Bertille Bayart : « La France, ce pays appauvri qui s’invente des problèmes de riches »
© Jean-Christophe MARMARA
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Le monde traverse une mutation démographique sans précédent. Près des deux tiers de la population mondiale vivent désormais dans des zones où la fécondité se situe sous le seuil de renouvellement des générations. Ce phénomène, qui s’est accéléré au cours des deux dernières décennies, touche maintenant l’ensemble de la planète avec une ampleur et une rapidité qui dépassent toutes les prévisions.
La Chine illustre de manière spectaculaire cet hiver démographique. Le pays a enregistré une baisse de 40,1 % des naissances entre 2010 et 2024. Le vieillissement accéléré de sa population devrait la voir diminuer de 200 millions d’habitants entre 2024 et 2054.
Le Vieux Continent, lui, n’a jamais aussi bien porté son nom. L’Union européenne a poursuivi en 2024 sa chute démographique avec environ 3,56 millions de naissances enregistrées, pire que l’année précédente. Cette érosion continue place désormais l’Europe dans une situation inédite. Pour la première fois de son histoire, l’UE a enregistré moins de naissances que les États-Unis, malgré ses 120 millions d’habitants supplémentaires. Certaines de ses régions, comme le nord-ouest de l’Espagne ou la Sardaigne, sont déjà passées sous le seuil d’une fécondité inférieure à un enfant par femme.
Traditionnellement considérée comme le meilleur élève européen en matière de natalité, la France voit aussi son statut vaciller. En 2024, 663 000 bébés sont nés en France, soit 21,5 % de moins qu’en 2010, année du dernier pic des naissances. En 2024, l’indicateur conjoncturel de fécondité s’est établi à 1,62 enfant par femme, bien en dessous des 2,1 enfants par femme nécessaires pour le renouvellement des générations.
Les conséquences de cet hiver démographique seront immenses. Les systèmes sociaux seront bouleversés par une chute du nombre d’actifs et une explosion de la proportion de seniors. Comment les systèmes de retraite par répartition, construits lors de périodes de forte natalité, pourront-ils survivre avec un ratio d’un cotisant pour un retraité ? La croissance économique sera également très ralentie par les pénuries de travailleurs et la chute du nombre de jeunes, moteurs des innovations disruptives qui enrichissent tout le monde.
Le 1er septembre 2025, des dizaines de milliers de familles françaises ont découvert une mauvaise surprise sur leur facture de crèche. Le tarif horaire maximum est brutalement passé de 4,33 euros à 5,26 euros — une hausse de 21 % d’un seul coup, alors qu’il n’était que de 3,71 euros en 2023. Un bond de 42 % en deux ans !
Prenons un exemple concret. Une famille parisienne gagnant 8 500 euros ou plus par mois avec un enfant gardé 40 heures par semaine pendant 48 semaines par an payait environ 7 100 euros annuels en 2023. Aujourd’hui, elle débourse 10 100 euros — soit 3 000 euros de plus par an. Depuis 2018, l’augmentation atteint… 74 %, alors que l’inflation n’était que de 18 % — une hausse quatre fois supérieure à l’inflation.
Pour un couple biactif gagnant 7 500 euros par mois (3 750 euros chacun, soit des revenus confortables mais loin d’être fortunés — on parle de cadres confirmés, d’enseignants agrégés, d’infirmières en catégorie A), la facture a augmenté de 1 767 euros par an entre 2023 et 2025 (+25 %). En remontant à 2018, leur facture annuelle était de 5 794 euros : en sept ans, elle a explosé de 3 105 euros, soit une hausse de 54 %.
Comment ces prix fonctionnent-ils ? Le tarif de crèche se calcule en multipliant vos revenus mensuels par un taux d’effort qui dépend du nombre d’enfants. Mais il existe un « plafond de ressources » : même si vous gagnez davantage, le calcul s’effectue sur la base de ce plafond. Or, celui-ci a explosé : en 2018, il était de 4 874,62 euros par mois. Il est passé à 6 000 euros en 2022 (+23 %), puis à 7 000 euros en septembre 2024 (+17 % supplémentaires), et enfin à 8 500 euros en septembre 2025 (+21 % de plus).
Ce sont précisément ces familles de classe moyenne et moyenne supérieure qui hésitent entre un 2e ou un 3e enfant pour cause de contraintes financières. En plein hiver démographique, c’est à elles qu’on envoie un mauvais signal : renoncez à vos projets d’enfants car vous serez de moins en moins aidés. Et pourtant, ces bambins restés à l’état d’idées auraient été parmi les contribuables de demain. Voilà notamment comment la France dévore son avenir.
Et, bien entendu, ces hausses massives de tarifs ont été décidées par le conseil d’administration de la Caisse nationale des allocations familiales (CNAF), sans débat parlementaire, sans vote à l’Assemblée nationale, ni campagne électorale où ces mesures auraient pu être débattues.
Le communiqué officiel est d’une sobriété bureaucratique glaçante : « Par décision du conseil d’administration de la Cnaf, pour ce qui est du budget 2025 du Fonds national d’action sociale (Fnas), le plafond de ressources mensuelles sera relevé à 8 500 euros à compter du 1er septembre 2025. » Point final. Aucune consultation des familles concernées, aucune étude d’impact publiée, aucun débat démocratique.
Il y a là un problème démocratique majeur. Comment un organe composé de partenaires sociaux non élus peut-il prendre des décisions aussi structurantes pour l’avenir démographique du pays, alors que le plus petit choix ministériel engageant les finances publiques doit passer par la voie législative ? Quel mécanisme de légitimité politique leur donne un tel pouvoir opaque sur le portefeuille de centaines de milliers de familles ?
Comme si l’augmentation des tarifs de crèche ne suffisait pas, le 1er septembre 2025 a également vu entrer en vigueur une réforme majeure du Complément de libre choix du mode de garde (CMG). Cette aide de la CAF concerne les familles qui font garder leurs enfants par une assistante maternelle ou une garde à domicile – soit des centaines de milliers de foyers privés de places en crèche.
Jusqu’en août 2025, le CMG fonctionnait avec des montants fixes selon les tranches de revenus, avec un minimum garanti de 203,62 euros par mois jusqu’aux trois ans de l’enfant. Depuis septembre, le montant de l’aide diminue progressivement avec les revenus, et peut même tomber à zéro pour les familles aisées.
