Vue normale

Reçu avant avant-hier

Incendies : l’imprévoyance à l’épreuve du feu

13 août 2025 à 20:24

Si gouverner, c’est prévoir, il est tristement envisageable que la France ne soit pas au mieux en termes de commandement. C’est en tout cas l’idée qui se dégage de la politique de lutte contre les incendies menée par notre pays depuis plusieurs années, dans un contexte de réchauffement climatique, pourtant propice à la propagation de méga-feux, comme celui qui vient de ravager le massif des Corbières

On connaît la chanson, déjà rapportée par nombre de nos confrères. Le combat contre les flammes dépend en grande partie de la flotte d’avions bombardiers d’eau, dont les fameux Canadair CL-415 et autres Dash 8 Q400. Or, non seulement nous en manquons cruellement, mais une partie de notre parc, très ancien (plus de 30 ans), n’est pas en état de servir, faute d’un nombre suffisant de pièces de rechange.

À ce jour, sur les 12 CL-415 (capables de stocker 6 000 litres d’eau en à peine plus de 10 secondes), seuls 9 sont utilisables. Quant aux Dash 8 Q400 (capacité 10 000 litres, mais remplissage lent depuis les aéroports), deux doivent rester à terre. Pire, l’incendie dans l’Aude, qui a décimé plus de 17 000 hectares, a mobilisé la quasi-totalité des moyens aériens dont le pays dispose. Or, d’autres foyers se sont déclenchés dans la même période. Si l’un d’eux, dans l’Ardèche — donc proche du massif des Corbières — a pu bénéficier des CL-415 utilisés pour éteindre le feu voisin, il n’en est pas de même d’autres sinistres plus éloignés.

Par bonheur, contrairement à ce que vivent actuellement nos voisins espagnols et portugais, aux prises avec plusieurs méga-feux, aucun des autres allumés en France n’est de l’ampleur de celui de l’Aude. Cela pourrait pourtant arriver et déstabiliser profondément notre capacité de lutte.

Les raisons, multiples, de notre impréparation sont pourtant connues, certaines ne dépendant pas uniquement des gouvernements successifs ayant eu à gérer la lutte contre le feu. La première est une question industrielle. D’abord développé par Bombardier, le CL-415 est revendu en 2016 à Viking Air, puis intégré à De Havilland Canada, toutes deux appartenant au groupe Longview. Faute de commandes, Bombardier avait cessé la production dès 2015 et le repreneur a d’abord recentré l’activité sur le MRO (maintenance, réparation, révision) plus rentable à court terme. On ne compte aujourd’hui qu’environ 95 appareils dans le monde. Une paille. Pour répondre à ce parc limité et en fin de vie, De Havilland Canada a lancé le développement d’un successeur modernisé : le DHC-515.

Redécollage difficile pour le nouveau Canadair

J’approfondis

Mais relancer la production d’un avion spécialisé des années après l’arrêt de celle de son prédécesseur est un défi logistique, industriel, financier et réglementaire colossal. Le cas du DHC-515 en est l’illustration. Initialement attendu au milieu des années 2020, il ne devrait entrer en service qu’en 2030, voire 2032. Le Covid en est en partie la cause, mais pas seulement. Pour des raisons financières, d’autant que De Havilland n’est pas tendre en affaires, le lancement de la production de cet appareil, envisagé entre 50 et 60 millions d’euros pièce à la vente, a été différé, ayant été conditionné à l’obtention de 25 commandes préalables.

Celles-ci ont été atteintes grâce au plan européen rescEU de 22 unités et à une commande de l’Indonésie. Mais ces marchés n’ont été conclus qu’en 2023, retardant considérablement les dates potentielles de livraisons. Et 22 avions, à l’échelle d’un continent européen si souvent la proie des flammes dans un contexte d’aggravation du changement climatique, reste assez négligeable. Quant à la France, elle n’est concernée que par deux appareils…

Cette parcimonie dans les commandes françaises, constatée au moment où le monde a été effaré par les gigantesques feux qui ont ravagé l’ouest du Canada et plusieurs comtés de Los Angeles, tranche cruellement avec la volonté affichée par Emmanuel Macron en 2022. En juillet et août de cette année-là, la Gironde avait été frappée par des incendies majeurs dans le massif des Landes de Gascogne. Les plus importants depuis 1949, détruisant environ 32 000 hectares de forêt. Déclenchés par des causes humaines, ces feux ont été exacerbés par une sécheresse record, des températures dépassant 40 °C et des vents forts. 

Mauvais calcul

La politique surfant de plus en plus souvent sur l’émotion et une succession d’annonces rarement suivies d’effets, le président de la République s’était immédiatement saisi du sujet, assurant que le pays allait commander 14 nouveaux Canadairs. Les débats budgétaires serrés, conduisant à des recherches frénétiques d’économies, ont vite vu la promesse tomber dans l’oubli, avant que Gabriel Attal n’envisage deux nouvelles commandes de DHC-515, en plus du plan rescEU. Là encore, une annonce à l’improbable concrétisation.

Pourtant, un tel calcul s’avère absurde économiquement, écologiquement et humainement. Si les avions coûtent cher, le montant de leur achat ne représente rien comparé à celui des flammes et de leurs conséquences. On estime ainsi, feu de l’Aude compris, le coût total des incendies français depuis 2022 à près de 8 milliards d’euros, avec une contribution très majoritaire des assureurs, mais également importante des collectivités locales, 80 % des forêts françaises n’étant pas assurées.

Certes, l’État peut prétendre n’avoir pas à assumer directement ces dépenses, sa part directe étant estimée à environ 150 millions d’euros par an — soit l’équivalent de 3 Canadairs tout de même — entre la lutte contre les incendies et le fonds DSEC (Dotation de solidarité au titre des événements climatiques ou géologiques), mais elles pèsent directement sur la collectivité.

Dès lors, l’investissement dans de nouveaux bombardiers d’eau coule de source, en dépit des restrictions budgétaires. D’autant plus que le secteur privé français est à la pointe des solutions alternatives aux Canadairs. Entre la transformation potentielle d’Airbus A400M — surtout pour le largage de produits retenant le feu — et les innovations proposées par les startups Hynareo et son biréacteur amphibie Frégate-F100, ou Positive Aviation, prévoyant la conversion d’avions régionaux ATR-72 en bombardiers d’eau amphibies, notre pays fourmille d’idées. Elles sont certes onéreuses et demanderont du temps avant leur réalisation, mais le jeu en vaut la chandelle.

Les start up françaises montent au feu

J’approfondis

L’IA joue les pompiers

Lorsque les Canadairs interviennent, cela signifie que le feu a déjà pris de l’ampleur. Or, la meilleure façon de lutter contre les incendies consiste à les prévenir ou à les circonscrire au plus près de leur déclenchement. Un domaine dans lequel des innovations importantes sont apparues ces dernières années, même si nombre de défis restent à relever.

Les systèmes d’intelligence artificielle, comme FireAId ou Pano AI, jouent un rôle croissant en analysant des données issues de satellites, de stations météo et de capteurs pour prédire les zones à risque avec une précision atteignant 80 à 90 %. Ces outils permettent de détecter les départs de feu en temps réel, comme testé en Turquie, en Californie ou dans certains pays européens. Parallèlement, les drones équipés de capteurs thermiques et de caméras haute résolution sont de plus en plus utilisés pour surveiller les forêts, cartographier les feux et repérer les points chauds. Les réseaux de capteurs IoT, installés au sol, mesurent en continu des paramètres comme la température, l’humidité ou la qualité de l’air, envoyant des alertes instantanées en cas de danger, avec des déploiements notables en Australie et en Californie.

Les satellites, comme ceux du projet FireSat de Google prévu pour 2026, promettent aussi une détection ultra-précise des feux, avec des mises à jour toutes les 20 minutes. Enfin, des stratégies proactives, telles que les brûlages contrôlés guidés par l’IA, la réduction ciblée de la végétation ou l’utilisation de matériaux ignifuges pour les infrastructures, sont en cours d’adoption, notamment en Europe et aux États-Unis. Ces technologies réduisent les temps de réponse de 20 à 30 minutes dans les cas les plus avancés, mais elles se heurtent à des obstacles comme les défis d’interopérabilité entre systèmes. Les efforts se concentrent désormais sur l’intégration de ces solutions dans des cadres comme rescEU pour une réponse coordonnée à l’échelle européenne.

Moins de feux… mais plus violents

Hélas, en dépit du plan, somme toute assez modeste, de l’Union, une grande part des actions utiles dépendent de la volonté politique individuelle des États. Or, la prospective et la prévoyance ne sont pas leurs principaux atouts, dans une période où le populisme privilégie les réponses manichéennes, simplistes et court-termistes.

