’O.S., dont il fallait programmer chaque pixel d’action en Basic, puis en Pascal, tel le Sinclair ZX 81. Et ce avant l’arrivée du fameux Atari 520 ST et du premier Mac, avec leur processeur Motorola cadencé à 7,8 MHz et leur RAM figée à… 128 Ko, pour le second.

Deux révolutions qui ont forgé l’avenir de ces ancêtres du travail face aux écrans, alimenté par la navigation sur les logiciels des années 1980 et 1990, et qui, aujourd’hui, apporte une touche d’expérience unique dans un monde boosté par l’intelligence artificielle. En France comme en Europe, les seniors (55-64 ans) redessinent le paysage du travail, particulièrement dans le secteur tertiaire. Leur maîtrise pionnière des outils numériques et leur savoir-être affûté par des décennies d’expérience en font des acteurs précieux pour les entreprises. Bien plus qu’un simple atout, ils incarnent un pont entre tradition et innovation, contribuant à une économie plus équilibrée face au vieillissement démographique.

En France : une vitalité record et un élan numérique

Même si notre pays reste à la traîne par rapport à nos voisins, l’emploi des seniors atteint des sommets historiques : 60,4 % des 55-64 ans étaient actifs en 2024. Un bond de 2 points en un an et de plus de 12,4 points en dix ans ! Le secteur tertiaire, qui regroupe 70 % de ces travailleurs, est leur terrain de prédilection.

Pourquoi un tel engouement ? Cette génération, née entre 1965 et 1975, s’adapte avec aisance aux technologies modernes, y compris l’IA. Comme le souligne France Travail, « L’expertise de ces salariés, dépositaires des savoirs de l’entreprise, se caractérise par une certaine vision stratégique et une capacité de prise de recul forgées au fil des années. »

Mais ce n’est pas tout. Les réformes des retraites et les incitations fiscales encouragent cette dynamique, tout comme le désir des seniors de transmettre leur expertise. Dans les métiers du conseil, de la formation ou des services numériques, 80 % d’entre eux se disent motivés à partager leur savoir. Et ça fonctionne dans les deux sens : les jeunes forment leurs aînés aux dernières innovations technologiques, tandis que les seconds leur offrent fiabilité et sens de la collaboration. Résultat : 63 % des actifs estiment que ce mélange générationnel booste l’innovation tout en renforçant la cohésion des équipes. Un véritable cercle vertueux.

Europe : aussi des promesses

À l’échelle européenne, les seniors ne sont pas en reste. Avec un taux d’emploi dépassant les 75 % (pour les 55-64 ans), des pays comme la Suède et l’Allemagne sont en tête de peloton. Sans doute l’une des raisons ayant conduit la ministre de l’Économie d’outre-Rhin, Katherina Reiche, à envisager de repousser l’âge de départ à la retraite de ses concitoyens à 70 ans, même si ce sont essentiellement des préoccupations budgétaires qui dictent cette volonté.

Là encore, l’exposition précoce à l’informatique joue un rôle clé. Depuis 2010, le nombre de seniors actifs en Europe est passé de 23,8 millions à près de 40 millions en 2023. Dans des pays comme les Pays-Bas, des programmes de mentorat inversé permettent même aux concernés n’ayant pas immédiatement pris le virage du numérique de partager leur expérience tout en se formant aux outils modernes, compensant ainsi les limites de l’IA par leur intuition et leur recul. Car prompter est essentiellement un art du questionnement, dont l’âge est souvent la clé de la maîtrise.

Une idée confirmée par une large étude publiée par le FMI en avril dernier, qui stipule : « Cela suggère que, pour un niveau d’éducation donné, les travailleurs plus âgés peuvent bénéficier davantage de l’adoption de l’IA que les cohortes plus jeunes, car les premiers sont relativement plus concentrés dans les occupations à forte exposition et forte complémentarité. »

C’était… moins bien avant

Contrairement aux salariés nés entre 1940 et 1950, dont le taux d’emploi jusqu’aux années 2010 stagnait entre 40 % et 45 % en raison d’une exposition limitée à l’informatique et de politiques de préretraites massives, la cohorte actuelle gagne de 15 à 20 points.

Cette génération antérieure, souvent perçue comme réfractaire au numérique, subissait une exclusion structurelle, avec peu d’accès aux outils bureautiques émergents. Une analyse confirmée par David Autor et David Dorn, en 2009, dans l’American Economic Review, montrant que les études pointaient cette révolution comme un obstacle soudain à l’adaptation technologique des plus de 55 ans : un âge se présentant, en France, comme une barrière quasi infranchissable dans la quête d’un nouvel emploi après la perte du précédent.

Aujourd’hui, l’entrée précoce sur le marché durant le boom du PC permet une adaptation plus fluide, transformant les seniors en atouts pour l’IA, où leur vision humaine complète l’automatisation. Surtout, comme le précise aussi l’étude du FMI déjà citée : « Plusieurs caractéristiques des emplois à forte exposition à l’IA correspondent aux préférences des travailleurs plus âgés. Au cours des trois dernières décennies, il y a eu une augmentation générale des emplois adaptés à ces personnes, caractérisés par une activité physique moins exigeante, des niveaux de danger au travail plus faibles et un rythme d’activité modéré […] Ces caractéristiques sont attrayantes pour les travailleurs visés et s’alignent avec les gains positifs de leurs capacités cognitives dans le cadre d’un vieillissement en meilleure santé […], d’autant plus que ces emplois exposés à l’IA offrent généralement des revenus plus élevés. »

Ce shift générationnel réduit les discriminations et valorise l’expérience, avec 90 % des seniors engagés dans le transfert de compétences.

Mais tout n’est pas encore rose. Assez logiquement, seul le secteur tertiaire est touché par cette grâce en faveur des grands aînés. Selon la DARES, dans l’agriculture et le secondaire (industrie, construction), la situation de l’emploi des seniors reste très dégradée en France, avec une stagnation ou une baisse relative des effectifs depuis les années 2010. Une tendance observée dans la plupart des pays de l’OCDE. Les travailleurs âgés y sont sous-représentés en raison de la pénibilité physique accrue et des exigences en mobilité, limitant les embauches à moins de 10 % des postes. Cette disparité persiste en 2024-2025 et s’accompagne, dans tous les secteurs, de la subsistance de freins culturels à l’emploi, malgré l’embellie décrite dans cet article. France Travail note d’ailleurs : « Encore trop peu d’entreprises déploient une culture senior friendly. »

Et demain ?