Au-delà de la baisse des montants, la réforme recèle plusieurs pièges. D’abord, les plafonds horaires : pour bénéficier du CMG, la garde ne doit pas coûter plus de 8 euros de l’heure pour une assistante maternelle, 15 euros pour une garde à domicile. Dans les grandes métropoles où une assistante maternelle qualifiée facture a minima 10 euros de l’heure, tout le surplus reste à la charge des familles — y compris les cotisations sociales.
Ensuite, la suppression du minimum garanti. Avant, 203,62 euros étaient assurés jusqu’aux trois ans de l’enfant. Désormais, de nombreuses familles se retrouvent brutalement sans aucune aide. Enfin, plus grave, la disparition des majorations pour parents isolés ou en situation de handicap, qui protégeaient les situations fragiles parmi les revenus moyens.
Au final, 43 % des familles sont perdantes, avec une aide réduite de 32 euros par mois en moyenne selon un rapport du Haut Conseil de la famille, de l’enfance et de l’âge rapporté par l’UNAF. Pour certaines, c’est bien pire : un couple gagnant 6 000 euros par mois avec 90 heures de garde mensuelle voit son CMG chuter de 204 euros à 158 euros — soit 552 euros par an.
Ces mesures de septembre 2025 s’inscrivent au cœur d’une décennie consacrée à méthodiquement détricoter la politique familiale française. Petit tour d’horizon de ce sabotage en bande désorganisée…
2013-2014 : Abaissement du plafond du quotient familial (l’avantage fiscal par enfant à charge) de 2 334 euros à 1 500 euros par demi-part, touchant plus d’un million de foyers avec 546 euros d’impôts supplémentaires en moyenne. Gel de la prime à la naissance et de l’allocation de base de la PAJE (l’aide mensuelle versée dès la naissance). Modulation de cette allocation de base selon les revenus : pour les familles dépassant un certain seuil, le montant est divisé par deux.
2015 : Rupture historique. Après 70 ans d’universalité, les allocations familiales sont modulées selon les revenus : divisées par deux pour les parents gagnant plus de 6 000 euros par mois, par quatre au-delà de 8 000 euros. Parallèlement, la durée du congé parental indemnisé est réduite d’un an pour les couples ayant deux enfants ou plus.
2024-2025 : Les hausses de tarifs de crèche et la réforme du CMG achèvent de pénaliser les familles des classes moyennes et moyennes-supérieures.
Le bilan est glaçant : en dix ans, les familles biactives avec des revenus moyens supérieurs ont subi une baisse de leurs allocations, une hausse de leurs impôts, une réduction de leur congé parental, et maintenant une explosion des coûts de garde.
Ce que nous vivons est rien de moins qu’une rupture idéologique majeure. Le programme du Conseil national de la Résistance avait posé en 1945 un principe fondateur : l’universalité des prestations familiales, servies sans condition de ressources selon un principe de solidarité horizontale. Les allocations n’avaient pas vocation à être redistribuées des riches vers les pauvres (rôle de l’impôt), mais à soutenir toutes les familles avec enfants, quelle que soit leur situation. Un principe très largement réaffirmé au début d’une Ve République inspirée par la politique nataliste menée par le premier ministre du général de Gaulle, Michel Debré. La réforme de 2015 a brisé ce principe après 70 ans de consensus national, instaurant un mécanisme qui revient à demander aux classes moyennes et supérieures de financer par l’impôt et les cotisations des prestations dont elles ne bénéficient quasiment plus. La solidarité horizontale — des personnes sans enfants vers les familles qui construisent l’avenir — est transformée en solidarité verticale supplémentaire, dans un pays où les inégalités sont déjà grandement aplaties via un ensemble de politiques à effets redistributifs.
La France saborde un modèle nataliste qui a brillamment fonctionné. En février 2025, Lyman Stone, démographe à l’Institute for Family Studies, a publié une étude démontrant l’efficacité des politiques pro-natalistes historiques françaises. Son analyse porte sur 80 ans de données et compare la France à ses voisins européens aux trajectoires démographiques similaires.
L’étude conclut que les politiques natalistes françaises (flexibilité des modes de garde, avantages fiscaux massifs via le quotient familial, allocations familiales généreuses, congés parentaux) ont augmenté la fécondité française de 0,1 à 0,2 enfant par femme de manière durable depuis l’après-guerre. Cela serait-il dérisoire ? Ce serait oublier l’essentiel : les effets se cumulent à travers les générations.
Moins de naissances chaque année signifie des cohortes plus petites, donc moins de femmes en âge de procréer à la génération suivante, et ainsi de suite. Avec la politique actuelle, la France compterait aujourd’hui entre 56 et 61 millions d’habitants au lieu de 66 millions. Comme le conclut l’étude : « Des effets marginaux et modestes peuvent se révéler massifs à travers les générations, à condition que les politiques soient maintenues sur le long terme. »
Un grand nombre de Français sont aujourd’hui en vie grâce aux politiques pro-natalistes du passé. Et nous sommes en train de détruire ce précieux héritage méthodiquement, année après année, réforme après réforme, alors même que la fécondité française s’effondre à des niveaux historiquement bas.
Face à l’urgence démographique, voici trois réformes indispensables bien que loin d’être exhaustives :
Le « réarmement démographique » cher à Emmanuel Macron doit être accompagné de décisions claires et ambitieuses. Il exige un retour aux fondamentaux de 1945 : soutenir toutes les familles, sans distinction, parce que les enfants d’aujourd’hui sont l’économie, les retraites et la société de demain. La facture du renoncement se chiffrera en millions de Français qui ne naîtront jamais, et en milliards d’euros…
Cet article est le premier volet d’une série sur la démographie.
L’article Le sabotage de la politique familiale française est apparu en premier sur Les Électrons Libres.
© Fabien Clairefond
L’annonce en provenance de Pékin a provoqué une véritable déflagration dans l’industrie mondiale de la tech et de la décarbonation. Pour répondre aux droits de douanes sans cesse croissants imposés par Washington, la Chine a franchi une étape supplémentaire en imposant des contrôles renforcés sur l’exportation des technologies liées aux terres rares.