Mais nul besoin de céder à l’alarmisme. Contrairement à ce que l’on pourrait imaginer, le nombre d’incendies est en baisse constante, ainsi que l’importance des surfaces brûlées. C’est particulièrement vrai en France.

Dans les années 1970, environ 496 feux de plus de 30 hectares étaient enregistrés annuellement, avec 45 000 hectares brûlés en moyenne. En 2024, ce chiffre est tombé à 236 foyers, et la surface brûlée autour de 15 000 hectares. Le chiffre remontera en 2025, à cause de l’incendie de l’Aude, mais la tendance baissière est indiscutable. Elle s’explique par une meilleure prévention (débroussaillage, sensibilisation), des interventions plus rapides et une détection avancée via satellites et drones. Cependant, le changement climatique augmente l’intensité des feux, avec des conditions plus sèches et chaudes favorisant des incendies plus violents.

Ce phénomène est aussi observable à l’échelle mondiale, bien que moins nettement qu’en France. Dans les années 1970, les estimations suggèrent environ 4,5 à 5 millions de km² brûlés annuellement, principalement dans les savanes africaines. En 2025, selon le Global Fire Emissions Database, la surface brûlée globale est d’environ 3,5 à 4 millions de km² par an, avec 102 millions d’hectares (1 million de km²) enregistrés à mi-2025, dont la moitié en Afrique.

Cette inflexion, observée surtout depuis les années 2000, est attribuable à l’intensification de l’agriculture, qui réduit les prairies et savanes inflammables, à une meilleure gestion des feux, mais aussi à l’urbanisation limitant la végétation combustible. Cependant, le changement climatique accroît l’intensité et la fréquence des méga-feux dans des régions comme l’Amérique du Nord, l’Amazonie et l’Australie, ainsi que dans les forêts boréales et tempérées, où la surface brûlée augmente localement. Les conditions climatiques extrêmes (sécheresses, vagues de chaleur) et l’accumulation de biomasse contribuent à cette intensification, malgré une baisse globale qui pourrait n’être désormais plus que de courte durée. Raison de plus pour revoir, particulièrement en France, les politiques budgétaires en faveur des moyens de lutte : des dépenses indispensables à court terme, pour éviter de bien plus onéreuses destructions à moyen terme, également infiniment conséquentes écologiquement et humainement.

Qu’on y pense…

L’article Incendies : l’imprévoyance à l’épreuve du feu est apparu en premier sur Les Électrons Libres.

Duplomb : la raison plombée

9 août 2025 à 04:48

La décision du Conseil constitutionnel concernant la loi Duplomb était attendue avec fébrilité, autant par les défenseurs du texte que par ses contempteurs. Elle est tombée le jeudi 7 août et ne semble contenter personne, tout en posant des questions dont la portée dépasse son contenu. Validée dans ses grandes lignes, son article le plus polémique a néanmoins été censuré, non dans son principe — la possibilité de réintroduction partielle d’un néonicotinoïde (NNI), l’acétamipride —, mais dans les modalités jugées trop lâches d’encadrement des licences pouvant être accordées à cette fin.

Selon le camp d’où vient l’analyse, le verdict des Sages de la rue de Montpensier donne lieu à des interprétations aussi variées que parfois fantaisistes. Pour certains de ses adversaires, comme les Insoumis, il s’agirait d’une « victoire » obtenue « grâce à une mobilisation populaire extraordinaire », ainsi que l’a posté sur X Manuel Bompard, coordinateur de LFI. Une conception assez étrange du travail des constitutionnalistes, censés se fonder sur la seule vérification de la conformité juridique des textes qui leur sont soumis. Mais pas forcément inexacte, hélas. Nous y reviendrons. Mais, pour la plupart à gauche, la confirmation de l’essentiel du texte reste une source de colère ; Marine Tondelier allant jusqu’à qualifier la loi — pourtant votée par le Parlement après une vague d’obstruction de l’opposition, à laquelle elle a pris part — d’« illégitime ». Même alarmisme du côté de certaines associations, comme la Fondation Terre de Liens, qui voient d’un mauvais œil la possibilité offerte aux agriculteurs « de renouer avec la compétitivité en agrandissant leurs exploitations » (sic) — une version polie du « J’en ai rien à péter de la rentabilité [des agriculteurs] » de Sandrine Rousseau. Preuve que, pour ce camp, le combat ne fait que commencer, en dépit de la volonté d’Emmanuel Macron de promulguer rapidement la loi expurgée des articles censurés.

À droite, et parmi les plus fervents défenseurs du texte, l’analyse de cette censure très relative ne s’embarrasse pas davantage de rigueur. Entre un Laurent Wauquiez qui dénonce « l’ingérence du Conseil constitutionnel sur la loi Duplomb ! », tout en ayant voté pour la constitutionnalisation de la Charte de l’environnement justifiant la décision des Sages, et une Marine Le Pen accusant la juridiction suprême de se comporter « comme un législateur alors qu’[elle] n’en détient pas la légitimité démocratique », l’approximation est à la fête. Le mot « illégitime » utilisé par Marine Tondelier pour qualifier la loi est également repris à droite, cette fois pour désigner la censure. Et pourtant, il y aurait tant à dire de cette décision.

La charte de la précaution

Elle s’appuie sur la Charte de l’environnement (et son principe de précaution), annoncée par Jacques Chirac en 2001, puis intégrée au bloc de constitutionnalité en 2005. Ce qui se tient en droit. Même si, dans la loi, l’usage de l’acétamipride avait été très largement limité, les Sages ont estimé que « faute d’encadrement suffisant, les dispositions déférées méconnaissaient le cadre défini par […] la Charte… ». Il est notamment question de la largesse d’interprétation laissée aux préfets pour octroyer les autorisations permettant d’utiliser le NNI en question, ainsi que de la temporalité de cet usage. Même si les syndicats agricoles, comme la FNSEA — qui prend acte de la décision avec une certaine retenue —, ou l’Association nationale pommes poires (ANPP), critiquent sévèrement la censure, ils y voient aussi quelques motifs d’espoir pour l’avenir. Ce qui est également – de manière relative – notre cas, ainsi que celui du spécialiste des questions agricoles et environnementales Gil Rivière-Wekstein. Car, finalement, le Conseil constitutionnel ne remet pas tant en cause l’usage dérogatoire de l’acétamipride que la rédaction approximative d’une loi conçue dans l’urgence pour répondre à la colère légitime des agriculteurs, en particulier ceux dont les filières ont été largement impactées par l’interdiction des NNI : betteraves (sucre), noisettes, poires, etc. On notera qu’il aurait été plus judicieux d’éviter, auparavant, de recourir à une loi — difficile à modifier une fois adoptée — pour interdire l’acétamipride, alors que la voie réglementaire l’autorisait. Le Conseil « fournit au législateur le mode d’emploi pour les prochaines demandes de dérogation. Les cartes sont donc désormais entre les mains du gouvernement et de ceux qui souhaitent défendre notre agriculture », comme le note Gil Rivière-Wekstein. Une nuance bien comprise par Laurent Duplomb, l’artisan du texte, mais aussi par nombre de ses détracteurs. Rien n’empêche en effet les parlementaires — comme le souhaitent le sénateur Duplomb, la FNSEA et les autres acteurs des filières concernées — de reprendre le travail législatif en s’appuyant sur les recommandations de l’institution de la rue de Montpensier afin de permettre la réintroduction très encadrée du NNI.

Quand le droit plie face aux influenceurs

Hélas, en théorie seulement. Car la violence du débat militant qui accompagne cette possibilité — entre pétition populaire mal informée, raids d’intimidation sur les réseaux, menaces plus ou moins directes contre les élus et messages médiatiques ignorants de la science — la rend risquée pour ceux qui voudraient la défendre. Et cela, le Conseil constitutionnel ne pouvait l’ignorer.

On peut alors revenir à la déclaration déjà citée de Manuel Bompard se félicitant du rôle joué par la « mobilisation populaire ». Car cette mobilisation a clairement participé à la décision de censurer l’article sur l’acétamipride, indexant en partie le droit sur l’influence de ceux qui le contestent, et faisant fléchir le pouvoir législatif face à celui des followers. Une définition chimiquement pure du populisme. D’autant que le Conseil s’est appuyé sur un grand nombre de contributions extérieures (19) au fort poids médiatique pour fonder son avis, allant de la Ligue des droits de l’homme aux militants de Générations futures, en passant par des associations d’apiculteurs et de médecins, mais sans consultation scientifique. Or il convient de rappeler qu’aucune étude ne valide le caractère cancérogène de l’acétamipride, contrairement à ce qu’affirment nombre des intervenants consultés — même si, comme tout néonicotinoïde, le produit est toxique, mais relativement sûr lorsqu’il est utilisé conformément aux recommandations d’usage. Le Conseil parle pourtant d’un « consensus scientifique » censé montrer les capacités tumorales du produit pour appuyer son jugement, alors, qu’encore une fois, cette assertion est une pure fable, ce qui interroge, pour ne pas dire plus. Mais la cerise sur le gâteau, témoignant de l’absurdité de la censure du CC, est livrée par… lui-même. Celui qui a validé la loi du 14 décembre 2020, qui autorisait, à titre dérogatoire, l’usage de semences de betteraves sucrières traitées avec certains néonicotinoïdes alors interdits à peu près partout dans cette Europe où l’acétamipride est en revanche autorisée. Ce qui témoigne de l’aspect populiste et politique de la décision. 