D’ici 2030, l’emploi des seniors dans le tertiaire pourrait atteindre 75 % en France et 80 % en Europe, porté par l’IA et des formations adaptées. Dans des secteurs comme la cybersécurité ou le conseil digital, leur expérience historique devient un atout pour anticiper les disruptions. Les initiatives gouvernementales, comme la valorisation des salariés expérimentés lancée en 2025, promettent de réduire le chômage senior à moins de 5 %, tout en boostant le PIB de 2 à 3 % grâce à une productivité intergénérationnelle.

À voir, tout de même…
Il n’en demeure pas moins que cette génération, pionnière du numérique, ouvre la voie à une économie où l’expérience et l’innovation se nourrissent mutuellement. En créant des espaces de collaboration, comme des comités mixtes, les entreprises peuvent tirer le meilleur de chaque époque.

Les seniors ne sont pas seulement dans le coup. Ils sont au cœur de la transformation, prêts à façonner un avenir où chacun peut trouver sa place sur le marché de l’emploi.*

(Ce qui arrange votre rédacteur en chef, né en 1968, et ayant l’éternelle nostalgie de ses parties de Pong…)

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Le vent de l’IA souffle sur l’Europe

8 octobre 2025 à 04:14

2 milliards d’euros levés en deux mois. Une décacorne française. Des licornes qui éclosent partout. L’Europe, longtemps spectatrice du grand bal numérique américain, s’invite à la table de l’intelligence artificielle. Et si cette fois, on ne ratait pas le coche ?

Soyons honnêtes : l’Europe a en grande partie loupé le train du numérique. Pas de GAFAM européen, pas de suite bureautique, aucun moteur de recherche ni réseau social majeur. Pendant que la Silicon Valley transformait le monde, nous regardions passer les trains. Nos talents partaient s’exiler outre-Atlantique, nos investissements restaient frileux et nos champions se faisaient racheter avant même d’atteindre leur majorité. De quoi constater avec amertume l’existence d’un écart qui pourrait sembler insurmontable pour l’Europe.

Mais voilà qu’une nouvelle course est lancée : celle de l’intelligence artificielle. Et le Vieux Continent a compris qu’il pouvait y participer. Les jeux ne sont pas encore faits. Les positions ne sont pas figées. Et surtout, nos atouts — la qualité de notre recherche, la force de nos ingénieurs — s’affirment. Notre exigence réglementaire, elle, reste un handicap… à moins que l’Europe ne réussisse à l’imposer au monde entier, auquel cas nos start-ups pourraient avoir un coup d’avance.

La France joue ses cartes : Mistral et le pari de la souveraineté

Décembre 2023 : Mistral AI est valorisée 2 milliards d’euros. Septembre 2025 : 11,7 milliards. En moins de deux ans, cette start-up française qui développe ses propres LLM a multiplié sa valeur par six, devenant au passage la première décacorne tricolore. Ce n’est pas juste une histoire de levée de fonds spectaculaire, c’est le symbole que l’Europe peut créer ses propres leaders de l’IA générative.

L’approche de Mistral ? Jouer la carte de la transparence et de l’open source face aux géants américains. Proposer une alternative qui respecte le RGPD plutôt que de le contourner. Faire de la souveraineté des données un atout commercial plutôt qu’une contrainte bureaucratique. Pour les entreprises européennes qui ne veulent pas confier leurs informations sensibles à des serveurs américains ou chinois, c’est une aubaine. Pour les citoyens soucieux de leurs données personnelles, c’est rassurant. Pour l’Europe, c’est stratégique.

Et Mistral n’est pas seule. Hugging Face, cette autre pépite française devenue « le GitHub de l’IA ». Concrètement ? Une plateforme collaborative et open source qui démocratise l’intelligence artificielle en offrant une bibliothèque géante de modèles préentraînés. Au lieu de créer son IA de zéro, n’importe quel développeur peut y piocher des briques prêtes à l’emploi et les adapter à ses besoins. Résultat : 1,3 million de modèles hébergés, un milliard de requêtes par jour, et même Google ou Meta y publient leurs créations. Avec une valorisation de 4,5 milliards de dollars, Hugging Face est devenue une infrastructure incontournable de l’écosystème mondial de l’IA et l’une des rares start-ups du secteur ayant déjà atteint son seuil de rentabilité.

De Londres à Stockholm : l’écosystème prend forme

Le phénomène dépasse largement nos frontières. À Londres, Synthesia révolutionne la production vidéo : des avatars numériques ultra-réalistes qui parlent toutes les langues, sans caméra ni acteur. Résultat ? 60 % des entreprises du Fortune 100 utilisent leur technologie pour leurs communications internes. Valorisation : 2,1 milliards de dollars.

En Suède, Lovable permet à n’importe qui de créer un site web fonctionnel simplement en décrivant ce qu’il veut. Au Royaume-Uni, PhysicsX applique l’IA à la simulation physique pour accélérer l’innovation en ingénierie. En Allemagne, DeepL offre des traductions d’une qualité qui fait rougir les géants américains, tandis que Black Forest Labs a développé FLUX Kontext, l’un des modèles d’édition d’images les plus performants au monde : il suffit de lui dire « change la couleur de la voiture en rouge » pour qu’il modifie précisément cet élément sans toucher au reste de l’image. Sans oublier Wayve, qui enseigne aux voitures à conduire seules dans les rues londoniennes.

Ces start-ups ne sont pas des imitations tardives de modèles américains. Elles explorent des niches, innovent selon des approches différentes et répondent à des besoins spécifiques. Elles construisent un écosystème diversifié où chacun apporte sa pierre à l’édifice global de l’IA européenne.

L’effet boule de neige : quand les licornes engendrent des licornes

Cette dynamique ne sort pas de nulle part. La France compte désormais 30 licornes, contre zéro en 2013. Ce changement quantitatif masque une transformation plus profonde : l’émergence d’une génération d’entrepreneurs et d’investisseurs qui ont appris à gérer des hypercroissances. Les fondateurs de Criteo, Fotolia, Datadog, Zenly, BlaBlaCar ou OVHcloud créent de nouvelles entreprises ou investissent dans la génération suivante. Les ingénieurs qui ont bâti ces succès lancent leurs propres projets.