Ces mesures, entrées en vigueur immédiatement, visent l’extraction, la séparation et le raffinage de ces métaux essentiels, dont l’Empire du Milieu domine la production mondiale à hauteur de 70 % (et non 60 % comme on le lit souvent sur la base de données obsolètes). Désormais, tout transfert de ces technologies vers l’étranger requiert une autorisation préalable du ministère du Commerce chinois, avec des demandes détaillées imposées aux entreprises étrangères sous peine de sanctions. L’extraterritorialité de ces règles s’étend loin. Les produits contenant ne serait-ce que 0,1 % de ces terres issues de Chine, même assemblés ailleurs, tombent sous le coup d’une licence d’exportation. Plus qu’une simple formalité administrative, il s’agit d’une entrave aux flux vitaux de l’économie. Et une escalade dans le modus operandi de Pékin, comme nous le confirme le géopoliticien Aurélien Duchêne* : « Si la Chine maintient cette politique, ce sera un nouveau pas dans l’affirmation de son hard power économique : tout en se présentant encore comme un « hégémon bienveillant », elle n’hésite plus à manier la contrainte en usant de ses leviers de pression économiques et financiers ».
Les terres rares, en réalité des métaux (voir encart 1), ne sont pas des matériaux anodins. Elles irriguent l’électronique grand public, dans les aimants permanents des disques durs de nos ordinateurs, des haut-parleurs et des smartphones, mais aussi les turbines éoliennes et les batteries de véhicules électriques. La défense n’est pas en reste. Plusieurs d’entre elles sont indispensables aux systèmes de guidage, aux lasers et aux radars. Tout comme pour les industries pétrochimiques, du verre et de la céramique. Ces éléments, au nombre de dix-sept, sont les invisibles piliers de notre modernité connectée et décarbonée.
Et l’avenir en demandera bien davantage. Au-delà de 2035, selon IEA/McKinsey, la transition énergétique propulsera la demande pour les batteries d’au moins 200 %, tandis que l’hydrogène vert en exigera 150 % supplémentaires pour les électrolyseurs. Les semi-conducteurs quantiques, l’intelligence artificielle, la défense et la robotique amplifieront encore ce phénomène de manière incontinente. Bref, sans dresser la liste exhaustive des futurs usages, nul besoin d’être un génie pour comprendre à quel point ces terres rares sont un enjeu majeur et la décision de Pékin, un sale tour joué au reste du monde, États-Unis et Europe en tête.
Si les quotas chinois d’exportation pour les minerais eux-mêmes demeurent inchangés pour 2025, en revanche le blocage des technologies entrave les investissements étrangers en recherche et développement, freinant le transfert de savoir-faire essentiel à toute alternative. Raison pour laquelle l’Union européenne a exprimé sa préoccupation et prépare des contre-mesures, tandis que des firmes comme Apple ou Tesla, rivées à ces métaux pour l’électronique et les batteries, affrontent des risques de ruptures logistiques. Pendant ce temps, Pékin, qui raffine plus de 90 % de la production mondiale, consolide ainsi son monopole stratégique, transformant une ressource en levier géopolitique.
Cette offensive s’inscrit dans une escalade plus large marquée par la guerre commerciale intercontinentale, déjà vivace de longue date, et amplifiée de manière démesurée par Donald Trump depuis le début de son second mandat. En avril 2025, l’Amérique avait imposé des tarifs douaniers de 145 % sur les importations chinoises, déclenchant une riposte initiale de Pékin avec des contrôles sur sept éléments de terres rares. Une trêve fragile avait suivi en mai, ramenant les droits à 30 % pour Washington et 10 % pour Beijing, prolongée en août. Mais les mesures du 9 octobre élargissent le spectre. Cinq éléments supplémentaires – holmium, erbium, thulium, europium et ytterbium – tombent sous contrôle, avec une extraterritorialité accrue. Pékin se justifie en brandissant des motifs de sécurité nationale, mais les observateurs y décèlent une contre-attaque directe à la surenchère tarifaire trumpienne visant à exploiter la dépendance occidentale aux métaux critiques, avant la rencontre Xi Jinping – Trump prévue fin octobre au sommet de l’APEC, en Corée du Sud.
La réponse américaine ne s’est pas faite attendre. Le 10 octobre, Trump a menacé d’ajouter 100 % de tarifs sur tous les produits chinois dès le 1er novembre, qualifiant les limitations fixées « d’hostiles » et envisageant d’annuler la rencontre coréenne. « Les restrictions à l’exportation des terres rares par la Chine prennent le monde en otage », a-t-il déclaré. Historiquement, Pékin utilise les terres rares comme arme depuis 2019, mais l’intensité actuelle du conflit a transformé une rivalité sectorielle en spirale protectionniste globale, laissant planer le spectre d’une rupture plus profonde. « Les États-Unis ont banni l’exportation de circuits intégrés de haute performance en Chine dès 2022. Celle-ci a réagi de la même manière avec les composants informatiques américains exclus de ses administrations. Ce découplage sino-américain est une tendance de fond qui devrait se renforcer », ajoute Aurélien Duchêne.
Au milieu de ces échanges transpacifiques, d’autres théâtres émergent, où les terres rares deviennent des pions dans des conflits aux enjeux plus immédiats. En Ukraine, les gisements riches en néodyme et dysprosium, notamment sous la mer d’Azov, attirent les regards alors que la Russie occupe ces zones potentielles d’exploitation depuis son invasion de 2022. Pékin observe, prêt à nouer des partenariats post-conflit, mais c’est Washington qui a pris l’avantage avec un accord bilatéral signé fin avril 2025. Cet engagement accorde aux États-Unis un accès prioritaire aux réserves ukrainiennes, estimées à 5 % des gisements mondiaux, en échange d’un soutien militaire (très) conditionnel et sans cesse évolutif… Cela prive Kiev de revenus autonomes et marginalise l’Europe, dont les négociations pour un partage équitable piétinent, avec des clauses extraterritoriales favorisant les firmes américaines.