Au final, en plus de son incohérence, celle-ci ouvre un boulevard aux produits agricoles de nos voisins européens, tous traités avec le NNI honni, et parfois avec d’autres plus contestés (imidaclopride, thiaméthoxame, clothianidine, thiaclopride, ayant obtenus des dérogations pour des usages précis), ne préservant pas la santé des consommateurs et soumettant nos agriculteurs à une concurrence déloyale pouvant menacer leur survie. Qu’importe pour des écologistes peu soucieux du réel. Les agriculteurs ne doivent pas être dupes : interdire les produits étrangers qui les utiliseraient, comme le demande Marine Tondelier, est tout simplement impossible, sauf à sortir de l’UE, puisque cela contreviendrait à la libre circulation des biens, qui en est l‘un de ses fondements.

Même si la raison l’emportera peut-être lors de prochains travaux législatifs — sans doute largement retardés par la vigueur de l’obstruction des adversaires de la loi et de leurs relais d’influence, nombreux et bien organisés —, les agriculteurs concernés vont continuer de voir leurs rendements diminuer… et nos voisins en profiter.

Est-ce bien raisonnable ?

L’article Duplomb : la raison plombée est apparu en premier sur Les Électrons Libres.

Pétition Duplomb : quand l’émotion prend le pas sur la raison

23 juillet 2025 à 04:05

Plus d’un million et demi de signatures pour la dénoncer en quelques jours. Tout juste votée, la loi Duplomb devient le symbole des divisions qui traversent notre pays, autant qu’elle traduit notre malaise démocratique. « Loi poison », « Mange, t’es mort », « Le cancer vote à droite »… Les slogans caricaturaux la dénonçant fleurissent, repris par certains journalistes et politiques. Mais que peut bien contenir cette loi pour justifier ces outrances ? Notre agriculture met-elle vraiment les Français en danger ? A moins qu’un péril plus grand ne les guette, celui du populisme.

Laurent Duplomb, sénateur LR de la Haute-Loire, ne s’attendait sans doute pas à passer à la postérité de la contestation en présentant sa proposition de loi « visant à lever les contraintes à l’exercice du métier d’agriculteur ». C’est pourtant le cas avec son texte, envisagé en réaction aux vives manifestations des agriculteurs du printemps 2024, réclamant une simplification de certaines normes régissant leur profession et un alignement des très sévères réglementations françaises sur celles dictées par l’Europe, pourtant assez rigoureuses.

Que change la loi Duplomb ?

Elle s’articule autour de quatre axes et huit (longs) articles.
En premier lieu et par ordre croissant d’importance ou de capacité à enflammer les débats.

L’ANSES (Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail), sera amenée à traiter en priorité les demandes de mise sur le marché de produits phytosanitaires répondant à un besoin urgent. Une demande partiellement retoquée par le Parlement et réintroduite par décret, ce qui peut être contesté, et le sera. Notamment par Corinne Lepage au nom de l’association Agir pour l’environnement. Une question purement juridique, mais légitime, n’ayant cependant rien à voir, contrairement à ce qui est prétendu, avec une mise sous tutelle de l’Agence, puisque celle-ci reste parfaitement indépendante quant aux avis qu’elle émet.

La loi prévoit ensuite la simplification de l’installation, de la modernisation et de l’agrandissement des bâtiments destinés à l’élevage. S’ils seront toujours soumis aux mêmes normes environnementales, le seuil déclenchant la réalisation d’une étude d’impact va être aligné sur les standards européens. Une mesure qui n’a rien d’un changement de paradigme.

Les deux sujets suivants, les retenues d’eau (les fameuses « mégabassines ») et la réintroduction partielle d’un pesticide de la famille des néonicotinoïdes (NNI), l’acétamipride, sont en revanche les mèches qui ont déclenché l’incendie politique et sociétal actuel.

Le premier d’entre eux a failli connaître un destin funeste. Issu de l’article 5 de la loi et de son titre III, « Faciliter la conciliation entre les besoins en eau des activités agricoles et la nécessaire protection de la ressource », il a été labouré dans les grandes largeurs en Commission Développement durable par les écologistes et sa présidente, Renaissance, Sandrine Le Feur, afin d’arriver à un résultat contredisant la volonté du législateur. Le but ? Suivre la doxa des Verts visant à interdire les retenues d’eau, ou les réserver aux seuls agriculteurs bio, dont Sandrine Le Feur est… une des représentantes. Le subterfuge n’a heureusement pas été validé. Pour le reste et pour mieux comprendre les enjeux de ces retenues et particulièrement de leur utilité dépendant des sols sur lesquelles elles sont installées, nous vous renvoyons aux trois articles que nous avons déjà consacrés à la question :
Stockage de l’eau : solution ou illusion ?
Quand les députés inventent… l’agriculture sèche
La gestion de l’eau, c’est pas sourcier !

Reste la pièce maîtresse, l’acétamipride.

Il s’agit d’un pesticide de la famille des néonicotinoïdes (NNI), partiellement ré-autorisé par la loi. Il faut insister sur le mot « partiellement ». L’usage de notre accusé ne pourra être accepté qu’en cas de problème majeur, par voie de dérogation, de façon limitée dans le temps, et à la seule condition de l’absence de solution alternative. Rien à voir donc avec une ouverture massive des vannes en faveur de tous les pesticides, ni de celui-ci, comme ce que les contempteurs opportunistes de la loi, et beaucoup de citoyens manipulés mais sincères, prétendent. Et là est toute la question. Encore fallait-il lire la loi.

Autorisé jusqu’en 2033 dans l’Union Européenne (et presque partout ailleurs dans le monde), il a été interdit en France en 2018, comme tous les NNI. Ce ne fut pas sans conséquences. La production de cerises, liée à un autre NNI, s’est effondrée de 25%, sonnant le glas d’un tiers des exploitations. La filière noisettes a perdu l’an dernier, en raison d’un été pluvieux favorisant les ravageurs, 30% d’une récolte… déjà moitié moins importante qu’à l’accoutumée. La filière sucrière française, jusque-là leader européen, a vécu une catastrophe. Avec pour conséquence de regarder impuissante la concurrence allemande prendre sa place avec… ses champs pulvérisés à l’acétamipride. Ainsi, depuis 2019, 6 des 20 sucreries hexagonales ont fermé. Mais c’est toute la filière, qui représente environ 25 000 emplois directs, et 45 000 indirects ou induits, qui est menacée. Sandrine Rousseau a beau dire scandaleusement « La rentabilité [des agriculteurs], je n’en ai rien à péter », c’est de leur survie qu’il s’agit, non de leurs profits. Est-ce aussi négligeable pour les écologistes ? Une réalité sociale qui ne pourra que nourrir la colère paysanne, sans garantir le sucre consommé en France d’être exempt de pesticides dans sa production étrangère. Pour la simple et bonne raison… que c’est aujourd’hui impossible.

Un tueur d’abeilles cancérogène ?

Selon la plupart des agences sanitaires, dont l’EFSA (l’agence sanitaire européenne), la toxicité de l’acétamipride pour les abeilles est nettement plus faible que celle des autres NNI. Sa persistance dans l’environnement est notamment beaucoup plus courte, avec une demi-vie (durée nécessaire à la disparition de 50 % du produit) inférieure à 8 jours, au lieu de plusieurs mois. Sans compter que les abeilles ne butinent pas la betterave, puisqu’elle ne produit… pas de fleurs.

Et pour notre santé ? Malgré certaines déclarations, le lien entre cancer du pancréas et acétamipride n’a été démontré par aucune étude. Les réelles craintes ne portent pas sur son aspect cancérogène mais sur son rôle de potentiel perturbateur endocrinien et sur le développement des enfants. Dit comme cela, c’est effectivement inquiétant. Mais ces risques ne peuvent subvenir qu’en cas d’exposition aiguë – la dose fait le poison. Pour plus de sûreté, dans l’attente d’études complémentaires, l’ANSES a recommandé l’an dernier d’abaisser la dose journalière admissible de résidus (DJA). Et l’exposition chronique des populations est très inférieure à ces seuils. Rappelons par ailleurs l’hypocrisie qui préside à cette soudaine indignation nationale à l’égard de l’acétamipride, alors que personne ne semble s’en offusquer pour ce qui est de sa très large utilisation domestique à des doses non négligeables, dans les insecticides contre les blattes, les fourmis, mais également dans les sprays anti-puces. Quant aux colliers voulant préserver chiens et chats des mêmes parasites, ils sont bourrés d’un autre NNI, l’imidoclapride, bien plus dangereux que l’acétamipride.