Comment la Suède finance ses startups (et pourquoi la France échoue)

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Ce cercle vertueux, la Silicon Valley le connaît depuis des décennies. Chez nous, il commence à peine à tourner. Mais il tourne. Les gouvernements européens l’ont compris, et l’UE elle-même change de posture, passant du rôle de régulateur méfiant à celui d’accélérateur volontariste, comme en témoigne l’AI Summit organisé à Paris, il y a peu, réunissant tous les acteurs du secteur.

Les fantômes du passé : pourquoi il ne faut pas gâcher notre chance

Pourtant, le tableau n’est pas sans ombres. Les start-ups européennes brillent en phase d’amorçage et en séries A et B. Mais quand vient le moment de passer à l’échelle, de lever des centaines de millions pour conquérir le monde, l’argent se raréfie. Les fonds américains et asiatiques prennent alors le relais, imposant souvent un déménagement du siège social vers des cieux plus cléments fiscalement. Or, la réalité est têtue : avant 2021, nos entrepreneurs ont créé 46 licornes… mais aux États-Unis. Seulement 18 en France.

La fiscalité sur les capitaux et sur les hauts salaires, pourtant indispensable pour attirer les meilleurs ingénieurs mondiaux, reste parmi les plus élevées du monde. Une situation qui ne pourrait qu’empirer en cas d’instauration de la suicidaire taxe Zucman, agitée sans discernement ces dernières semaines, et qui s’en prend directement au capital des entreprises.

Pendant ce temps, la compétition ne s’arrête pas. La Chine, en État stratège omniprésent, injecte des milliards dans ses pépites nationales, tandis que les États-Unis gardent une avance confortable en capacité de calcul et en capitaux disponibles. Même des pays comme les Émirats arabes unis ou Singapour se positionnent agressivement sur le secteur, tandis que l’Inde, pourtant très dépendante du secteur informatique, semble avoir totalement raté le virage IA.

La croissance de demain se construit aujourd’hui

Alors oui, l’Europe a en partie raté la révolution numérique des années 2000. Mais l’histoire ne se répète jamais à l’identique. Nous avons des start-ups qui maîtrisent les fondamentaux. Un écosystème se met en place, des champions émergent. Tirons les leçons du passé pour les aider à grandir.

Mais attention, il serait tragique de saboter cette dynamique par frilosité fiscale ou rigidité réglementaire. L’enjeu n’est pas seulement économique — même si les emplois qualifiés et les exportations futures se jouent maintenant. Il est aussi stratégique : dans un monde où l’IA va structurer tous les secteurs, de la santé à la défense en passant par l’éducation, ne pas avoir nos propres fleurons, c’est accepter de dépendre entièrement de puissances étrangères.

Le risque de la vertu réglementaire

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Les Européens qui s’inquiètent de la domination américaine sur nos vies numériques devraient être les premiers à soutenir nos start-ups d’IA et nos acteurs du cloud souverain. Ceux qui veulent protéger nos données personnelles devraient applaudir Mistral. Ceux qui rêvent de souveraineté technologique devraient faciliter, pas entraver ni dénigrer, l’essor de notre écosystème.

L’Europe a longtemps été spectatrice. Aujourd’hui, elle est sur scène. À nous de lui donner les moyens de jouer les premiers rôles plutôt que de lui couper les jambes au moment où elle s’élance enfin.

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Moustique : sus au tueur né

5 octobre 2025 à 06:04

Paludisme, dengue, chikungunya, Zika… quatre terribles maladies transmises par un même tueur. Grâce aux vaccins, aux biotechnologies ou aux moustiques modifiés, l’humanité peut enfin espérer les éradiquer. Juste à temps, car ce minuscule meurtrier envahit progressivement la France.

Si l’on vous demandait quel est l’animal le plus dangereux pour l’homme, vous penseriez peut-être au requin, au serpent ou au chien. En réalité, l’ennemi public numéro un est minuscule, léger comme une plume et se glisse discrètement dans nos nuits : le moustique.

Derrière son bourdonnement agaçant se cache un tueur de masse. Au cours du dernier siècle, les maladies qu’il transmet — paludisme, dengue, chikungunya, Zika, fièvre jaune — ont causé des dizaines de millions de morts. Aujourd’hui encore, près de 800 000 personnes meurent chaque année après une simple piqûre. C’est deux fois plus que les morts causées… par l’homme lui-même. À chaque lever de soleil, plus de mille familles dans le monde perdent un proche à cause d’un moustique.

Le paludisme : le plus vieux fléau de l’humanité

De toutes ces maladies, le paludisme reste le plus meurtrier. Selon l’OMS, en 2023 on comptait plus de 249 millions de cas dans 85 pays et plus de 600 000 décès, dont près de 80 % d’enfants de moins de cinq ans. Rien qu’en Afrique subsaharienne, toutes les deux minutes, un enfant meurt de cette infection. En Asie du Sud-Est, dans certaines régions d’Amérique latine et en Guyane, le parasite reste endémique, c’est-à-dire qu’il circule en permanence dans la population locale, avec des cas toute l’année ou qui reviennent à chaque saison des pluies, sans jamais disparaître complètement.

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Kessel : un siècle avant la flottille

30 septembre 2025 à 19:08

Un siècle avant la Flottille pour Gaza, Joseph Kessel prenait la mer pour rejoindre la Palestine. Une expédition bien différente, qui nous éclaire sur le conflit actuel… et sur notre société du spectacle.

Avril 1926, Marseille. Joseph Kessel embarque pour Jaffa. Comme souvent, ses voyages sont nés de rencontres avec des êtres charismatiques, Monfreid, Mermoz, Kersten… Ce jour-là, l’homme qui l’accompagne se nomme Chaïm Weizmann. Difficile de trouver deux personnalités plus antagonistes. Kessel, nomade agnostique, étranger à toute ferveur religieuse, indifférent aux appels du patriotisme comme aux élans des causes collectives, est à mille lieues de l’ardeur qui étreint le futur premier chef de l’État d’Israël. Mais celui qui fait sienne la devise de Péguy, « Dire bêtement la vérité bête, ennuyeusement la vérité ennuyeuse, tristement la vérité triste », veut voir, et raconter.