Quant au Groenland, la plus grande île du monde, sous tutelle danoise, elle cristallise une course trilatérale encore plus acharnée. Ses réserves estimées à 1,5 million de tonnes, dont 20 % des stocks mondiaux en dysprosium, attisent les appétits. D’où les menaces d’invasion incessantes d’un Trump peu soucieux de souveraineté quand le business est en jeu. Bien que revenu légèrement à la raison après ses propos martiaux, son administration négocie un investissement direct dans Critical Metals Corp – une entreprise de développement minier spécialisée dans les terres rares – pour la mine de Tanbreez – l’un des plus grands gisements au monde, situé dans le sud du Groenland. Une manière de contrecarrer les avances du géant chinois Shenghe Resources qui, lui, tente d’en acquérir 25 % des parts. L’Union européenne, via un partenariat avec le Royaume-Uni en cours de confirmation, tente de s’insérer dans la partie, mais elle reste subordonnée aux pressions diplomatiques américaines et à son regard sur le champ de bataille. De quoi nous tenter de lancer les paris sur l’issue de la guerre en considérant l’apport de l’Ukraine et du Groenland et d’estimer les probabilités de reconquête du marché de chaque camp dans un exercice incertain de politique fiction.
Si l’exploitation conjointe des gisements ukrainiens et groenlandais par les États-Unis et l’Europe aboutissait, elle pourrait éroder la domination chinoise de 10 à 15 % sur la production mondiale d’ici 2035, en diversifiant 20 % des approvisionnements critiques pour l’électronique et la défense. Cela ajouterait potentiellement 100 000 tonnes annuelles, avec l’Ukraine fournissant néodyme et dysprosium, et le Groenland 85 000 tonnes à Tanbreez, forçant Pékin à baisser ses prix de 20 à 30 % et à céder des parts de marché, sans pour autant ébranler son emprise sur le raffinage. Encore faut-il rêver pour cela à un adoucissement des relations entre Washington et Bruxelles, sur l’autel de leurs intérêts communs… Ce qui ne semble pas à l’ordre du jour.
Une initiative américaine solitaire, elle, limiterait l’effet à 8 à 12 % de réduction du rôle de Pékin, priorisant la sécurité nationale via des fonds comme le Reconstruction Investment Fund, mais fragmenterait les chaînes européennes, générant des surcoûts de 15 % et une pression bilatérale accrue dans les pourparlers commerciaux. Quant à l’Europe seule, appuyée sur son partenariat avec l’Ukraine de 2021, elle n’aurait pas plus de 5 à 8 % d’impact, favorisant une autonomie verte, demandant un hypothétique investissement de 500 milliards d’euros, laissant la Chine intacte sur le raffinage et exposant Kiev à une dépendance redoublée. Sur un horizon de dix ans, les probabilités penchent plutôt en faveur d’un scénario conjoint américano-européen grâce aux synergies existantes malgré la concurrence. Les autres, avance unilatérale américaine, dopée par l’agressivité trumpienne mais risquant des frictions transatlantiques, et voie européenne isolée, plombée par les contraintes budgétaires et la viabilité incertaine des gisements en zones occupées, tiennent presque de la science-fiction.
C’est dans ce contexte que l’Europe, en visant 100 % de véhicules électriques d’ici 2035, se trouve particulièrement exposée. Cette ambition, inscrite dans l’European Green Deal présenté en 2019 et visant à atteindre la neutralité climatique d’ici 2050, amplifie sa vulnérabilité dans la guerre commerciale et face aux nouvelles restrictions de Pékin. Et ce, alors que des fermetures d’usines fournisseurs balaient déjà le continent, avec des surcoûts de 20 à 30 % pour les constructeurs, et des pertes estimées à 190 000 emplois en Allemagne d’ici 2035. Une crise également alimentée par la concurrence déloyale induite par les subventions massives accordées aux véhicules électriques chinois et par l’inflation du prix des batteries. Raisons pour lesquelles les constructeurs allemands, Volkswagen, BMW et Mercedes en tête, sont entrés en résistance, même si ce braquage est aussi lié à des conservatismes peu en adéquation avec le principe de l’évolution et des choix stratégiques discutables. Seulement voilà, en prenant la situation à l’instant T, la transition forcée qu’il leur est imposée, outre ses menaces sur l’emploi, semble exiger 500 milliards d’euros d’investissements sans retour immédiat, face à une Chine dominante et n’ayant pas les mêmes soucis. D’où le plaidoyer germanique en faveur de véhicules hybrides ou e-fuels après 2035, invoquant des infrastructures de recharge couvrant à peine 20 % des besoins, des ventes de voitures électriques stagnantes à 15 % du marché européen en 2025, et une dépendance aux importations chinoises. Peut-être hélas déjà un combat d’arrière-garde qui laissera des traces sur l’emploi et la capacité industrielle du continent. À moins que d’autres formes d’innovations ne regardant pas dans le rétroviseur participent à changer la donne et offrent à notre vieux continent et à la France de nouvelles perspectives pour gagner des points dans cette lutte impitoyable.
Cette lueur d’espoir pourrait être figurée par certaines ressources propres à l’Europe. Comme nous l’explique Aurélien Duchêne : « Outre son capital financier, technique et humain, notre continent a d’autres atouts. L’un des plus grands gisements de lithium du monde a été découvert cet automne en Allemagne, la France en possédant aussi de gigantesques réserves dans l’Allier. Le plancher océanique sous souveraineté française recèle aussi un vaste potentiel minier, incluant des terres rares. Mais les considérations environnementales risquent évidemment d’entraver, voire d’empêcher une extraction à grande échelle ».
Comptons alors surtout sur les progrès réalisés dans la production des moteurs électriques sans aimants, portés par des acteurs comme Valeo en France et Mahle en Allemagne. Leur système iBEE, à induction sans balais, élimine 80 % de la dépendance aux terres rares chinoises pour les aimants permanents, délivrant une puissance pouvant atteindre 475 chevaux DIN avec une efficacité maximale, et une réduction de 40 % des émissions carbone sur leur cycle de vie (comprenant donc leur production). Déjà impliqué dans le moteur de la Renault Zoé et dans certains modèles de BMW, le plus large déploiement de cette technologie est prévu dès l’an prochain, pour le moment dans la production de véhicules premium. Ce procédé pourrait renforcer l’autonomie européenne, abaisser les coûts de production de 15 à 20 %, et neutraliser en partie les restrictions chinoises. Il requiert toutefois 200 milliards d’euros en recherche et développement. Pas tout à fait une paille sur un continent qui a du mal à ouvrir son portefeuille en grand et manque de fonds souverains dédiés à l’innovation. Toujours est-il que, dans le contexte de cette impitoyable guerre mondiale des terres rares, l’Europe, souvent reléguée au rôle de spectateur, pourrait par ce biais forger son propre chemin, où l’innovation supplée la rareté. En sera-t-elle capable ?
