L’illusion du paradis perdu
On confond souvent la préservation des inestimables services écosystémiques rendus par la biodiversité avec la sanctuarisation de la nature. On en vient à starifier le panda en négligeant le travail obscur de milliards de bactéries. Derrière ces constats se cache une interrogation plus profonde. Pourquoi protège-t-on la nature, et de quoi ?
La biodiversité n’est pas la nature, elle en est la mesure, la traduction scientifique et comptable. Mais dans le débat public, les deux se confondent. Définir, classer, mesurer : voilà pour la science. Comprendre pourquoi nous protégeons le vivant relève d’un autre registre, celui de la philosophie, qui conceptualise autant qu’elle questionne et tente de rendre consciente notre part de subjectivité. Ce chapitre quitte le terrain du microscope pour celui du miroir. Alors, que cherchons-nous vraiment dans la nature, et qu’y trouvons-nous ?
La nature, notre dernier mythe ?
La nature. Du latin natura, qui signifie à la fois “l’action de faire naître”, “l’état naturel d’une chose” et “l’ordre des choses”. Un mot qui désigne tout ensemble ce qui advient et ce qui est. Cette polysémie, on la retrouve dans notre relation à la nature. Chez Rousseau (Jean-Jacques), elle est pure et bonne ; chez Darwin, elle lutte et s’adapte ; chez Rousseau (Sandrine), elle souffre et réclame justice. Elle cristallise tour à tour notre nostalgie d’un paradis perdu et notre peur du monde que nous fabriquons. Elle est à la fois refuge et menace. Le mouvement romantique a célébré sa beauté sublime, à la fois apaisante et terrifiante. Aujourd’hui encore, cette ambivalence nous poursuit. Nous la divinisons tout en redoutant ses colères.
À mesure que les anciennes religions s’effacent, la nature tend à prendre leur place. Elle a ses prêtres, ses dogmes, ses rituels, ses péchés — polluer, consommer, croître. Ses apôtres parlent d’équilibre, de pureté, de “réparation du monde” — vocabulaire qui relève moins de la science que de la rédemption. Cette sacralisation du vivant révèle sans doute un besoin collectif de transcendance. Après avoir désenchanté le monde, nous l’avons re-sacralisé sous la forme du climat, du vivant ou de Gaïa.
Clément Rosset, philosophe du réel, rappelait pourtant dans L’Anti-nature que “l’idée de nature n’exprime jamais que les goûts et les préférences de celui qui l’invoque”. Elle ne décrit pas le réel, elle le juge. Elle devient un écran qui nous en éloigne. Dit autrement : si la nature devient un culte, peut-on encore la penser lucidement ?
Pourquoi protège-t-on ?
Protéger suppose un choix. Ce que l’on estime digne de l’être, et ce que l’on accepte de laisser disparaître. Mais sur quoi se fonde ce choix ? Sur l’émotion, sur la beauté, sur l’utilité ou sur le droit ? La frontière est floue. La loi tente d’en fixer les contours, mais elle reflète souvent les préférences morales et culturelles d’une époque plus que des critères écologiques. Nous sauvons les espèces qui nous touchent — le panda, la baleine, l’abeille — mais pas la vipère, le moustique ou le virus. Entre utilité et compassion, entre beauté et empathie, nous dessinons une hiérarchie sentimentale du vivant.
Peter Singer, figure de l’éthique animale, proposait d’étendre notre considération morale à tout être capable de souffrir. Sa vision est radicale. La valeur d’un être ne tiendrait plus à son intelligence ou à sa beauté, mais à sa sensibilité. Mais jusqu’où aller ? Devons-nous plaindre la punaise de lit ou le parasite ? Et que devient la responsabilité humaine si toute intervention devient suspecte ? Le risque est de confondre le respect du vivant avec une culpabilité universelle.

Entre l’utilitarisme, qui, selon Bentham, vise le plus grand bonheur du plus grand nombre, et la morale selon laquelle chaque être vivant compterait également, où tracer la limite ?
La nature faite homme ?
Avant de se rêver protecteur du vivant, l’homme a dû l’affronter. La nature n’était pas un havre, mais un champ de forces hostiles — le froid, la faim, les prédateurs, la maladie. Pendant des millénaires, survivre signifiait résister à la nature, la détourner, la dompter. C’est en la combattant que nous avons appris à la connaître, et c’est en la transformant que nous sommes devenus ce que nous sommes. Le feu, l’agriculture, l’abri, l’outil, la médecine furent autant de réponses à une hostilité primitive. Ce que nous appelons aujourd’hui “domination” fut d’abord une condition de survie.