Une terre d’espoir et de feu

Contrairement à la flottille d’aujourd’hui, il ne s’attarde pas sur sa traversée de la Méditerranée. L’important n’est pas le voyage, mais la destination. La « mer de la civilisation » s’échoue sur une terre âpre, où le feu du soleil brûle les visages et les terres, où la malaria décime les familles. Même l’eau enflamme les chairs.

Depuis 1920, la Palestine est sous mandat britannique. Une conséquence de l’effondrement de l’Empire ottoman et de sa défaite lors de la Première Guerre mondiale. Son territoire correspondant grosso modo aux actuelles terres d’Israël, de la Cisjordanie et de Gaza. Elle compte alors environ 600 000 Arabes et un peu plus de 150 000 Juifs. La majorité de ces derniers sont des immigrants arrivés depuis la fin du XIXᵉ siècle de Russie, de Pologne ou d’Ukraine, venus se mêler aux communautés juives autochtones présentes sur place de longue date. Les premiers sionistes, les Amants de Sion, s’étaient embarqués à la suite d’émeutes antijuives en Russie. D’autres les ont rejoints après guerre, soupçonnés d’avoir pris part à la révolution d’Octobre et pourchassés par les armées blanches, nationalistes et cosaques. Peu de temps avant que les bolcheviques, à leur tour, ne s’en prennent à eux, voyant dans le sionisme une entreprise capitaliste, bourgeoise et nationaliste. Car ce nouveau sionisme, théorisé à la fin du XIXᵉ siècle par Theodor Herzl, propose pour la première fois la création d’un foyer national pour le peuple juif, en réponse aux persécutions.

Kessel arrive dans un pays qui semble s’ébrouer après plusieurs siècles d’une vie immuable. Les fellahs, petits paysans arabes accablés de labeur et d’impôts dans un système féodal, voient les plaines se couvrir de cultures, les villes s’élever et une nouvelle liberté poindre… qui va bientôt inquiéter leurs maîtres.

Une langue, mille rêves

Comme toujours, Kessel s’intéresse davantage aux êtres qu’à la politique. Des kvoutza, ces ancêtres du kibboutz, aux communautés orthodoxes, il découvre autant de projets sionistes qu’il y a de rêves individuels. L’individu, pourtant, s’efface derrière cette espérance collectiviste qu’il a conçue en songe.

Au cœur de la vallée de Jezreel, les jeunes idéalistes socialistes qu’il rencontre ne se mettent pas en scène, ne fantasment pas leur bravoure ni l’importance de leur rôle. Non, ils sacrifient leur héritage bourgeois et leurs mains délicates pour le rude travail de la terre, creusant, récurant, construisant de l’aube au coucher du soleil. Leur sueur a transformé un inculte marécage en promesse d’abondance.

À Bnei Brak, la colonie hassidim défie la chaleur écrasante dans ses habits de ténèbres, construit des temples avant même d’avoir garanti son souper ou sécurisé ses bicoques branlantes. Aujourd’hui encore, Bnei Brak abrite le quartier le plus pauvre d’Israël, et vote à 90 % pour les ultra-orthodoxes.

À Kfar-Yeladim, Kessel découvre stupéfait une communauté d’enfants qui vit en quasi autonomie. Guidés par le pédagogue Pougatchev, ils inventent leur constitution, leur tribunal, leur système électoral et leur presse. Ils tentent de construire une société nouvelle, pour refermer la plaie ouverte par le massacre de leurs géniteurs.

Comme nulle part ailleurs, cette promesse se construit dans un chantier permanent, qui s’oppose en tout point au charme pittoresque des cités arabes patinées par les siècles. Elle porte un nom : Tel-Aviv. Un antagonisme qui illustre si bien le dilemme du progrès. Aucune nouveauté, aucune invention ne peut procurer la douceur réconfortante d’un marché, d’une échoppe ou d’un geste ancestral. Mais que vaut ce réconfort immémorial face à la malaria, à la misère du non-développement, au joug des traditions ? C’est ce carcan qui, précisément, a poussé à fonder la cité. À Jaffa, les autochtones prenaient les visages découverts des nouvelles arrivantes pour une invitation. Tel-Aviv est « née du baiser des arabes ».

De l’entrepreneur fortuné au religieux démuni ou au jeune socialiste, les aspirations sont si diverses que seule la langue peut les réunir. « Un peuple peut exister sans gouvernement choisi, sans institutions, et même sans terre qui lui appartienne. Mais s’il ne possède pas de langue qui lui soit propre, c’est un peuple mort » écrit Kessel. En Palestine, c’est la résurrection d’une langue morte qui fait naître un peuple.

Nouvelles richesses, vieilles servitudes

Depuis l’époque ottomane, les effendis sont les véritables maîtres de la société palestinienne. Propriétaires fonciers, ils accablent d’impôts les misérables fellahs qui travaillent leurs terres pour des salaires de famine. À l’arrivée des migrants, ces potentats locaux saisissent l’aubaine et leur cèdent des parcelles à prix d’or, au mépris des fellahs qui perdent leur unique moyen de subsistance.

S’ils ne sont pas acceptés dans les communautés orthodoxes ni dans les kvoutza socialistes, nombreux trouvent des emplois chez des fermiers ou des entrepreneurs juifs. À leur grande surprise, ils découvrent des ouvriers payés aux prix européens, des hommes travaillant aux champs et réclamant aisément leur dû. « Des formules étranges de liberté, d’égalité étaient dans l’air », remarque Kessel. Les effendis sentirent la colère monter chez leurs anciens vassaux.

Mais il leur restait l’influence que confère une longue domination. Ils les persuadèrent que les nouveaux venus allaient tout leur enlever et qu’il fallait les exterminer avant qu’ils ne fussent en force. La propagande réussit. 