* Auteur de La Russie de Poutine contre l’Occident, Eyrolles, 2024.
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Imaginez une génération qui a grandi en découvrant, incrédule, les prémices de l’informatique personnelle. Des quinquas qui, enfants, bavaient devant les publicités pour la première console de jeux offrant la possibilité de se démener, manette en main, face au préhistorique « Pong » ; puis, adolescents, ont vu les cafés commencer à se débarrasser de leurs flippers au profit de jeux d’arcade comme Space Invaders, Asteroids, puis Pac-Man et Tetris. La même qui a appris le CD-ROM, puis les délices de ces ordinateurs dépourvus d’O.S., dont il fallait programmer chaque pixel d’action en Basic, puis en Pascal, tel le Sinclair ZX 81. Et ce avant l’arrivée du fameux Atari 520 ST et du premier Mac, avec leur processeur Motorola cadencé à 7,8 MHz et leur RAM figée à… 128 Ko, pour le second.
Deux révolutions qui ont forgé l’avenir de ces ancêtres du travail face aux écrans, alimenté par la navigation sur les logiciels des années 1980 et 1990, et qui, aujourd’hui, apporte une touche d’expérience unique dans un monde boosté par l’intelligence artificielle. En France comme en Europe, les seniors (55-64 ans) redessinent le paysage du travail, particulièrement dans le secteur tertiaire. Leur maîtrise pionnière des outils numériques et leur savoir-être affûté par des décennies d’expérience en font des acteurs précieux pour les entreprises. Bien plus qu’un simple atout, ils incarnent un pont entre tradition et innovation, contribuant à une économie plus équilibrée face au vieillissement démographique.
Même si notre pays reste à la traîne par rapport à nos voisins, l’emploi des seniors atteint des sommets historiques : 60,4 % des 55-64 ans étaient actifs en 2024. Un bond de 2 points en un an et de plus de 12,4 points en dix ans ! Le secteur tertiaire, qui regroupe 70 % de ces travailleurs, est leur terrain de prédilection.
Pourquoi un tel engouement ? Cette génération, née entre 1965 et 1975, s’adapte avec aisance aux technologies modernes, y compris l’IA. Comme le souligne France Travail, « L’expertise de ces salariés, dépositaires des savoirs de l’entreprise, se caractérise par une certaine vision stratégique et une capacité de prise de recul forgées au fil des années. »
Mais ce n’est pas tout. Les réformes des retraites et les incitations fiscales encouragent cette dynamique, tout comme le désir des seniors de transmettre leur expertise. Dans les métiers du conseil, de la formation ou des services numériques, 80 % d’entre eux se disent motivés à partager leur savoir. Et ça fonctionne dans les deux sens : les jeunes forment leurs aînés aux dernières innovations technologiques, tandis que les seconds leur offrent fiabilité et sens de la collaboration. Résultat : 63 % des actifs estiment que ce mélange générationnel booste l’innovation tout en renforçant la cohésion des équipes. Un véritable cercle vertueux.
À l’échelle européenne, les seniors ne sont pas en reste. Avec un taux d’emploi dépassant les 75 % (pour les 55-64 ans), des pays comme la Suède et l’Allemagne sont en tête de peloton. Sans doute l’une des raisons ayant conduit la ministre de l’Économie d’outre-Rhin, Katherina Reiche, à envisager de repousser l’âge de départ à la retraite de ses concitoyens à 70 ans, même si ce sont essentiellement des préoccupations budgétaires qui dictent cette volonté.
Là encore, l’exposition précoce à l’informatique joue un rôle clé. Depuis 2010, le nombre de seniors actifs en Europe est passé de 23,8 millions à près de 40 millions en 2023. Dans des pays comme les Pays-Bas, des programmes de mentorat inversé permettent même aux concernés n’ayant pas immédiatement pris le virage du numérique de partager leur expérience tout en se formant aux outils modernes, compensant ainsi les limites de l’IA par leur intuition et leur recul. Car prompter est essentiellement un art du questionnement, dont l’âge est souvent la clé de la maîtrise.
Une idée confirmée par une large étude publiée par le FMI en avril dernier, qui stipule : « Cela suggère que, pour un niveau d’éducation donné, les travailleurs plus âgés peuvent bénéficier davantage de l’adoption de l’IA que les cohortes plus jeunes, car les premiers sont relativement plus concentrés dans les occupations à forte exposition et forte complémentarité. »
Contrairement aux salariés nés entre 1940 et 1950, dont le taux d’emploi jusqu’aux années 2010 stagnait entre 40 % et 45 % en raison d’une exposition limitée à l’informatique et de politiques de préretraites massives, la cohorte actuelle gagne de 15 à 20 points.
Cette génération antérieure, souvent perçue comme réfractaire au numérique, subissait une exclusion structurelle, avec peu d’accès aux outils bureautiques émergents. Une analyse confirmée par David Autor et David Dorn, en 2009, dans l’American Economic Review, montrant que les études pointaient cette révolution comme un obstacle soudain à l’adaptation technologique des plus de 55 ans : un âge se présentant, en France, comme une barrière quasi infranchissable dans la quête d’un nouvel emploi après la perte du précédent.
Aujourd’hui, l’entrée précoce sur le marché durant le boom du PC permet une adaptation plus fluide, transformant les seniors en atouts pour l’IA, où leur vision humaine complète l’automatisation. Surtout, comme le précise aussi l’étude du FMI déjà citée : « Plusieurs caractéristiques des emplois à forte exposition à l’IA correspondent aux préférences des travailleurs plus âgés. Au cours des trois dernières décennies, il y a eu une augmentation générale des emplois adaptés à ces personnes, caractérisés par une activité physique moins exigeante, des niveaux de danger au travail plus faibles et un rythme d’activité modéré […] Ces caractéristiques sont attrayantes pour les travailleurs visés et s’alignent avec les gains positifs de leurs capacités cognitives dans le cadre d’un vieillissement en meilleure santé […], d’autant plus que ces emplois exposés à l’IA offrent généralement des revenus plus élevés. »
Ce shift générationnel réduit les discriminations et valorise l’expérience, avec 90 % des seniors engagés dans le transfert de compétences.