Et sinon, nourrir les Français ?

A chercher une solution parfaite, on en oublie les bases de notre sécurité alimentaire. Une agriculture « sans pesticides » ? Aujourd’hui, elle n’existe tout simplement pas, en tous cas pas à des prix raisonnables. En évitant de perdre des récoltes, les pesticides ont mis fin aux famines et sauvé des centaines de millions de vies. Le bio en utilise d’ailleurs aussi, comme le spinosad, redoutable contre les pollinisateurs, mais étonnamment absent des débats. Car non, les agriculteurs sérieux, bio ou non, ne comptent pas sur les couples de mésanges pour régler le problème des insectes, contrairement aux prétentions du député écologiste Benoît Biteau.

Derrière cette hystérie, deux modèles s’affrontent. Le premier, productiviste, qualifié d’intensif, s’améliore en termes sanitaires. Depuis le début du XXIe siècle, les pesticides CMR1, les plus suspectés d’être cancérogènes, ont en France été définitivement interdits les uns après les autres. Par ailleurs, avec l’IA et la génétique, ce modèle est probablement à l’aube de bouleversements plus grands encore, que nous présentons dans notre livre « Trop bio pour être vrai », qui sort le 29 juillet. Le second, que ses partisans aiment appeler « paysan », envisage un retour fantasmé aux traditions, au travail manuel, à l’usage d’intrants naturels, parfois peu efficaces et qui ne sont pas exonérés de risques. Ses promoteurs ferment les yeux sur ses faibles rendements –  20 à 30 % inférieurs – qui rendent impossible sa généralisation sans un recours à une augmentation massive des surfaces, et à la déforestation qui l’accompagne. Mais surtout à une explosion des prix à l’achat dans les commerces. Qu’importe, puisque cette confrontation n’a plus rien de scientifique, elle n’est que politique et irrationnelle.

Dérapage médiatique et politique

Car, au final, de quoi s’agit-il avec l’acétamipride. D’un NNI moins toxique que les autres, dont la réintroduction minimale est indispensable pour la survie de plusieurs filières agricoles, et qui se trouve très encadré… On est très loin d’une atroce « loi pesticides ». Mais les arguments rationnels ont peu de poids face aux slogans anxiogènes qui inondent les médias et aux luttes manichéennes sur les réseaux sociaux ou sur les bancs de l’Assemblée nationale. L’heure est à la politique de l’émotion, toujours victorieuse de la raison, portée par l’infotainment et une communication omniprésente qui détourne le regard de ses promesses de vérité. Ses tenants prétendent alors prendre à témoin le peuple de leur sincérité, l’encourageant à tomber dans le piège du populisme qui leur est tendu. Alors, qu’importe sa qualité ou ses compétences, chacun se jette sans pudeur au cœur de l’agora numérique pour avilir les débats, sans crainte du ridicule, opposant la croyance à la science, les on dit aux faits, la puissance de la voix à la discrétion de l’évidence. Du pain bénit pour ceux, instruits des leçons de Gramsci et de la guerre culturelle, pour lesquels l’instrumentalisation des peurs ne semble avoir aucune limite. Surtout quand elle leur offre tant de profits. N’oublions pas qu’une motion de censure menace le gouvernement à la rentrée et que les prochaines municipales se profilent. La loi Duplomb n’est qu’une variable d’ajustement de ces luttes où chacun se place, sans considération pour le réel… ni pour la décence. Comme en témoigne la manière dont Fleur Breteau, pasionaria du combat contre la loi et ambassadrice de ses porteurs, se met en scène pour témoigner des prétendues horreurs que le texte contient. Styliste, fondatrice d’une chaîne de sex-shop et militante de Greenpeace, elle n’a jamais travaillé dans l’agriculture. Hélas atteinte d’un cancer du sein, comme bien trop de femmes, cette quinquagénaire sert de caution immorale à un combat dont le rapport avec sa maladie reste mystérieux. On rappellera à ce titre que, notamment, contrairement aux cancers de la peau liés à l’exposition au soleil, ceux qui touchent le sein sont 18% moins fréquents chez les agricultrices que dans le reste de la population. Comme l’extrême droite se repaît des faits divers violents pour faire croître son électorat, une partie de la  gauche et d’un centre déboussolé exploite la crainte de la maladie dans le même but.

Et c’est bien leur rencontre que ces deux camps espèrent, in fine, quand « la poudre de perlimpinpin » de ce débat sera retombée, et qu’ils auront éliminé les fauteurs de trouble de la raison et de la science. Escortés, à cette fin, par tous leurs idiots utiles, dont un certain nombre de médecins, qui n’ont, ni lu la loi, ni regardé les études la justifiant, mais veulent à tout prix, comme nombre de citoyens égarés – on les comprend – rester dans ce qu’ils imaginent être « le camp du bien ». Drôle, quand on pense qu’ils livrent ainsi la France à des aliments produits dans de bien plus suspectes conditions que les nôtres, en plus d’attiser des colères dont seuls les populistes profiteront à leurs dépends.

Et après ?

La pétition lancée contre la loi Duplomb continue d’engranger les signatures. Elle a au moins l’avantage de témoigner de l’intérêt croissant (mais pas encore informé) des Français pour les questions écologiques. Elle est le fruit d’une jeune fille de 23 ans, Éléonore Pattery, une étudiante bordelaise en master QSE et RSE (Qualité, Sécurité, Environnement / Responsabilité Sociétale des Entreprises). Elle aussi, dont nous ne doutons pas de la sincérité de l’engagement, connaît, sans doute malgré elle, le même quart d’heure de célébrité poisseux qui atteint le Sénateur Laurent Duplomb. Son texte, (que vous pouvez retrouver ici), hélas exempt de toute donnée scientifique, va continuer à attiser le feu d’un débat délétère qui tendra à s’étioler durant un mois d’août propre aux vacances, avant de voir ses braises raviver le feu de la contestation à la rentrée. Une rentrée à hauts risques. Car, derrière les signatures et l’agitation militante, c’est bien l’extrême droite qui gagne (encore) des points en se mettant en soutien d’un monde agricole lassé du mépris qui lui est témoigné, alors qu’il tente de nourrir le pays. Et ce, avant une motion de censure automnale de tous les dangers. Car, comme l’a rappelé Yaël Braun-Pivet, la présidente de l’Assemblée nationale, la pétition ne pourra en rien contrarier la loi votée. Elle provoquera un nouveau débat à l’Assemblée, si sa conférence des présidents le souhaite – ce qui sera sans doute le cas. Mais sans projet de loi d’abrogation, ou nouvelle proposition, le texte restera en l’état. A moins que, comme après les manifestations du CPE d’un Dominique de Villepin qui vient de s’inviter dans le débat avec ses mots creux habituels, le chef de l’État use de la même ruse que Jacques Chirac à l’époque. Promulguer la loi, mais demander au gouvernement de ne pas en signer les décrets d’application. Dans ce cas, plus furieux que jamais, les agriculteurs réinvestiront les rues, tandis que leurs filières continueront à s’amenuiser au profit de nations concurrentes et moins contrariées. Si, en revanche, la loi était appliquée, la gauche urbaine et calculatrice, embrigadant dans son sillage une jeunesse pleine de bonne intention et vide de connaissances sur les questions agricoles et scientifiques, viendra battre le pavé du déni en attendant les prochains scrutins qu’elle espère et figureront pourtant son dernier tombeau. 

Imaginez-vous que nous en sommes là. Avec pour bouc émissaire, une loi limitant au possible les licences qu’elle octroie à l’usage d’un pesticide parmi les moins nocifs – ils le sont tous plus ou moins, c’est leur principe – mais prévenant la mort de plusieurs filières agricoles et l’envoi au chômage de dizaines de milliers de Français, sans résoudre aucun problème. Viendra-t-il le jour où ceux, doués de raison, mais mollement imperméables à la violence des débats, (soit, souvent la majorité), auront le courage de prendre parti avant de tout perdre ? La question n’a pas fini de se poser…

L’article Pétition Duplomb : quand l’émotion prend le pas sur la raison est apparu en premier sur Les Électrons Libres.

Brésil : violence, stop ou encore ?