Terreur et développement 

Le 4 avril 1920, 70 000 personnes se rassemblent à Jérusalem. Depuis l’hôtel de ville, le maire Moussa Qazem al-Husseini presse la foule de donner son sang pour la cause. Aref al-Aref, l’éditeur du Journal Suriya al-Janubia, harangue depuis son cheval : « Si nous n’utilisons pas la force contre les sionistes et contre les Juifs, nous n’en viendrons jamais à bout ! ». On lui répond en scandant « Indépendance ! Indépendance ! » Durant quatre jours, des combats éclatent. Malgré leur infériorité numérique, les colons résistent avec l’appui des soldats britanniques. 

Ces émeutes sont la première manifestation majeure de violence entre les communautés arabe et juive de Palestine dans le contexte du conflit qui les oppose encore aujourd’hui. Elles poussent les Juifs à développer leur propre organisation de défense, la Haganah, ancêtre du noyau de l’armée israélienne : Tsahal.

Quand Kessel débarque en terre palestinienne quelques années plus tard, il sent un revirement. La dynamique de croissance qu’engendre l’immigration juive semble faire des émules. Il voit des terres sans avenir se couvrir de cultures, les grandes agglomérations devenir des centres de commerce de plus en plus florissants. Alors que le pays « nourrissait difficilement quelques centaines de milliers d’hommes » rappelle-t-il, s’ouvre la perspective d’en faire vivre des millions. Ce que, opprimés par le joug féodal de leurs maîtres, les fellahs n’ont pu faire en quatre siècles.

Le développement plutôt que l’affrontement ? En 2020 une étude indiquait que 86 % des Gazaouis se disaient plus intéressés par la croissance économique et les réformes politiques que par la politique étrangère. 7 sur 10 souhaitaient être gouvernés par l’Autorité palestinienne plutôt que par le Hamas. Organisation que les habitants des pays arabes rejetent massivement, comme le Hezbollah. Et tandis que le gouvernement Netanyahou menace d’annexer la Cisjordanie et d’occuper Gaza, près des trois quarts des Israéliens soutiennent, ou ne s’opposent pas à un accord incluant la reconnaissance d’un État de Palestine.

Kessel allait pour voir, pour sentir et pour raconter. Aujourd’hui, on va pour se montrer. Quitte à être les idiots utiles de déplorables maîtres.

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Nucléariser le monde !

29 septembre 2025 à 04:36

En finir avec la grande pauvreté ? Réduire d’un tiers nos émissions de CO2 ? Le tout pour seulement 0,5 % de notre PIB ? C’est possible, en nucléarisant la planète. Plongée dans le « Projet Messmer 2.0 ».

Voici une vérité qui dérange : la pauvreté n’est pas un problème parmi d’autres. C’est le problème fondamental de l’humanité, celui qui condamne des milliards d’êtres humains à une existence précaire, marquée par la maladie, l’ignorance et la mort prématurée. Et au cœur de cette pauvreté se trouve un dénominateur commun, simple et implacable : l’absence d’accès à une énergie abordable et fiable.

Près de 3,7 milliards de personnes — environ 47% de la population mondiale — vivent dans ce qu’on peut appeler le « monde débranché », où la consommation électrique annuelle par habitant est inférieure à 1 200 kWh. Un précédent papier mettait déjà en valeur cette comparaison frappante : c’est à peine plus que la consommation annuelle d’un réfrigérateur américain standard. Pendant qu’un Français moyen consomme 7 000 kWh par an et un Américain plus de 12 000, des pays comme le Pakistan, l’Indonésie et l’Inde — qui abritent ensemble 1,9 milliard de personnes — restent dramatiquement sous-électrifiés.

Cette pauvreté énergétique n’est pas qu’une statistique abstraite. Elle se traduit par des drames humains quotidiens d’une effrayante ampleur. Selon l’Institute for Health Metrics and Evaluation, plus de 3 millions de personnes meurent prématurément chaque année à cause de la pollution de l’air intérieur liée à l’utilisation de combustibles solides pour cuisiner. Plus de 50% des décès d’enfants de moins de 5 ans sont dus à des pneumonies causées par l’inhalation de particules fines provenant de la pollution domestique.

Environ 40% de la population mondiale dépend encore principalement de la combustion de biomasse — bois, bouses séchées, résidus agricoles — pour leurs besoins énergétiques. Cette réalité condamne des milliards de personnes, principalement des femmes et des enfants, à passer des heures chaque jour à chercher du combustible, à le transporter sur des kilomètres, puis à respirer sa fumée toxique. Ces heures perdues sont autant d’heures volées à l’éducation, au travail productif, au développement personnel. C’est un révoltant gâchis humain.

Le double impératif : climat ET prospérité

La corrélation entre consommation énergétique et développement humain n’est pas une simple coïncidence statistique — c’est une loi de fer du progrès humain. Une règle empirique approximative pour les économies en développement est que chaque kWh par habitant consommé vaut environ 5 dollars de PIB par personne. Ce lien s’observe dans tous les indicateurs de bien-être : espérance de vie, mortalité infantile, éducation, accès à l’eau potable.

Voici la réalité brutale que certains refusent d’admettre. Nous ne résoudrons pas le réchauffement climatique en condamnant des milliards d’êtres humains à rester dans la pauvreté. Ce serait moralement intolérable et, de toute façon, politiquement impossible. La transition énergétique à l’échelle mondiale doit s’accompagner d’une élévation généralisée du niveau de vie, donc d’une augmentation massive de la production d’énergie mondiale. Le nécessaire et urgent combat pour limiter le réchauffement climatique ne doit pas nous faire oublier que le pire ennemi de l’humanité est la pauvreté elle-même.

En 2023, la production mondiale d’électricité a atteint un niveau record de 29 471 TWh. Malgré les progrès significatifs, le mix électrique reste dominé par les combustibles fossiles carbonés qui représentent encore 61% du total Le charbon constitue la plus grande source unique avec 35% (10 434 TWh), suivi du gaz naturel à 23% (6 634 TWh). Les sources d’énergie propre ne représentent que 39% du total : l’hydroélectricité fournit 14% (4 210 TWh), le nucléaire 9,1% (2 686 TWh), et l’éolien et le solaire combinés 13,4% (3 935 TWh). 

Face au défi climatique, tous les investissements ne se valent pas. Il est indispensable d’agir de manière rationnelle et d’investir dans des programmes ayant le coût par tonne de CO₂ évitée le plus faible possible. C’est précisément l’ambition de cette analyse.