Mais tout n’est pas encore rose. Assez logiquement, seul le secteur tertiaire est touché par cette grâce en faveur des grands aînés. Selon la DARES, dans l’agriculture et le secondaire (industrie, construction), la situation de l’emploi des seniors reste très dégradée en France, avec une stagnation ou une baisse relative des effectifs depuis les années 2010. Une tendance observée dans la plupart des pays de l’OCDE. Les travailleurs âgés y sont sous-représentés en raison de la pénibilité physique accrue et des exigences en mobilité, limitant les embauches à moins de 10 % des postes. Cette disparité persiste en 2024-2025 et s’accompagne, dans tous les secteurs, de la subsistance de freins culturels à l’emploi, malgré l’embellie décrite dans cet article. France Travail note d’ailleurs : « Encore trop peu d’entreprises déploient une culture senior friendly. »
D’ici 2030, l’emploi des seniors dans le tertiaire pourrait atteindre 75 % en France et 80 % en Europe, porté par l’IA et des formations adaptées. Dans des secteurs comme la cybersécurité ou le conseil digital, leur expérience historique devient un atout pour anticiper les disruptions. Les initiatives gouvernementales, comme la valorisation des salariés expérimentés lancée en 2025, promettent de réduire le chômage senior à moins de 5 %, tout en boostant le PIB de 2 à 3 % grâce à une productivité intergénérationnelle.
À voir, tout de même…
Il n’en demeure pas moins que cette génération, pionnière du numérique, ouvre la voie à une économie où l’expérience et l’innovation se nourrissent mutuellement. En créant des espaces de collaboration, comme des comités mixtes, les entreprises peuvent tirer le meilleur de chaque époque.
Les seniors ne sont pas seulement dans le coup. Ils sont au cœur de la transformation, prêts à façonner un avenir où chacun peut trouver sa place sur le marché de l’emploi.*
(Ce qui arrange votre rédacteur en chef, né en 1968, et ayant l’éternelle nostalgie de ses parties de Pong…)
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Soyons honnêtes : l’Europe a en grande partie loupé le train du numérique. Pas de GAFAM européen, pas de suite bureautique, aucun moteur de recherche ni réseau social majeur. Pendant que la Silicon Valley transformait le monde, nous regardions passer les trains. Nos talents partaient s’exiler outre-Atlantique, nos investissements restaient frileux et nos champions se faisaient racheter avant même d’atteindre leur majorité. De quoi constater avec amertume l’existence d’un écart qui pourrait sembler insurmontable pour l’Europe.
Mais voilà qu’une nouvelle course est lancée : celle de l’intelligence artificielle. Et le Vieux Continent a compris qu’il pouvait y participer. Les jeux ne sont pas encore faits. Les positions ne sont pas figées. Et surtout, nos atouts — la qualité de notre recherche, la force de nos ingénieurs — s’affirment. Notre exigence réglementaire, elle, reste un handicap… à moins que l’Europe ne réussisse à l’imposer au monde entier, auquel cas nos start-ups pourraient avoir un coup d’avance.
Décembre 2023 : Mistral AI est valorisée 2 milliards d’euros. Septembre 2025 : 11,7 milliards. En moins de deux ans, cette start-up française qui développe ses propres LLM a multiplié sa valeur par six, devenant au passage la première décacorne tricolore. Ce n’est pas juste une histoire de levée de fonds spectaculaire, c’est le symbole que l’Europe peut créer ses propres leaders de l’IA générative.
L’approche de Mistral ? Jouer la carte de la transparence et de l’open source face aux géants américains. Proposer une alternative qui respecte le RGPD plutôt que de le contourner. Faire de la souveraineté des données un atout commercial plutôt qu’une contrainte bureaucratique. Pour les entreprises européennes qui ne veulent pas confier leurs informations sensibles à des serveurs américains ou chinois, c’est une aubaine. Pour les citoyens soucieux de leurs données personnelles, c’est rassurant. Pour l’Europe, c’est stratégique.
Et Mistral n’est pas seule. Hugging Face, cette autre pépite française devenue « le GitHub de l’IA ». Concrètement ? Une plateforme collaborative et open source qui démocratise l’intelligence artificielle en offrant une bibliothèque géante de modèles préentraînés. Au lieu de créer son IA de zéro, n’importe quel développeur peut y piocher des briques prêtes à l’emploi et les adapter à ses besoins. Résultat : 1,3 million de modèles hébergés, un milliard de requêtes par jour, et même Google ou Meta y publient leurs créations. Avec une valorisation de 4,5 milliards de dollars, Hugging Face est devenue une infrastructure incontournable de l’écosystème mondial de l’IA et l’une des rares start-ups du secteur ayant déjà atteint son seuil de rentabilité.
Le phénomène dépasse largement nos frontières. À Londres, Synthesia révolutionne la production vidéo : des avatars numériques ultra-réalistes qui parlent toutes les langues, sans caméra ni acteur. Résultat ? 60 % des entreprises du Fortune 100 utilisent leur technologie pour leurs communications internes. Valorisation : 2,1 milliards de dollars.
En Suède, Lovable permet à n’importe qui de créer un site web fonctionnel simplement en décrivant ce qu’il veut. Au Royaume-Uni, PhysicsX applique l’IA à la simulation physique pour accélérer l’innovation en ingénierie. En Allemagne, DeepL offre des traductions d’une qualité qui fait rougir les géants américains, tandis que Black Forest Labs a développé FLUX Kontext, l’un des modèles d’édition d’images les plus performants au monde : il suffit de lui dire « change la couleur de la voiture en rouge » pour qu’il modifie précisément cet élément sans toucher au reste de l’image. Sans oublier Wayve, qui enseigne aux voitures à conduire seules dans les rues londoniennes.
Ces start-ups ne sont pas des imitations tardives de modèles américains. Elles explorent des niches, innovent selon des approches différentes et répondent à des besoins spécifiques. Elles construisent un écosystème diversifié où chacun apporte sa pierre à l’édifice global de l’IA européenne.