11 juillet 2025 à 04:44

Dans l’imaginaire collectif, le Brésil, ce sont les plages de Copacabana, le football, le Festival de Rio, mais aussi les favelas et leur violence endémique, immortalisées par le film La cité de Dieu. Tout cela existe bel et bien. Pourtant, certaines parties du pays, dont plusieurs des quartiers les plus dangereux des grandes villes, connaissent un net recul de la criminalité, malgré de nombreuses zones d’ombres dans les chiffres de l’embellie.

Cela fait des décennies que le Brésil se débat avec un nombre d’homicides effrayants, souvent supérieurs à ceux de pays en guerre. Or, en une décennie, il a opéré une lente mais réelle bascule, voyant la violence nettement reculer, même si elle reste très élevée.

Selon les derniers chiffres de l’Atlas da Violência publiés en mai 2025, le Brésil a enregistré en 2023 45 747 homicides, contre 57 396 en 2013, soit une baisse de 20,3 %. Encore plus frappant : depuis le sommet sanglant de 2017, où 65 602 personnes avaient été assassinées, la chute atteint 30,2 %. Le taux national passe à 21,2 homicides pour 100 000 habitants, son plus bas niveau en onze ans. Un chiffre à néanmoins relativiser, si on le compare à celui de la France, autour de 1,2 pour 100 000 habitants.

La géographie de la baisse

Pour comprendre cette transformation, il faut regarder au-delà de la moyenne nationale. Le site du Forum brésilien de la sécurité publique publie des cartes interactives révélant la disparité régionale. D’un côté, l’État de São Paulo affiche un taux d’homicides de 6,4 pour 100 000, comparable à celui de certains pays européens. De l’autre, Bahia, Amapá ou Amazonas atteignent encore plus de 40 voire 50 pour 100 000 habitants, des niveaux qui demeurent critiques.

Carte avec les villes brésiliennes. Plus la couleur est foncée, plus le taux d’homicides dans la ville est élevé. Crédit photo : FBSP. (Source interlira report)

Un visuel mis à jour par l’Igarapé Institute en avril 2025 montre une concentration des violences dans les États du Nord et du Nordeste, précisément là où les politiques publiques sont les plus fragmentées. À l’inverse, les États du Sud, notamment Santa Catarina, Paraná ou Rio Grande do Sul, suivent des trajectoires plus stables, largement grâce à des systèmes éducatifs et policiers mieux financés.

Moins de jeunes, moins de crimes ?

Plusieurs dynamiques expliquent cette décrue. D’abord, la transition démographique. Une donnée qui n’est pas exactement positive. Le Brésil est une nation vieillissante. Alors que dans les années 1960, on enregistrait un taux de plus de 6 enfants par femme, celui-ci s’est littéralement effondré, pour atteindre 1,62 aujourd’hui, signifiant la perspective d’une baisse de la population. Or, logiquement, ce sont les jeunes hommes qui sont statistiquement les plus impliqués dans les violences urbaines. Ce qui justifie une part de la décroissance des faits constatés. Cette évolution, déjà observée dans des pays comme le Mexique, a un impact direct et mécanique sur les taux d’homicides.

Mais ce recul de la criminalité s’explique aussi par un phénomène plus étonnant : la trêve entre factions criminelles. Depuis 2019, les deux grandes organisations du pays, le PCC (Primeiro Comando da Capital), implanté à São Paulo, et le Comando Vermelho, actif à Rio, auraient mis en place un pacte tacite de non-agression. Moins de guerres territoriales, donc moins de morts. Une paix froide, mafieuse, mais efficace pour faire baisser les chiffres et participer à restaurer une certaine paix.

Enfin et surtout, les politiques de sécurité évoluent. Dans l’État de São Paulo, la généralisation des caméras-piétons sur les policiers, les bases de données croisées et les interventions plus ciblées semblent avoir légèrement limité les bavures, tout en augmentant la capacité des forces de l’ordre à réagir avec efficacité.

À Fortaleza, la capitale du Ceará, au nord-est du pays, une étude de l’université fédérale locale montre que les « blitz » policiers (opérations rapides, massives, concentrées dans un temps et un espace réduits) ont fait baisser les violences de 35 % sans effet rebond dans les quartiers voisins. Quant à Rio, où des UPP (Unités de Police de Pacification) ont été introduites en 2008, la violence a sensiblement diminué dans certaines favelas. C’est ce que confirme une analyse de l’Université de Stanford portant sur les données géolocalisées des homicides et des morts imputées à la police entre 2005 et 2014. Grâce à elles, le nombre de confrontations mortelles entre forces de l’ordre et trafiquants a baissé, ainsi que le nombre de morts civils consécutifs à ces violences. Plus précisément, le rapport note qu’entre 2008 et 2012, les UPP ont permis une réduction notable des homicides dans les zones ciblées, souvent beaucoup plus accentuées que dans le reste de Rio. Elles ont également participé à diffuser une plus grande perception de sécurité parmi les habitants et à intégrer progressivement une part des favelas dans le tissu urbain. Hélas, les soubresauts de la politique brésilienne ont participé à les voir s’étioler au fur et à mesure.

UPP : la promesse d’une paix par le haut

J’approfondis

Mais encore trop de violences policières

Certes les homicides reculent, y compris, comme nous l’avons vu, ceux imputables à la police, particulièrement là où les UPP ont été déployées. Mais leur nombre reste encore effrayant. Ainsi, en 2023, plus de 6 000 personnes ont été tuées par les forces de l’ordre, selon Amnesty International. Sans surprise, la majorité des victimes sont jeunes, noires et pauvres. Le massacre de Jacarezinho et ses 28 morts dont plusieurs civils sans arme, en mai 2021, reste dans toutes les mémoires.

À ce titre, dans un rapport publié en février 2025, Human Rights Watch dénonce une « stratégie d’exécution extrajudiciaire de facto » encore de mise dans certaines favelas de Rio et de Salvador, rarement suivie d’enquêtes et encore moins de poursuites. Le tout sans compter les actions morbides de nombreuses milices. Moins visibles que les gangs, mais tout aussi violentes, elles contrôlent désormais jusqu’à 60 % des quartiers périphériques de Rio, imposant leur loi, leurs taxes, leurs couvre-feux, se substituant dangereusement à l’État.

L’Amazonie : nouvel épicentre de la violence

Si la situation s’améliore progressivement dans certaines villes, hélas, la violence à tendance à se déplacer vers de nouvelles zones, à commencer par celles suivant les rives de l’Amazonie. Un rapport de l’Associated Press, publié en mai 2025, révèle que plus d’un tiers des municipalités de la région (260 sur 772) sont aujourd’hui sous influence de factions criminelles, principalement liées au PCC, au CV, ou à des groupes transfrontaliers opérant aussi au Pérou et en Colombie.

Dans ces zones isolées, la lutte pour le contrôle de l’orpaillage illégal, des pistes clandestines liées au trafic de drogue et des routes fluviales provoquent une montée spectaculaire de la violence, souvent ignorée par les médias du Sud. À Porto Velho, entre le 9 et le 13 janvier 2025, 13 personnes ont été tuées dans des affrontements entre police et groupes armés, rappelle le journal Globo. Le gouverneur de Rondônia a reconnu que son État « n’avait plus les moyens humains de contrôler l’intérieur amazonien ».

L’orpaillage : une criminalité ignorée

J’approfondis

En attendant un vrai contrat social

Au final, la décrue des homicides est indiscutable, mais relative, les raisons y présidant n’étant pas toujours liée à des phénomènes encourageants. Si elle mérite d’être saluée, elle ne saurait masquer les nouvelles formes de violence et leurs déplacements territoriaux, ni l’absence persistante de l’État et de ses prodigalités sociales, souvent remplacées par celles des gangs, dans de vastes territoires. À l’heure actuelle, elle dépend davantage du bon vouloir des cartels et de la performance policière que d’un contrat social restauré. C’est pourtant cette seule condition qui permettra à cette dynamique de prendre un virage structurel…

L’article Brésil : violence, stop ou encore ? est apparu en premier sur Les Électrons Libres.

Le temps des robots !

8 juillet 2025 à 04:14

Parler de robotique en 2025, ce n’est plus envisager un possible avenir digne d’un film de science-fiction, mais faire le constat que ce monde est déjà le nôtre. La preuve avec l’IA embarquée de Google et l’automatisation logistique d’Amazon. Une robotique couplée à l’intelligence artificielle (IA) qui ouvre des perspectives fascinantes… et pose des questions.

Alors que la révolution de l’intelligence artificielle n’est toujours pas appréhendée à sa juste valeur, ou plutôt, à son juste pouvoir, par les gouvernements et nombre de citoyens, un autre changement radical est en train de tisser sa toile dans son sillage grâce aux progrès fulgurants de la robotique. Une technologie qui franchit des pas de géants ces derniers mois, boostée par les investissements faramineux des mastodontes de la tech. Pour le meilleur ou pour le pire, à nous de voir ? Une chose est sûre : le monde que nous connaissons est en train d’être balayé en un clin d’œil.