Répondre à la demande et éradiquer la pauvreté énergétique d’ici 2050

Pour 2050, l’Agence Internationale de l’Énergie (AIE) projette dans son scénario des Engagements Annoncés (APS) que la demande électrique mondiale augmentera de 120% par rapport à 2023, atteignant environ 65 000 TWh. Cette croissance est portée par l’électrification des transports, du chauffage, et par de nouvelles industries comme les centres de données et l’IA.

Pour éradiquer la pauvreté énergétique dans le monde, il est nécessaire de s’assurer qu’aucun pays ne reste sous le seuil de 1 500 kWh par personne et par an. Y conduire en 2050 les 666 millions de personnes encore sous ce seuil nécessiterait environ 2 000 TWh supplémentaires de production électrique annuelle.

La demande totale projetée pour un monde prospère et équitable en 2050 est donc de 67 000 TWh (65 000 + 2 000). Appliquons maintenant le modèle français de mix électrique bas-carbone avec une cible de 70% de nucléaire. Il faudrait alors produire 46 900 TWh d’électricité nucléaire par an — plus de 17 fois la production nucléaire mondiale actuelle (2 686 TWh).

Avec un facteur de capacité de 90%, tel qu’on l’observe aujourd’hui dans les meilleurs parcs nucléaires comme celui des États-Unis, cela se traduit par un besoin d’environ 5 950 GW de capacité nucléaire installée. En termes concrets ? Ce serait l’équivalent d’environ 5 000 nouveaux grands réacteurs nucléaires d’ici 2050.

Quel serait le coût de cet immense programme nucléaire à l’échelle mondiale ? En tirant les leçons des meilleurs exemples du passé que sont la Corée du Sud et le plan Messmer français (1974-1986), le nucléaire peut atteindre un coût de 2 000 $/kW. Pour construire les 5 950 GW de capacité nucléaire nécessaires d’ici 2050 la facture s’élèverait alors à 11 900 milliards de dollars.Ce chiffre peut sembler vertigineux, mettons-le donc en perspective. Répartis sur 2 décennies (2030–2050), les 11 900 milliards de dollars représentent en moyenne environ 600 milliards par an, soit moins de 0,5 % du PIB annuel mondial attendu sur cette période, alors même que celui-ci devrait plus que doubler pour dépasser 200 000 milliards de dollars en 2050. C’est un effort du même ordre de grandeur que les flux d’investissements déjà engagés dans les énergies renouvelables chaque année. Loin d’être un fardeau insoutenable, un tel programme constituerait un investissement clé pour garantir une électricité à la fois abondante et propre, ainsi que la fin de la pauvreté énergétique dans le monde.

Le nucléaire est-il trop long à construire ou trop cher ?

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Chute des émissions de CO₂  mondiales à coût record

L’impact climatique d’un tel projet Messmer 2.0 serait titanesque. Nos calculs révèlent que ce programme électronucléaire massif éviterait :

  • 20,4 gigatonnes (Gt) de CO₂ par an comparé à un scénario 2050 maintenant le mix électrique actuel avec 60% de sources fossiles — soit l’équivalent de 35,7% des émissions mondiales totales actuelles de gaz à effet de serre
  • 12,8 Gt de CO₂ par an comparé à un investissement équivalent de 11 900 milliards de dollars dans les énergies renouvelables — et ce malgré les baisses spectaculaires des coûts de ces technologies sur les 3 dernières décennies

Il est possible que ces chiffres soient sous-estimés. La projection de 67 000 TWh pour 2050 intègre en effet l’électrification massive des transports et le déploiement généralisé de pompes à chaleur réversibles pour la régulation thermique des bâtiments. L’impact réel sur les émissions de CO₂ totales serait donc encore supérieur de ce point de vue là.

Sur la base d’une durée de vie opérationnelle conservatrice de 60 ans (certaines centrales nucléaires américaines ayant déjà obtenu l’autorisation d’opérer 80 ans), le coût d’abattement atteint :

  • 9,7 $/tonne de CO₂ évitée comparé au scénario fossile (60%)
  • 15,5 $/tonne de CO₂ évitée comparé au scénario renouvelable équivalent

Même en doublant ou triplant ces estimations pour tenir compte d’éventuels biais optimistes, le programme nucléaire demeurerait exceptionnellement efficace.

Des milliers de centrales nucléaires flottantes pour un avenir radieux

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Mettons ces chiffres en perspective : les sources universitaires et industrielles estiment que le coût effectif de l’Energiewende allemande a atteint 90-100 €/tCO₂ pour l’éolien et plus de 500 €/tCO₂ pour le PV solaire. Les programmes allemands de rénovation de bâtiments aux normes d’efficacité les plus élevées peuvent atteindre un coût d’abattement de plus de 900 €/tCO₂.

Cette révolution nucléaire n’exclut pas des investissements dans d’autres énergies prometteuses. Pour compléter les 70% de nucléaire dans notre vision 2050, misons sur les énergies propres avec les meilleurs coûts d’abattement. Privilégions en particulier le solaire photovoltaïque dont les prix sont en chute libre, ou encore la géothermie dont les progrès pourraient nous permettre de tirer de l’énergie en grande quantité toujours plus loin sous terre. L’objectif ? Fermer autant que possible le robinet des énergies fossiles.

En fin de compte, face à nous se dresse un triple défi d’une urgence absolue pour les décennies à venir : limiter le réchauffement climatique à 1,5°C, alimenter la croissance des économies modernes qui consomment toujours plus d’électricité, et arracher enfin des milliards d’êtres humains au piège mortel de la pauvreté énergétique. Ces 3 impératifs ne sont pas négociables — ils doivent être réalisés simultanément. Un monde qui combat le climat en condamnant les pauvres à leur misère échouera sur les 2 fronts. Un monde qui priorise la croissance économique sans décarboner massivement condamne ses propres fondations.