Cette dynamique ne sort pas de nulle part. La France compte désormais 30 licornes, contre zéro en 2013. Ce changement quantitatif masque une transformation plus profonde : l’émergence d’une génération d’entrepreneurs et d’investisseurs qui ont appris à gérer des hypercroissances. Les fondateurs de Criteo, Fotolia, Datadog, Zenly, BlaBlaCar ou OVHcloud créent de nouvelles entreprises ou investissent dans la génération suivante. Les ingénieurs qui ont bâti ces succès lancent leurs propres projets.
Ce cercle vertueux, la Silicon Valley le connaît depuis des décennies. Chez nous, il commence à peine à tourner. Mais il tourne. Les gouvernements européens l’ont compris, et l’UE elle-même change de posture, passant du rôle de régulateur méfiant à celui d’accélérateur volontariste, comme en témoigne l’AI Summit organisé à Paris, il y a peu, réunissant tous les acteurs du secteur.
Pourtant, le tableau n’est pas sans ombres. Les start-ups européennes brillent en phase d’amorçage et en séries A et B. Mais quand vient le moment de passer à l’échelle, de lever des centaines de millions pour conquérir le monde, l’argent se raréfie. Les fonds américains et asiatiques prennent alors le relais, imposant souvent un déménagement du siège social vers des cieux plus cléments fiscalement. Or, la réalité est têtue : avant 2021, nos entrepreneurs ont créé 46 licornes… mais aux États-Unis. Seulement 18 en France.
La fiscalité sur les capitaux et sur les hauts salaires, pourtant indispensable pour attirer les meilleurs ingénieurs mondiaux, reste parmi les plus élevées du monde. Une situation qui ne pourrait qu’empirer en cas d’instauration de la suicidaire taxe Zucman, agitée sans discernement ces dernières semaines, et qui s’en prend directement au capital des entreprises.
Pendant ce temps, la compétition ne s’arrête pas. La Chine, en État stratège omniprésent, injecte des milliards dans ses pépites nationales, tandis que les États-Unis gardent une avance confortable en capacité de calcul et en capitaux disponibles. Même des pays comme les Émirats arabes unis ou Singapour se positionnent agressivement sur le secteur, tandis que l’Inde, pourtant très dépendante du secteur informatique, semble avoir totalement raté le virage IA.
Alors oui, l’Europe a en partie raté la révolution numérique des années 2000. Mais l’histoire ne se répète jamais à l’identique. Nous avons des start-ups qui maîtrisent les fondamentaux. Un écosystème se met en place, des champions émergent. Tirons les leçons du passé pour les aider à grandir.
Mais attention, il serait tragique de saboter cette dynamique par frilosité fiscale ou rigidité réglementaire. L’enjeu n’est pas seulement économique — même si les emplois qualifiés et les exportations futures se jouent maintenant. Il est aussi stratégique : dans un monde où l’IA va structurer tous les secteurs, de la santé à la défense en passant par l’éducation, ne pas avoir nos propres fleurons, c’est accepter de dépendre entièrement de puissances étrangères.
Les Européens qui s’inquiètent de la domination américaine sur nos vies numériques devraient être les premiers à soutenir nos start-ups d’IA et nos acteurs du cloud souverain. Ceux qui veulent protéger nos données personnelles devraient applaudir Mistral. Ceux qui rêvent de souveraineté technologique devraient faciliter, pas entraver ni dénigrer, l’essor de notre écosystème.
L’Europe a longtemps été spectatrice. Aujourd’hui, elle est sur scène. À nous de lui donner les moyens de jouer les premiers rôles plutôt que de lui couper les jambes au moment où elle s’élance enfin.
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Même si le cirque semble reprendre de manière désespérée jusqu’à mercredi, après le retrait de Bruno Le Maire du casting, l’immédiate chute du gouvernement Lecornu s’imposait comme une évidence. Bien que cette rapidité laisse songeur et témoigne de l’aspect rédhibitoire de la simple idée que l’attelage ait pu exister. Surtout après les deux tentatives improductives de dribbler l’absence de possible, figurées par les passages de Michel Barnier et François Bayrou par la case Matignon. Le fruit d’une majorité parlementaire de plus en plus introuvable, minée par les incohérences internes du bloc central, qui peinent à masquer les divergences idéologiques et stratégiques entre macronistes purs et alliés de droite. Les oppositions, de leur côté, ont systématiquement refusé tout compromis, érigeant des lignes rouges sur des réformes clés comme les retraites, les allocations chômage, la taxe Zucman, ou le gel des prix de l’énergie. Des exigences délibérément impossibles à satisfaire, produites pour forcer un retour aux urnes, soit par une dissolution anticipée, soit par la démission d’Emmanuel Macron lui-même. Cette stratégie de blocage, calculée pour exploiter le vide institutionnel, n’a laissé aucune marge de manœuvre, transformant l’exercice de nomination en un échec prévisible et inévitable. Nous verrons mercredi ce qu’il en sera définitivement, mais, vraisemblablement, la messe est dite et de toute façon, sans Lecornu..
Gabriel Attal l’a bien résumé en qualifiant la séquence « de spectacle affligeant », un jugement partagé par une large part des Français qui assistent, impuissants, à une déliquescence politique accélérée. Un sentiment immédiatement confirmé par un sondage Elabe pour BFM TV, 86% de nos concitoyens estimant avoir assisté à « un spectacle navrant donné par la classe politique qui n’est pas à la hauteur de la situation ». Au-delà du fiasco immédiat, cette crise aggrave la dégradation de l’image de la France sur la scène internationale, où nos partenaires, de Bruxelles à Washington, observent avec inquiétude – ou ironie gourmande – un pays autrefois pilier de l’Europe, désormais enlisé dans l’instabilité. Si cela était encore possible, elle accentue encore la défiance des citoyens envers la politique, perçue comme un théâtre d’egos et de postures, éloignant un peu plus les électeurs des urnes et favorisant l’abstention ou les votes protestataires. Plus grave encore, elle accélère l’ascension des forces populistes, en progression partout sur le continent. Comme nous l’avons encore constaté en Tchéquie ces derniers jours – mais aussi en Géorgie -, après les législatives ayant vu le parti ANO d’Andrej Babiš, populiste et eurosceptique, remporter la victoire avec 35 % des voix et 80 sièges sur 200, reléguant les coalitions pro-européennes au second plan et promettant une réduction de l’aide à l’Ukraine tout en défiant les institutions de l’UE.