Google et Gemini Robotics : l’IA qui donne des ailes aux robots

Google DeepMind a frappé un grand coup en 2025 avec le lancement de Gemini Robotics, suivi de Gemini Robotics-ER et Gemini Robotics On-Device. Ces modèles d’IA, basés sur Gemini 2.0, ne se contentent pas de faire parler les robots : ils leur donnent une véritable compréhension du monde. Imaginez un bras robotique qui, sur une simple consigne en langage naturel, range un crayon, plie un papier ou saisit délicatement l’anse d’une tasse de café. Avec Gemini Robotics-ER, le raisonnement spatial atteint un niveau bluffant : le robot peut analyser son environnement en 3D, planifier ses mouvements et même refuser une action si elle lui semble risquée. C’est un pas décisif vers des robots capables de s’adapter à l’imprévu, un peu comme des humains apprenant sur le tas.

Mais le vrai tour de force, c’est Gemini Robotics On-Device, dévoilé le mois dernier, qui vient de l’accomplir. Ce modèle fonctionne sans connexion Internet, directement embarqué sur le robot. Résultat ? Des machines qui réagissent en temps réel, avec une latence réduite et une confidentialité renforcée. Que ce soit sur un bras Aloha, un bi-bras Franka FR3 ou l’humanoïde Apollo d’Apptronik, pour citer les ténors du marché, ce système peut apprendre une nouvelle tâche – dézipper un sac, plier des vêtements – après seulement 50 à 100 démonstrations.

Google va plus loin en proposant un SDK (Software Development Kit – ensemble d’outils, de bibliothèques et d’informations conçus pour faciliter l’environnement permettant d’interagir avec un robot) pour que les développeurs personnalisent ces robots. Pour l’instant, l’accès est réservé à une poignée de testeurs, mais l’idée d’une robotique accessible et flexible fait rêver. Et avec le cadre Asimov, inspiré des lois de la robotique d’Isaac Asimov (voir encarts abonnés), Google pose des garde-fous sémantiques et physiques pour limiter les risques. C’est un signal fort : la sécurité n’est pas une option.

Les trois lois de la robotique : Asimov avait tout anticipé

J’approfondis

Amazon : des entrepôts aux trottoirs, la robotique en action

Pendant ce temps, Amazon accélère la cadence. Avec un investissement de 700 millions d’euros en Europe, le géant du e-commerce fait de la robotique une priorité pour révolutionner la logistique. À Vercelli, en Italie, son laboratoire d’innovation teste des bras robotiques et des systèmes autonomes qui optimisent la gestion des entrepôts. Mais Amazon voit plus grand : des robots humanoïdes pour la livraison. En s’associant à des entreprises comme Unitree ou Figure AI, et en soutenant Digit d’Agility Robotics, Amazon imagine des robots qui sortent des camionnettes Rivian électriques pour déposer vos colis à votre porte. C’est une vision futuriste, mais pragmatique, qui pourrait transformer l’expérience client tout en réduisant les coûts. En attendant, dans ses entrepôts, Amazon dispose déjà de presque autant de robots que d’employés humains, avec plus d’un million de machines déployées.

Un écosystème en ébullition

Au-delà des mastodontes, la robotique explose partout. NVIDIA planche sur GR00T, une IA universelle pour robots humanoïdes, tandis que des start-ups comme Skild AI ou Pollen Robotics misent sur des modèles open source pour démocratiser l’accès à la technologie. En Corée du Sud, RLWRLD développe des modèles de fondation pour robots, et des humanoïdes comme Optimus de Tesla ou Phoenix de Sanctuary AI commencent à s’intégrer dans l’industrie, la santé et même les services. Le marché des robots humanoïdes pèse 3,9 milliards de dollars en 2025, avec une croissance annuelle de 52,1 %. On a même vu un robot courir un semi-marathon à Pékin ! C’est dire si la robotique s’invite partout, avec une agilité qui impressionne.

Les promesses d’un monde robotisé

Ces avancées sont une mine d’opportunités. D’abord, l’efficacité : les robots d’Amazon fluidifient la logistique, réduisant les délais et les erreurs. Les modèles comme Gemini Robotics On-Device, capables de s’adapter rapidement, ouvrent la voie à une automatisation accessible même aux petites entreprises. Ensuite, l’impact sociétal : les robots humanoïdes pourraient assister les personnes âgées ou handicapées, améliorant leur autonomie. Dans la recherche, les SDK et modèles open source accélèrent l’innovation, que ce soit pour l’exploration spatiale ou la médecine. Enfin, l’autonomie des robots embarqués garantit leur fonctionnement dans des zones reculées ou sinistrées, avec une confidentialité renforcée grâce à l’absence de dépendance au cloud.

Mais attention aux zones d’ombre

Attention tout de même. L’automatisation galopante, portée par Amazon ou d’autres, menace des emplois, surtout dans la logistique et l’industrie. Certes, l’émulation économique induite par la robotique et son développement promet l’émergence d’un vivier de nouveaux métiers, mais la transition risque d’être brutale pour les travailleurs peu qualifiés. Si les systèmes éducatifs, sociaux et juridiques ne consacrent pas une part majeure dans le temps à préparer ce changement de paradigme, les inégalités, mais surtout les fractures sociales et intellectuelles, risquent de se creuser plus que jamais, en plus de voir l’homme être amené à s’interroger sur sa propre utilité.

Sur les plans éthique et juridique, les robots autonomes soulèvent aussi des questions épineuses : qui est responsable en cas d’accident ? Les modèles d’IA, comme Gemini, pourraient reproduire des biais ou mal interpréter une situation, avec des conséquences imprévisibles. L’usage militaire, illustré par des entreprises comme ARX Robotics, fait craindre une escalade dans les conflits. Enfin, l’accès limité à ces technologies – Google restreint son SDK, Amazon domine le marché – pourrait creuser les inégalités entre grandes entreprises et petites structures, ou entre pays riches et en développement.

Un futur à construire avec prudence

En 2025, la robotique dopée à l’IA en est déjà à un tournant. Google, Amazon et les autres nous propulsent dans un monde où les machines comprennent, agissent et s’adaptent comme jamais. C’est exaltant, mais ça demande de la vigilance. Les cadres réglementaires, encore balbutiants, doivent suivre pour gérer les risques éthiques, sociaux et sécuritaires. À nous de faire en sorte que cette révolution profite à tous. Si ce n’est pas le cas, la responsabilité n’en incombera pas aux robots, mais à la paradoxale incapacité humaine à anticiper les conséquences du monde qu’il construit…

Sources : (Google DeepMind announcements, Amazon robotics investments, NVIDIA GR00T, market reports on humanoid robots).

L’article Le temps des robots ! est apparu en premier sur Les Électrons Libres.

AmazonIAque

24 juin 2025 à 21:56

NoHarm ? C’est le nom d’une IA développée par une fratrie brésilienne, qui permet de sauver des vies dans les coins les plus reculés du pays, et particulièrement en Amazonie. Son but ? Éviter les erreurs de prescription pour les médecins locaux, rares et débordés par l’afflux de patients venant des quatre coins de la région.

C’est grâce au média technophile à but non lucratif Rest of World que les informations que nous vous diffusons dans cet article sont arrivées à notre connaissance. Ce site, financé par la fondation Schmidt – créée par l’ancien patron de Google, Eric Schmidt, et sa femme, Sophie – se consacre exclusivement à l’observation du progrès à l’extérieur des pays occidentaux. C’est le premier, grâce au journaliste Pedro Nakamura, à faire le récit de l’impact de l’assistant IA NoHarm (Hospital Pharmacy Enhancing System) dans l’aide qu’il apporte aux pharmaciens des régions reculées d’Amazonie pour éviter les graves erreurs de prescription.

Le défi amazonien

Dans cet immense territoire où cliniques, dispensaires et pharmacies se font rares et doivent prendre en charge un nombre incalculable de patients, les médecins, harassés, peuvent se tromper dans la rédaction de leurs ordonnances, les dosages des médicaments et ne pas avoir le temps de prendre en compte les interactions entre les molécules. D’autant plus que le climat et les conditions de vie locales sont aussi rudes que propices aux très nombreuses maladies endémiques et aux accidents. Cette diversité pathologique nécessite donc des connaissances très larges pour être envisagée avec justesse. Et tous les soignants n’en disposent pas toujours. C’est donc aux pharmaciens locaux d’assurer la pharmacovigilance indispensable pour éviter les drames.