L’expansion nucléaire massive que nous proposons est la stratégie qui semble la plus efficace pour relever ce triple défi. Elle seule peut décarboner à la vitesse et l’échelle requises tout en fournissant l’énergie abondante et fiable qu’exigent à la fois les économies avancées et les milliards d’humains qui aspirent légitimement à un niveau de vie décent. Ce qui fait défaut, c’est la volonté de traiter cette crise avec l’urgence et l’ambition qu’elle mérite, et en s’inspirant des succès du passé. Chaque jour d’inaction est un jour de plus où des millions meurent dans la fumée intérieure ou la pollution extérieure, où le climat se réchauffe, où des économies entières stagnent faute d’énergie abondante.

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Christian ou les apaisements de la terre

26 septembre 2025 à 04:01

Ancien carrossier devenu agriculteur par amour et par envie de changer d’air, Christian gère aujourd’hui seul 120 hectares de céréales dans le Tarn. Entre météo capricieuse, concurrence étrangère et contraintes grandissantes, ses journées s’étirent de l’aube à la nuit tombée. Portrait d’un homme attachant qui creuse son sillon loin des projecteurs.

Du garage aux champs : un parcours inattendu

À première vue, rien ne destinait Christian à devenir agriculteur. Né à Castres, il avait choisi très tôt la mécanique, en apprentissage. Carrossier de formation, il a passé dix ans à travailler dans des garages Renault et Peugeot, le bleu de travail taché de cambouis plutôt que de terre. Jusqu’à ce que la vie décide autrement. À 26 ans, il reprend l’exploitation de ses beaux-parents. Un choix d’amour autant que de nécessité : sa femme est fille d’agriculteurs, mais ni elle — qui avait vu ses parents ployer sous les contraintes sans jamais prendre de vacances — ni son frère, handicapé, ne pouvaient reprendre. Et sans repreneur, la ferme familiale risquait de disparaître… Christian s’inscrit alors à une formation pour adultes d’un an, avant d’apprendre patiemment le métier auprès de son beau-père. Pendant dix ans, jusqu’à la retraite de ce dernier, il s’initie aux cycles des saisons, aux subtilités des sols argileux, à la compréhension des besoins des cultures. « Dix ans, ça peut paraître long mais c’est bien le temps qu’il faut pour apprendre le métier quand on ne vient pas d’une famille d’agriculteurs », sourit-il aujourd’hui.

La ferme qu’il reprend n’a plus grand-chose à voir avec celle d’autrefois. Ses beaux-parents faisaient vivre trois générations sur cinquante hectares, en quasi-autosuffisance, avec une trentaine de vaches laitières qui assuraient à la fois le revenu et le fumier pour fertiliser les cultures fourragères. Les investissements nécessaires pour maintenir l’élevage étant devenus trop lourds, l’exploitation a basculé vers les céréales. Pour survivre, Christian a dû agrandir, mécaniser et travailler seul. Lui qui n’était pas tombé dedans quand il était petit s’est accroché, parfaisant son apprentissage avec humilité. Aujourd’hui encore, il conserve le regard neuf d’un homme qui n’a pas reçu la terre en héritage, mais qui l’a choisie par engagement. « Dans ce milieu parfois conservateur, avoir cet œil neuf me permet de me remettre en cause et de faire évoluer en permanence mes pratiques », confie-t-il.

Seul avec 120 hectares

Christian cultive, à lui tout seul, l’équivalent de 170 terrains de foot. Une surface déjà conséquente, dans ces paysages vallonnés du Tarn, mais loin des grandes exploitations de la Beauce ou des plaines d’Europe de l’Est. En pleine saison, ses journées commencent à sept heures du matin et se terminent à vingt-trois heures, parfois plus tard. Son dernier tracteur, qu’il renouvelle environ tous les dix ans, lui permet de bloquer direction et pédales, ce qui limite un peu la fatigue, mais on reste loin du niveau d’automatisation accessible sur des parcelles plus grandes et moins morcelées. L’hiver, il ne chôme pas davantage : la terre se repose, pas l’agriculteur. En homme à tout faire, Christian passe alors ses journées à entretenir, réparer, maçonner. Et il lui faut encore trouver du temps pour la « paperasse », omniprésente, ou pour se former.

Derrière cette cadence se cache un équilibre financier fragile. Le chiffre d’affaires de son exploitation, tributaire de la météo et des cours mondiaux, oscille entre 120 000 et 150 000 euros, dont environ 26 000 proviennent de la PAC. Mais les charges engloutissent presque tout : près de 30 000 euros d’engrais et de phytos, 12 000 pour le remboursement du tracteur, 8 000 de cotisations sociales, sans compter les semences et l’entretien courant. Au final, Christian dégage entre 2 500 et 2 800 euros nets par mois. Un revenu correct en apparence, mais bien moins flatteur quand on le ramène au temps passé : « à peu près six euros de l’heure », calcule-t-il. Et il revient de loin, car son revenu est longtemps resté en dessous de 1 800 euros, quand il avait encore le foncier à rembourser.

Christian n’a pas eu vraiment le choix. Pour faire vivre leur famille de quatre, sa femme travaille à l’extérieur, à la mairie, tandis que lui serre les coûts au plus juste et cherche des revenus complémentaires aux seules céréales. L’ail rose en fait partie. Une culture exigeante, presque entièrement manuelle, mais qui apporte une vraie valeur ajoutée. Elle représente à elle seule près de 27 000 euros dans son revenu annuel.

À cette équation déjà serrée s’ajoute la pression du marché mondial. L’Espagne est son principal débouché, mais il subit la concurrence des blés ukrainiens et russes, produits à grande échelle à des coûts bien moindres et écoulés massivement en Méditerranée. Pour s’adapter, Christian a investi très tôt dans des silos qu’il a construits lui-même. Cela lui permet de stocker, d’attendre le bon moment et de jouer sur les cours. Une stratégie de survie, bien différente de celle de son beau-père, qui vendait directement le surplus à la coopérative. « Je ne suis pas un trader, car je vends ce que je produis. Mais suivre les cours et répondre aux appels d’offres, c’est une charge supplémentaire », sourit-il.

Le blé de la mer noire, toujours conquérant

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La terre sous contraintes

Les difficultés du métier ne sont pas seulement matérielles ou économiques. Elles sont aussi réglementaires. Christian en est bien conscient : on ne peut pas faire n’importe quoi, et la traçabilité des produits reste essentielle. L’administratif, au fond, ne lui prend pas tant de temps relativement aux journées interminables des périodes de pointe. Mais la charge mentale, elle, est bien réelle, d’autant que les normes changent presque chaque année. « On ne fait pas ce travail pour ça », lâche-t-il. Lui s’en sort, mais il sait que ce n’est pas forcément le cas de tous ses collègues.