En France, une dissolution ou la démission du président ne feraient que perpétuer ce cycle, alors que nulle autre solution n’existe pourtant. Le pays est piégé, soit promis au Rassemblement national, par la voie des urnes, soit au chaos souhaité par l’extrême gauche, par celle de la rue. À moins que ne se réalise la fameuse « union des droites », un euphémisme validant la dernière étape de l’effacement des digues déjà branlantes entre la droite républicaine et son versant extrême. Une situation exacerbée par les jeux d’apprentis sorciers inconséquents d’un Emmanuel Macron aperçu seul sur les quais de Paris à la suite de la défection de Sébastien Lecornu.
Cette instabilité interne profite directement aux puissances étrangères qui misent sur la fragilisation de la France et de l’Europe. Les États-Unis, sous une administration de plus en plus isolationniste, nous regardent avec un mépris conquérant, voyant dans notre chaos une opportunité de rééquilibrer les alliances atlantiques à leur avantage exclusif, en imposant des termes plus favorables dans les négociations commerciales ou sécuritaires. Mais c’est surtout la Russie qui tire les marrons du feu. Notre inconséquence politique lui mâche le travail de sa guerre hybride à notre encontre. Depuis janvier 2025, Moscou orchestre une offensive informationnelle massive contre la France, avec des campagnes de désinformation sophistiquées, comme l’a révélé un rapport de Viginum couvrant les six premiers mois de l’année. Ces opérations inondent les réseaux sociaux de faux contenus pour semer la division, discréditer notre soutien à l’Ukraine, et amplifier les narratifs internes de crise pour éroder la cohésion nationale. En fragilisant nous-mêmes Paris, nous offrons à Moscou un levier inespéré en faveur de ses ambitions.
Au cœur de ce grotesque indigne, où seul Sébastien Lecornu a fait preuve de dignité en remettant sa démission sans effusions théâtrales, les conséquences sociales et économiques pèsent comme une menace existentielle. Cette crise de régime s’ancre profondément dans l’incapacité persistante à adopter un budget pour 2025, forçant l’État à opérer sous une loi spéciale prorogeant les crédits de 2024, un palliatif qui paralyse toute action ambitieuse. Les retombées sont immédiates et multiformes : gel des investissements publics dans les infrastructures vitales, comme les réseaux de transport ou les équipements numériques, qui retarde la modernisation du pays ; report des aides sociales aux ménages vulnérables ; blocage des réformes en matière de formation professionnelle, laissant des milliers de travailleurs sans outils pour s’adapter aux mutations du marché du travail ; et une précarité accrue pour les services publics essentiels qui mine la cohésion sociale et alimente un sentiment d’abandon chez les citoyens les plus fragiles.
Les marchés financiers, impitoyables sentinelles de la stabilité, réagissent avec une défiance accrue, entraînant une hausse dramatique des taux d’intérêt sur la dette souveraine. L’OAT à 30 ans culmine à 4,523 % en septembre 2025, son plus haut depuis juin 2009, tandis que les taux à 8 ans ne cessent de grimper voisinant les 4 % en septembre, reflétant une prime de risque qui alourdit la charge annuelle de plusieurs milliards d’euros. Avec une dette publique dépassant les 115,6 % du PIB en septembre – soit 3 416 milliards d’euros –, ce seuil critique expose le pays à des dynamiques spéculatives potentiellement incontrôlables, où chaque point de hausse des taux ajoute des milliards à la facture. Cette vulnérabilité est amplifiée par les dégradations de la note souveraine. Fitch l’a abaissée à A+ le 12 septembre, soulignant notre fragilité budgétaire comme politique, et Moody’s pourrait lui emboîter le pas le 24 octobre, augmentant encore les coûts d’emprunt. Et cela tombe au pire moment, avec de prochaines échéances majeures de remboursement estimées à environ 50 milliards d’euros en obligations arrivant à maturité, à refinancer dans un climat de tension accrue qui pourrait précipiter une spirale vicieuse.
Le secteur privé subit aussi de plein fouet ces turbulences. Les faillites d’entreprises s’enchaînent en cascade, avec plus de 67 000 défaillances sur un an au deuxième trimestre 2025, en hausse de 3,5 % par rapport à 2024 et un pic de 10,6 % pour les PME dans les secteurs du commerce et des services, où la contraction de la demande et les coûts accrus d’emprunt étouffent les marges. L’investissement privé se contracte violemment, alors qu’il est indispensable pour financer la transition vers l’intelligence artificielle et défendre l’innovation, domaines où la France et l’Europe, certes de plus en plus réactifs, accusent encore un retard flagrant face aux géants américains et chinois – avec seulement 109 milliards d’euros mobilisés en février pour tenter de combler le fossé. Cette contraction menace directement l’emploi, avec des centaines de milliers de postes en péril dans les secteurs high-tech, de l’industrie et des services, freinant les embauches et aggravant le chômage au moment où la formation et la reconversion deviennent cruciales.
À l’instant où le monde impose une transformation structurelle profonde – numérisation accélérée des économies, recomposition des chaînes de valeur mondiales face aux tensions géopolitiques, adaptation au changement climatique, renforcement des souverainetés stratégiques en énergie, technologies et défense –, la France choisit le blocage et l’immobilisme politique. C’est une irresponsabilité absolue, qui non seulement hypothèque son avenir immédiat en l’exposant à des chocs financiers et sociaux, mais vole aussi aux générations futures leur droit à une nation compétitive, résiliente et prospère. En persistant dans cette voie, nous risquons, non pas une simple crise passagère, mais un déclin durable. Sans un sursaut collectif pour dépasser les clivages et prioriser l’intérêt national, le désastre ne sera plus une menace, mais une réalité. Et dans ce contexte, le pire danger serait de s’habituer au chaos, de banaliser le désordre pour en faire un contexte de vie ouvrant la porte à tous les déshonneurs, à toutes les solutions inhumaines considérées comme seules issues et regardées avec une froide indifférence… L’histoire a déjà été témoin de ces moments. Avant de pousser l’humanité à s’en excuser tardivement. Toujours trop tardivement…
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