Caracaraí, ville pilote

C’est ce que Samuel Andrade, pharmacien à Caracaraí, 22 000 habitants, en Amazonie brésilienne, vit au quotidien, ainsi que le raconte Pedro Nakamura. « Chaque matin à 8 h, Andrade prend son poste pour traiter des centaines d’ordonnances en provenance des cliniques gratuites de l’État. La plupart du temps, il n’arrive pas à tout gérer. Il passe des heures à vérifier les bases de données de médicaments pour s’assurer que les prescriptions, émises par des médecins des zones rurales, ne présentent pas d’erreurs. Ce travail est extrêmement stressant. Chaque jour, il doit également accueillir des dizaines de patients qui font la queue devant son dispensaire, certains ayant parcouru plusieurs jours de trajet pour y parvenir. Il lui arrive de devoir aller vite, au risque de laisser passer une erreur dangereuse. » Mais depuis avril 2025, sa vie et son travail ont changé, grâce à NoHarm, son nouvel assistant. En réalité, un logiciel dopé à l’intelligence artificielle, capable de signaler les prescriptions problématiques et de lui fournir les données nécessaires pour évaluer leur sécurité. « Résultat : sa capacité de traitement des ordonnances a été multipliée par quatre, confie-t-il à Rest of World. En quelques mois d’utilisation, l’IA a détecté plus de 50 erreurs. »

Rattraper le retard de l’IA médicale

Il n’est pas le seul à bénéficier de l’expertise du logiciel. Comme la France, le Brésil fait partie de ces pays où l’État assure des soins gratuits à l’ensemble de la population, mais également aux étrangers présents sur son territoire. Ce sont 200 millions de personnes qui sont concernées, créant une saturation complète d’un système cruellement impacté par le manque de personnel, particulièrement dans les zones rurales ou isolées, comme le sont nombre de territoires amazoniens. D’où l’importance du déploiement de NoHarm, particulièrement dans une nation dont la médecine a tardé à prendre le virage de l’IA. Depuis l’expérience pilote de Caracaraí, plus de 20 villes des rives de l’Amazonie l’ont rejoint avec des résultats probants.

Une histoire de famille

Le logiciel a été développé par une pharmacienne, Ana Helena, et son frère, informaticien, Henrique Dias, depuis Porto Alegre, la capitale de l’État du Rio Grande do Sul. Une idée reflétant leur volonté de soulager les pharmaciens de la montagne de paperasse qui les empêche de se consacrer pleinement à la réelle pratique de leur métier. Ils ont créé un modèle d’apprentissage automatique open source, entraîné à partir de milliers d’exemples réels. NoHarm a rassemblé des données anonymisées de patients et d’ordonnances. L’algorithme a été nourri de milliers de combinaisons de médicaments, erreurs de dosage et interactions indésirables. « Il a ainsi appris à repérer des schémas que même des professionnels expérimentés peuvent manquer, explique Dias, PDG de l’organisation. » Le logiciel peut traiter des centaines d’ordonnances à la fois, en signalant les cas douteux. Il ne prend pas les décisions à la place des professionnels, mais les aide à les éclairer. « Nous fournissons une série d’alertes, et c’est le professionnel qui les évalue en fonction des besoins du patient », précise Dias à Pedro Nakamura. C’est notamment ce qui a permis à Nailon de Moraes, médecin dans une petite clinique à Caracaraí, d’éviter quatre graves erreurs de prescription, après qu’elles lui ont été signalées par Samuel Andrade, grâce à son usage de NoHarm.

Ne pas halluciner !

Mais tout n’est pas encore parfait. Comme toute IA, NoHarm reste perméable aux hallucinations et autres bugs, qui pourraient avoir des conséquences pires que les simples erreurs médicales. Surtout que son exploitation en Amazonie le confronte à de nombreuses maladies tropicales pour lesquelles il n’est pas encore suffisamment entraîné. Il s’est en effet cantonné dans un premier temps aux pathologies les plus courantes du sud du pays, où se trouve Porto Alegre. Mais le problème est en train d’être corrigé, la phase d’apprentissage restant intense. Une phase, rappelons-le, commune à toute forme d’intelligence – artificielle ou humaine – qui suppose d’apprendre à partir de l’existant. Un principe parfois critiqué pour son manque de respect des droits d’auteur, mais qui prend ici toute sa dimension, dès lors qu’il s’agit d’améliorer un outil qui sauve des vies.

L’article AmazonIAque est apparu en premier sur Les Électrons Libres.

Bangladesh : fin de la dèche vaccinale ?

20 juin 2025 à 04:02

Parmi les cas désespérés en termes de vaccination au moment de son indépendance, en 1971, le Bangladesh est en passe de remporter l’impossible pari d’assurer seul le financement de la couverture vaccinale de sa population. Un miracle qui est parallèle au boum économique que connaît le pays.

Penser le Bangladesh d’aujourd’hui, c’est accepter de mener un intense combat contre ses a priori, longtemps pourtant fondés sur de tristes réalités. C’est tenter d’oublier les macabres coups d’État qui ont émaillé l’histoire de ce jeune pays, né en 1971 sur les cendres de l’improbable Pakistan oriental. Car seul un cerveau distrait ou peu instruit par l’Histoire pouvait penser que deux entités d’une même nation survivraient en ayant entre elles deux mille kilomètres du territoire d’un autre pays, par ailleurs hostile, l’Inde. Ce qui fut pourtant le pari fou et perdant des artisans de la partition de 1947. D’autant plus qu’on ne parle pas la même langue à Islamabad et à Dacca, le Pakistan employant l’ourdou et le Bangladesh, le bengali. Bref.

Penser ce Bangladesh, c’est aussi tourner le dos à une litanie de famines ayant traversé les siècles et charrié leurs millions de morts, jusqu’à celle de 1973-1974. C’est beaucoup se résigner en considérant la lutte implacable et stérile entre deux visions politiques : celle du Parti nationaliste du Bangladesh, allié aux islamistes, et celle de la Ligue Awami, laïque, aux fondamentaux idéologiques variables, mais presque toujours sensibles à une autocratie pourtant contraire à la constitution de cette relative et fragile démocratie parlementaire. C’est faire fi de la topologie d’un État qui partage avec les Pays-Bas d’avoir une large partie de son territoire situé sous le niveau de la mer, mais sans les polders, et se retrouve familier de terribles catastrophes naturelles : inondations sans pareilles, cyclones dévastateurs, comme celui de Bhola, qui, en 1970, fit 500 000 morts.

Bref, penser le Bangladesh en 2025, c’est, sans oublier ses faiblesses et les drames qui émaillent sa courte histoire, regarder avec admiration certains facteurs de sa rédemption, dont un élément particulier est le symbole : son rapport à la vaccination. Et là, miracle, pour un pays qui, à ce sujet, était pourtant jugé désespéré il y a un demi-siècle. Grâce à ses progrès économiques et à une large prise de conscience nationale, il est en train d’autonomiser son programme de vaccination avec des résultats exceptionnels. Or, jusqu’à présent, tout était intégralement pris en main par Gavi, l’Alliance mondiale pour les vaccins et l’immunisation, fondée en 2000 en partenariat avec l’OMS, la Banque mondiale et l’Unicef. Une organisation internationale dont la mission consiste à participer financièrement et logistiquement aux campagnes de vaccination des États qu’elle soutient.

Du critique au magique

Pour comprendre l’étendue du miracle vaccinal bangladais, il faut se référer aux sources publiées par Gavi. Quand elle appréhende le Bangladesh, sa situation est encore critique. Mais déjà sans commune mesure avec celle des débuts. Comme elle l’explique : « En 1979, l’année où le Bangladesh a lancé son programme national de vaccination, 211 enfants sur 1 000 n’atteignaient pas leur cinquième anniversaire. » Une situation liée au contexte déjà évoqué plus haut, mais également à l’extrême pauvreté du pays et à sa structure densitaire. Avec ses 147 570 km², la surface du Bangladesh ne couvre même pas un quart de celle de la France. Il est pourtant le huitième pays le plus peuplé du monde, avec plus de 170 millions d’habitants et une densité de population dix fois supérieure à la nôtre. Il est également un vivier de maladies, allant de la dengue, en passant par les différentes hépatites, le choléra, la fièvre jaune, la méningite, la diphtérie, la coqueluche, et on en passe. Ce qui nécessite, avant de s’y rendre, d’avoir garni son carnet de vaccination. Raison pour laquelle le pays est devenu une terre pilote pour la mise en place d’ambitieux programmes de développement, notamment en matière de piqûres salvatrices.

Selon Gavi : « Moins d’un demi-siècle plus tard, le pays a fait mentir les pronostics. Un enfant né aujourd’hui au Bangladesh peut espérer une vie plus longue et plus sûre : le taux de mortalité des moins de 5 ans est tombé à 31 pour 1 000 naissances vivantes. » Derrière la réussite du programme, une réalité qui lui échappe : la responsabilisation des mères qui ont compris l’importance du vaccin pour préserver la santé de leurs enfants. Mais aussi, selon Be-Nazir Ahmed, ancien directeur du contrôle des maladies au sein de la Direction générale des services de santé (DGHS), « grâce à diverses actions : plaidoyer, communication, mobilisation sociale, engagement des communautés, volonté politique et soutien constant de partenaires comme Gavi ».