Mais cette conquête a inversé la relation. À force de se protéger de la nature, l’homme a fini par se croire extérieur à elle. « L’humain, écrivait Merleau-Ponty, est un être pour qui tout est fabriqué et culturel. » Mais s’il est à la fois nature et culture, peut-on vraiment opposer l’homme au monde qu’il transforme ? Nos villes, nos machines, nos champs, nos usines ne sont-ils pas eux aussi des écosystèmes ? Si l’homme fait partie de la nature, ses créations — même artificielles — ne devraient-elles pas être vues comme des prolongements du vivant, au même titre que la toile de l’araignée ou le barrage du castor ?
Créer, transformer, inventer : ce sont peut-être aussi des fonctions vitales de l’humanité, non des fautes contre la nature, mais l’expression de sa propre vitalité. L’homme modifie la nature parce que c’est sa manière d’en faire partie — non de s’en extraire. Tout comme le castor et les fourmis. Mais plus nous “travaillons” sur le vivant, plus nous contrarions — ou stimulons — sa résistance. Comme le rappelait le médecin Xavier Bichat, « la vie est l’ensemble des fonctions qui résistent à la mort ».
L’agriculture, la sélection, la génétique, la déforestation, la reforestation : tout acte humain est une expérience sur un organisme planétaire dont nous faisons partie.
Les droits de la nature ?
Depuis quelques années, certains fleuves ou forêts se voient reconnaître une “personnalité juridique”. Derrière ces gestes symboliques se cache un besoin de réenchanter le lien entre droit et nature. Mais la nature lit-elle nos constitutions ? En attribuant des droits à la Terre, ne reconnaissons-nous pas, au fond, qu’elle n’en a que parce que nous lui en conférons ? Et, ce faisant, ne réduisons-nous pas la portée même de ce que nous prétendons sanctuariser ?
La nature n’a pas de morale. Elle crée, détruit, recommence. C’est nous qui y projetons la nôtre. Spinoza l’avait déjà vu : une même chose peut être bonne, mauvaise ou indifférente selon le point de vue. Un feu détruit une forêt et nourrit le sol ; un barrage inonde un marais et crée un lac plein d’oiseaux. Peut-on dire où se situe le bien absolu ? L’éthique écologique doit peut-être accepter cette relativité : toute action a des effets contraires, toute protection a un coût.
Hannah Arendt rappelait que l’être humain est hanté par deux angoisses : l’imprévisibilité et l’irréversibilité. Or la biodiversité cristallise les deux. Nous ne savons pas toujours où mènent nos interventions, et nous ne pouvons revenir en arrière. Agir malgré l’incertitude, n’est-ce pas là, finalement, le vrai défi ?
L’adieu au jardin d’Éden
Nous rêvons souvent d’une nature originelle, intacte, antérieure à l’homme. Mais cette nature-là n’a jamais existé. La vie n’a cessé de se transformer, de conquérir, d’exclure ; les extinctions massives l’ont toujours façonnée. Ce que nous appelons “crise de la biodiversité” n’est pas la fin du vivant, mais la mise en crise de notre propre rapport à lui.
Le “péché” écologique consiste peut-être à vouloir transformer nos croyances collectives — autrement dit notre culture — en lois. Certaines de ces croyances reposent sans doute sur des intuitions justes. Il faut cependant qu’elles passent par le tamis de la science avant de devenir des normes.
La nature était là bien avant nous, et elle sera encore là après nous. Elle n’a pas besoin de notre secours pour survivre, mais nous avons besoin d’elle pour vivre. Sauver la nature, en réalité, c’est préserver les conditions de notre propre existence : les sols, l’eau, l’air, les équilibres et toute la machinerie complexe dont nous dépendons. Protéger le vivant n’est donc pas un geste de charité, mais une forme d’instinct de conservation — une lucidité plutôt qu’une générosité. C’est considérer la nature comme un sujet avec lequel il nous faut coopérer, pour la vie et la durabilité de l’espèce. Des espèces.
Entre le mythe du jardin d’Éden et la fuite en avant, il existe une voie plus raisonnée, plus raisonnable : celle d’une humanité consciente de sa puissance, mais aussi de ses limites. Ni démiurge, ni créature, ni pénitent, ni prédateur. Non pas maître du monde, mais son hôte ingénieux et lucide.
Cet article doit beaucoup aux apports philosophiques et à la relecture attentive de Lucille Garric, fondatrice de Tous Philosophes.
Grande série biodiversité, à retrouver tous les mardis sur lel.media !
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