Mais les réglementations ne se limitent pas aux formulaires. Nitrates, haies, couverts végétaux… Elles évoluent en permanence et obligent à revoir les pratiques. Dans l’exploitation de Christian, les sols sont argileux et classés vulnérables. Sensibles à l’érosion, ils forment des croûtes qui empêchent l’eau de s’infiltrer et laissent filer plus facilement les nitrates vers les cours d’eau. Christian doit donc implanter des couverts végétaux entre deux cultures. Il en reconnaît l’intérêt. Ils piègent les nitrates et enrichissent le sol. Mais la médaille a son revers. C’est du travail supplémentaire, des semences à acheter, du gasoil à brûler… et tout cela sans aucune rémunération ni contrepartie.

C’est ce qu’il regrette le plus. Beaucoup d’obligations, peu d’incitations. L’impression de travailler davantage… gratuitement. Comment encourager réellement à se convertir aux bonnes pratiques ? Christian n’a pas de solution miracle. Il sait seulement que les aides existantes devraient être mieux fléchées vers les solutions réellement vertueuses.

Et les difficultés ne sont pas seulement dues aux réglementations venues d’en haut. À ses yeux, le manque de reconnaissance sociale pèse tout autant. Produire de la nourriture, respecter les règles, faire des efforts… et en retour ? Trop souvent, du mépris. L’agribashing, pour lui, n’est pas un slogan mais une réalité. Des automobilistes qui klaxonnent derrière lui, une bouteille jetée sur son tracteur, des regards hostiles quand il traite ses cultures. « C’est dur à supporter », admet-il. Alors il a trouvé une solution : pulvériser de nuit. Comme ça, il ne dérange personne. Et tant pis s’il doit rentrer plus tard. Sauf que, ajoute-t-il dans un soupir, « quand les gens me voient épandre la nuit, ils en concluent que mes produits doivent être particulièrement dangereux ». Un cercle vicieux.

Malgré tout, Christian abat le travail sans broncher. Les manifs, il les comprend, mais ne s’y reconnaît pas vraiment. Sauf peut-être sur un point : le Mercosur. Là, il avoue ses inquiétudes. La concurrence étrangère fait déjà partie de son quotidien ; alors importer encore plus de produits qui ne respectent pas les mêmes normes que lui lui paraît tout simplement injuste. Sans surprise, il n’est pas syndiqué. Il observe d’un œil indifférent les batailles d’influence entre organisations agricoles. Son credo : travailler dur et assurer sa subsistance par lui-même plutôt que d’attendre quoi que ce soit de la politique.

Faire mieux avec moins

Foin des postures, Christian préfère avancer. Il a réduit ses intrants bien avant que la réglementation ne l’y oblige, diminuant les quantités de 30 à 50 %. « Pour l’environnement, ça compte, et aussi parce que ça coûte une fortune », dit-il. Pour progresser, il s’appuie sur un ingénieur agronome indépendant, mais se méfie des coopératives : « Ils veulent surtout vendre leurs produits, alors les doses sont souvent un peu gonflées. » Malgré ses efforts, il a le sentiment d’avoir atteint un plancher. Descendre encore lui paraît impossible.

Il s’efforce aussi de réduire le travail du sol, ce qui l’oblige à recourir davantage aux herbicides. Les résistances, notamment du ray-grass, l’empêchent de baisser les doses. Il implante des couverts intermédiaires et pratique les rotations comme tout le monde. Pour les allonger vraiment, il faudrait introduire des légumineuses, mais les filières sont quasi inexistantes. « En protéines végétales, les industriels préfèrent importer du tourteau de soja brésilien », regrette-t-il.

Les carences en protéines de l’agriculture française

J’approfondis

Côté fertilisation, Christian reste aux engrais de synthèse. Les effluents d’élevage seraient un atout, mais les éleveurs les gardent pour eux. Quant à l’irrigation — sujet sensible dans une région marquée par les violentes contestations du barrage de Sivens durant lesquelles le jeune Rémi Fraisse est mort en 2014 — il n’en a besoin que pour son maïs semence, grâce à une petite retenue collinaire permise par les sols argileux et vallonnés. Ici, pas de mégabassines, mais il sait que la situation est différente ailleurs. Supprimer l’irrigation ? Chez lui, ce serait jouable, sauf pour le maïs, justement. Dans le Sud-Ouest, en revanche, sur des sols sablonneux incapables de retenir l’eau, il n’imagine pas comment ses collègues pourraient s’en passer.

Et après ?

Christian ne manifeste pas, ne brandit pas de pancarte. Mais il a un message clair : qu’on cesse d’empiler les contraintes et qu’on reconnaisse enfin les efforts de tous ceux qui, comme lui, s’efforcent de produire mieux avec moins. Valoriser plutôt que punir, encourager plutôt qu’imposer. « On nous aime huit jours par an, pendant le Salon de l’Agriculture », sourit-il, avant d’ajouter qu’il attend surtout moins d’effets de manche, moins de promesses vite envolées à chaque crise, et plus d’écoute du terrain.

Reste une question plus large, qui dépasse son seul cas : ce modèle agricole, celui de l’exploitant seul face à 120 hectares, est-il viable à terme ? N’est-il pas condamné par sa vulnérabilité, quand tout repose sur les épaules d’une seule personne, et par l’impossibilité d’investir suffisamment pour suivre les évolutions technologiques ? Comment tenir face à la concurrence mondiale sans agriculture de précision, sans drones, sans outils satellitaires, pour augmenter les rendements et diminuer les intrants ?

Les deux enfants de Christian s’orientent vers d’autres voies. Comme ses beaux-parents avant lui, il pourrait se retrouver face au vide de la succession. « Je n’y pense pas trop, jusqu’à ma retraite ça ira. Mais il faudra bien un jour que les céréaliers du Tarn remettent en cause leurs convictions et apprennent à s’associer », conclut-il. Car il faudra bien grandir pour être à même d’investir et d’innover. Loin du mythe de la paysannerie et de la petite exploitation.

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