Sans croissance, pas de vaccins

J’approfondis

Ainsi, dès 2010, la mortalité des enfants de moins de 5 ans a été réduite des deux tiers. Et, en 2018, « la couverture pour la troisième dose du vaccin combiné contre la diphtérie, le tétanos et la coqueluche (DTP3) atteignait 98 %, celle de la rougeole 93 %, et le pays était déclaré exempt de polio depuis 2014 », affirme Be-Nazir Ahmed.

Un succès qui tente maintenant de se reproduire dans les couches les plus vulnérables et les moins accessibles de la population, celles qui nichent dans les bidonvilles, les régions rurales reculées et les territoires les plus ancrés dans les zones inondables. Selon Gavi, d’ici 2030, le pays pourra assumer seul le coût des 160 millions de dollars des programmes vaccinaux liés aux femmes et aux enfants, et se passer de leurs services.

Un miracle qui, comme on l’a déjà suggéré, doit beaucoup à l’amélioration sensible et globale de la situation économique du pays, qui a su engager d’importantes réformes d’infrastructures et de diversification, en dépit de son instabilité politique – voir prolongement. Selon Gavi, l’an prochain, le Bangladesh quittera la liste des nations les moins avancées de l’ONU. Logique. Sur les deux dernières décennies, il a enregistré une croissance moyenne se situant entre 6 et 7 %. Une cascade de bonnes nouvelles, qui va de pair avec l’amélioration globale des conditions de vie de la population. Mais tout cela est fragile, tant le pays est instable politiquement et reste parmi les plus sensibles au changement climatique.

L’article Bangladesh : fin de la dèche vaccinale ? est apparu en premier sur Les Électrons Libres.

IA : le coup de Mistral

14 juin 2025 à 04:49

Cocorico ! C’est un véritable coup de Mistral qui vient de souffler sur le secteur de l’IA française. La start-up hexagonale et le géant américain des puces, Nvidia, viennent de sceller un accord record, qui confirme la place de la France parmi les ténors du secteur.

Vive VivaTech !

Il y a parfois des scènes où le réel ressemble à une mise en abyme de notre époque. Ce mardi 11 juin, au salon VivaTech à Paris, Emmanuel Macron, cravate ajustée et œil brillant, annonçait, tout sourire, un accord « historique » entre Mistral AI, pépite française de l’intelligence artificielle, et Nvidia, colosse californien des puces électroniques. Un partenariat « souverain », alors que l’autonomie économique et industrielle du pays, longtemps délaissée, figure désormais parmi les enjeux les plus sensibles de l’époque. Voilà qui méritait bien une ovation… et un enthousiaste cocorico.

L’annonce planait déjà sur VivaTech, après le show, quelques heures plus tôt, de Jensen Huang, le patron de Nvidia, qui organisait son propre évènement au cœur de la fête. L’entrepreneur américano-taïwanais ne s’est d’ailleurs pas contenté de célébrer cette nouvelle alliance avec Mistral. Entre deux blagues bien rodées pour séduire son auditoire, il a longuement exposé ses projets dans l’informatique quantique – en partie encore avec la France – et annoncé la construction en Europe d’un gigantesque cloud IA, à savoir une infrastructure de calcul dédiée à l’IA à très grande échelle. Mais revenons à notre sidérant accord.

Électricité bas-carbone et efficience environnementale

Il porte sur l’installation dans l’Essonne, à une trentaine de kilomètres de Paris, d’un centre de calcul massivement équipé en GPU Nvidia, les fameuses puces Blackwell de dernière génération. À terme, ce data center, en cours de déploiement, pourrait mobiliser jusqu’à 100 mégawatts d’électricité, soit trois fois plus que certains concurrents implantés en Europe, comme ceux de Google. De quoi entraîner de futurs modèles d’IA à des vitesses vertigineuses.

Un pari d’autant plus intéressant en matière de ressources qu’il s’appuie sur l’électricité décarbonée du nucléaire français. Comme nous le rappelle Charles Gorintin, cofondateur de la licorne française Alan et (non opérationnel) de Mistral AI : « Faire de l’IA en France, c’est développer une activité 20 fois moins carbonée qu’elle le serait aux États-Unis ». Par ailleurs, l’essentiel des composants du data center seront refroidis par de l’eau circulant en circuit fermé, évitant le gaspillage et le reste, par air. Ce qui répond en amont aux critiques communément soulevées par les opposants à ce type d’infrastructures.

Avec ce projet, Mistral franchit une étape décisive. Déjà valorisée à environ 6 milliards d’euros, la startup, qui s’apprête à lever un milliard supplémentaire, ne se contente plus de développer des modèles de langage (comme Mistral 7B ou Mixtral) : elle devient fournisseur d’un service complet, baptisé Mistral Compute. Une alternative tricolore aux géants du cloud que sont AWS, Azure ou Google. Rien que ça.

Emplois, rayonnement et… dépendances

Outre les bénéfices en matière de souveraineté technologique, notamment pour la recherche tricolore, l’accord offre de réelles perspectives économiques et en termes d’emploi. Les effectifs de Mistral, actuellement autour de 250 personnes, devraient croître rapidement, tandis que le fonctionnement du data center essonnien pourrait générer la création de plusieurs centaines de postes.

Si côté face, cette annonce rehausse la compétitivité de la France et de l’Europe dans la course à la domination de l’IA, côté pile, elle renforce aussi la position quasi monopolistique des américains de Nvidia dans le secteur. Leurs puces haut de gamme coûtent une fortune, et leur implantation dans l’Hexagone leur permet de grignoter encore davantage le marché et de gagner en respectabilité, tout en s’alignant habilement sur le discours européen de la « souveraineté numérique ». Néanmoins, pour Charles Gorintin : « Certes, Nvidia est évidemment un vainqueur du développement de l’IA en général. Et il serait bon d’avoir des alternatives, pour cultiver notre autonomie stratégique. En attendant, si nous souhaitons être compétitifs sur l’applicatif, nous devons nous doter des meilleures technologies actuelles. » Donc Nvidia…

VSORA : L’étoile montante française des puces IA

J’approfondis

Un monopole qui fait grincer des dents, mais relatif

Ce problème n’est pas propre à la France. Il est mondial. Aujourd’hui, plus de 90 % de l’IA de pointe fonctionne avec du Nvidia. Des puces H100 à la gamme Blackwell, les centres de calcul dépendent tous du même fournisseur. Et pour verrouiller le tout, Nvidia optimise une grande partie de la couche logicielle pour qu’elle fonctionne avec CUDA, une librairie dont elle est propriétaire, enfermant développeurs et chercheurs dans son écosystème. Une situation qui rappelle furieusement celle de Microsoft à la grande époque de Windows.

Pas étonnant, donc, que les autorités de régulation, des deux côtés de l’Atlantique, commencent à froncer les sourcils. Car le contrôle d’un maillon technologique stratégique par un seul acteur soulève un problème démocratique. Peut-on vraiment parler de souveraineté si l’on dépend intégralement d’un acteur privé américain pour accéder à l’infrastructure ? D’autant que les alternatives crédibles sont encore rares. Mais faut-il blâmer ceux qui créent pour absoudre les retardataires ? Faut-il reprocher à Mistral d’appuyer son développement sur la technologie la plus efficiente ? Sans doute pas. Surtout qu’en y regardant de plus près, Nvidia est aussi largement dépendant de l’Europe et notamment de la société néerlandaise ASML (Advanced Semiconductor Materials Lithography) – voir prolongement 1. Celle-ci produit les machines de photolithographie permettant de graver les circuits des puces les plus avancées, donc, celles sans lesquelles Nvidia n’aurait rien à vendre. Europe, États-Unis, un partout, balle au centre.

Lasers néerlandais, puces taïwanaises et ambitions chinoises

J’approfondis

En attendant, réjouissons-nous !

Alors que l’Europe était encore récemment moquée pour sa lenteur à réagir à la révolution de l’intelligence artificielle, cet accord, combiné aux nombreuses retombées du Sommet pour l’action sur l’IA, coorganisé par la France et l’Inde en février dernier, marque une inflexion majeure dans sa stratégie. Une prise de conscience qui débouche sur un véritable changement de paradigme, témoignant de la volonté de ne plus rater le coche du progrès. Et pour Mistral, c’est un levier immense. L’entreprise dispose désormais des moyens d’incarner la colonne vertébrale d’un écosystème IA français et européen à la fois compétitif, visible et ambitieux.

L’article IA : le coup de Mistral est apparu en premier sur Les Électrons Libres.

❌